Proust, le Temps retrouvé (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document
«
compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie.
Le chagrin finit par tuer.
A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe,
sous nos yeux.
Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait.
Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front, s’il n’y avait la
souffrance du cœur.
Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus
d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque
nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie,
s’ajouter à notre œuvre.
Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même
dégage subitement de la joie.
Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’Idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines Idées entrent d’abord en nous.
Mais il y a
plusieurs familles dans le groupe des Idées, certaines sont tout de suite des joies.
Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j’ai souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme
Elstir.
Même au point de vue intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas ce qu’elle méconnaissait : c’était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d’homme de lettres.
La valeur objective des arts est peu de
chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous.
Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de
sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse.
Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose
auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d’avoir fait souffrir n’aurait guère pu comprendre.
En tous cas ces trahisons ne manquent pas.
Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail.
Que l’intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir.
Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible.
Il faut que dans le bonheur
nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur.
Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les
malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit.
Source : Proust (Marcel), le Temps retrouvé, Paris Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1954.
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