Peut-on mentir?
Publié le 03/04/2011
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Si la loi punit l’usage des faux-papier d’identité ou les faux témoignages, elle n'inquiète pas les marchands d'illusions ou celui qui, pour épater des amis, s’invente des exploits qu’il n’a pas accomplis. Il est en effet des mensonges que la loi ne réprouve pas. Pourtant chacun apprend, par son éducation, qu'il est "laid" de mentir et que l'honnêteté et la sincérité sont des vertus morales qu'il faut cultiver. Mais chacun découvre aussi qu'il n'est pas bon de dire à autrui tout ce qu'il a sur le coeur et qu'en certaines circonstances il est même recommandé de mentir: par exemple mentir à quelqu'un pour ne pas le blesser ou lui épargner des souffrances, comme cacher la vérité à une personne atteinte d'une grave maladie. Comment se repérer dans toutes ces situations où le mensonge est tantôt condamné, tantôt justifié. Est-il certain par exemple qu'un mensonge bienveillant soit toujours légitime? Ne peut-on lui opposer un droit fondamental de la personne à la vérité? Ainsi nous voudrions savoir ce que vaut, en définitive, la règle qui condamne le mensonge. Est-elle sacrée? Est-elle simplement utile? Si oui, quelle sorte d'utilité a-telle? Peut-elle tolérer des exceptions?
***
On peut mentir par intérêt personnel (pour se soustraire à une punition ou obtenir un avantage); mentir pour nuire à quelqu'un (faire circuler à son sujet une fausse information afin de salir sa réputation); mentir enfin pour servir l'intérêt d'autrui (s'accuser d'un crime à la place d'un autre). Dans tous les cas, mentir à quelqu'un revient à le manipuler pour lui inspirer une opinion ou une décision. C'est pourquoi personne n'aime apprendre qu'il a été trompé. Quand le cas se présente, et que nous avons démasqué un menteur, nous souffrons d' avoir été commeune «chose« entre ses mains. Nous lui en voulons de nous a voir fait penser ou choisir ce que nous n'aurions ni pensé ni choisi si nous avions su la vérité. Mais si l'intention du menteur est bienveillante, devrons nous tempérer notre reproche? Pas davantage! De quel droit, par exemple, un médecin empêcherait-il un homme de savoir qu'il est gravement malade et promis à une mort prochaine? Simplement parce que pétri de compassion , le médecin souhaiterait lui épargner une souffrance morale jugée par lui insupportable? Mais l'intention ne fait pas la valeur de l'action. En voulant bien faire, on peut faire le pire. Le pire, ici, est une atteinte à la liberté du patient. C'est pourquoi nous louons cette loi qui oblige le médecin à donner « à la personne qu'il soigne, une information loyale « (Art 32 du Code de déontologie médicale). Et ce que nous revendiquons pour le malade s'applique aussi au citoyen: pour exercer pleinement sa citoyenneté, il est nécessaire que chacun soit informé par une presse libre et honnête, soucieuse de ne rien cacher qui puisse empêcher l'exercice du libre jugement. De ce droit à la vérité (qui doit être limité aux seules vérités auxquelles nous puissions légitimement prétendre) dépend en effet la liberté de choix du citoyen. Le mensonge doit par conséquent être proscrit et vu comme une atteinte grave à cette liberté. Mais ce droit de savoir est-il valable dans toutes les situations? Peut-on nier qu'il est «des transparences qui, selon le mot de Jacques Ricot, perforent les âmes et les corps«. Toutes les personnes sont-elles prêtes à accueillir toutes les vérités? Il est à craindre, comme le fait remarquer Jankélévitch, qu'en disant la vérité à un enfant gravement malade, on ajoute à sa souffrance «la torture du désespoir« ( Traité des vertus). N'est-ce pas, du reste, pour de semblables motifs, que beaucoup de parents s'évertuent à parer l'esprit de leurs petits de tout une série de croyances joyeuses afin qu'ils ne voient pas la cruelle réalité de la vie. Ils la verront assez tôt, pensent-ils. En attendant, qu'ils soient épargnés! Même si pour cela, il faudra leur mentir et les bercer d'illusions. Comment concilier le droit à la vérité de chacun et le souci de ne pas faire souffrir celui à qui cette vérité s'adresse? En considérant qu'entre les deux, il existe une position médiane: mentir provisoirement en attendant le moment propice pour dire ce que l'on avait à dire. Car enfin, la vérité n'est pas «enfermée dans la brutalité d'un énoncé« (Ricot). On peut la révéler par pallier, dans une «lente et précautionneuse progression« (Ricot). On sauve ainsi le droit à la vérité et, pour reprendre une formule de J Ricot, on refuse à celui qui a une mauvaise nouvelle à annoncer «un droit de violence«, c'est- à-dire le droit de dire la vérité sans précaution. Jusque-là, nous avons condamné le mensonge au nom d'un droit fondamental accordé à l'individu. Mais cette condamnation tient-elle toujours si on l'évalue du point de vue de son utilité sociale? Oui, car une société, qui est basée sur des échanges et des contrats, s'auto-détruirait si le mensonge n’y était pas rejeté et condamné. Aucune économie ne verrait le jour s’il était habituel de ne pas respecter les contrats passés. Aucun échange intellectuel, aucune éducation non plus, sans une confiance mutuelle à laquelle on puisse adhérer. C'est pourquoi tout doit être fait, dans la République, pour décourager la non exécution des conventions. Il s'agit d'instaurer les conditions pour que le statut de la parole prononcée, de l'engagement pris, du savoir délivré acquiert une valeur aux yeux du plus grand nombre. Le contraire impliquerait une méfiance et une défiance de tous à l'égard de tous et nous entraînerait dans un état de nature invivable. Mais dans le même temps, et paradoxalement, être toujours sincère semble mettre en danger l'harmonie sociale. «Quoi? interroge Alain, je dois dire à mon ami que je lui vois l'amaigrissement, la fatigue, la vieillesse, de plats discours (…) Vais-je même lui dire que je pense à une faute depuis longtemps pardonnée, si j'y pense?« Il n'y a guère d'idéologies plus antisociales que celle de la franchise à tout prix, pourtant souvent défendue par nombre d'adolescents. En réalité, le besoin de dire à autrui tout ce qui nous vient à la bouche témoigne d'un esprit grossier qui n'a pas encore intégréles règles élémentaires de la vie en société. Comme Alain, haïssons «cette fureur bavarde qui vous jette son humeur au visage«. Dès lors, si on comprend qu'il est moral de louer l'honnêteté et de condamner le mensonge, on comprend aussi qu'on puisse préconiser ce dernier s'il met en péril la cohésion sociale. Force est de reconnaître qu'un devoir coupé de son contexte et respecté aveuglément peut conduire au pire. C'est pourquoi il est bon que l'on s'interdise de rappeler à l'ami une faute ancienne, ou que l'on s'oblige à mentir à un criminel qui nous demande où se trouve l'homme qu'il poursuit. Mais ici, on veillera à ne pratiquer qu'un mensonge nécessaire. Il n'est donc pas recommandé de toujours mentir en faisant, par exemple, de toutes relations sociales une comédie permanente. Il faut que l'on puisse continuer de croire qu'au-delà des codes et des règles de savoir-vivre, il y a une place pour les amitiés sincères. To ut efo i s, u n e r èg le mo r ale q ui to lèr e aut ant d ' exce p t i o n s a-t-elle encore une valeur? Ne l'avons-nous pas tant affaiblie qu'à son sujet chacun pourra décréter, selon sa fantaisie, qu'il peut tantôt la respecter, tantôt y déroger au nom d'une cause jugée par lui légitime? C'est un risque dont il faut tenir compte et dont Kant rappelle, dans sa célèbre controverse avec Benjamin Constant, toute la portée. En effet, c'est la source même du droit qui se trouve ici disqualifiée! Aucune société humaine basée sur les contrats, rappelle Kant, ne peut exister si aucune valeur ne peut plus être accordée à la parole donnée. Et si je crois m'en sortir en arguant que mon mensonge profite à tel individu, j'oublie peut-être trop facilement qu'il nuit en réalité à toute l'humanité, puisque je contribue à détruire ce par quoi, seulement, une entente entre les hommes peut exister. Aussi, s'interdire de mentir, dit Kant, est «un commandement de la raison qui est sacré, absolument impératif« qui ne souffre aucune exception. Nous voilà bien avancés! Et il semble bien que notre réflexion, en définitive, nous ait conduit à une aporie. Sont mises dos à dos, ici, deux morales apparemment inconciliables: celle formaliste et rigoriste d'un Kant qui fait de la loi morale un objet sacré, et celle «utilitariste« d'un Benjamin Constant, ou d'un J Stuart Mill qui fait de cette même loi un instrument, et rien qu'un instrument au service du bien-être des hommes. C'est cette dernière option, finalement, qui emportera notre adhésion tant il est vrai que les hommes et les situations auxquels toute morale voudrait s'appliquer ne peuvent se laisser enfermer dans quelques formules abstraites et absolues. Il faut savoir parfois désobéir à la morale, et cette désobéissance n'est envisageable que si la loi qu'on se donne n'a pas été sacralisée. C'est dans cette perspective utilitariste et pragmatique, que nous examinerons désormais le point de vue du gouvernant. Ce dernier, en effet, peut-il exercer pleinement sa mission s'il est soumis à l'obligation de ne jamais mentir, et d'une façon plus élargie, s'il est soumis aux mêmes règles morales que l'ensemble des gouvernés? Certes, comme le dit Machiavel, «il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole«. Cependant, c'est une tâche extrêmement difficile que de gouverner un Etat dont la stabilité n'est jamais assurée pour toujours. A tout moment, en effet, la guerre civile peut embraser les peuples et jeter ces derniers dans les pires violences. A tout moment, le prince peut et doit craindre de se voir destitué par d'autres qui voudraient gouverner à sa place. Pourrait-il se maintenir au pouvoir et assurer la stabilité de l'Etat s'il n'était constamment méfiant et plus rusé que tous ceux qui cherchent à le renverser? Rien n'est moins sûr. Il faut, conseille Machiavel, que le Prince sache agir «en renard«, afin de déjouer les pièges qu'on lui tend et de mettre hors d'état de nuire ceux qui menacent l'Etat. Il est donc préconisé qu'un prince sache mentir et n'hésite pas à le faire. Sans doute les recommandations de Machiavel choqueraient aujourd'hui, mais elles avaient, en leur temps, une réelle utilité. L'Etat dont le prince avait la charge était sévèrement menacé de désintégration. Nos démocraties modernes semblent construites sur de plus solides bases. Quoiqu'il en soit, le mensonge politique doit être jugé aussi sévèrement que celui qui est pratiqué par le simple citoyen. Seule l'utilité (ici exclusivement politique) peut autoriser, en effet, un chef d'Etat à mentir. Ainsi on a raison de reprocher à un souverain ses mensonges quand ils ne servent que sa convenance personnelle, ou l'intérêt de ses amis. Cette pratique a pour effet de discréditer toute la vie politique et conduit immanquablement à rompre la confiance entre des citoyens et leurs représentants.
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Pour conclure, nous dirons que l’honnêteté est une vertu et que respecter le règle qui interdit de mentir crée un climat social de confiance qui sert, finalement, l’intérêt de chacun. Nous tolèrerons cependant des exceptions lorsque le mensonge est au service d’un intérêt légitime. Mais nous serons vigilants car, reprenant la mise en garde de J S Mill : « Pour que l'exception ne soit pas élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites «. C'est peut-être une réponse que nous pourrions faire à Kant: trouver le moyen de sauver la règle qui condamne le mensonge en fixant clairement les limites dans lesquelles on pourra s'y soustraire. Il faudrait pour cela définir à quelles conditions un homme peut revendiquer un droit de savoir et par suite, l'interdiction qu'on lui mente.
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puisse préconiser ce dernier s'il met en péril la cohésion sociale.
Force est de reconnaître qu'un devoir coupé de son contexte etrespecté aveuglément peut conduire au pire.
C'est pourquoi il est bon que l'on s'interdise de rappeler à l'ami une faute ancienne,ou que l'on s'oblige à mentir à un criminel qui nous demande où se trouve l'homme qu'il poursuit.
Mais ici, on veillera à nepratiquer qu'un mensonge nécessaire.
Il n'est donc pas recommandé de toujours mentir en faisant, par exemple, de toutesrelations sociales une comédie permanente.
Il faut que l'on puisse continuer de croire qu'au-delà des codes et des règles desavoir-vivre, il y a une place pour les amitiés sincères.
To ut efo i s, u n e r èg le mo r ale q ui to lèr e aut ant d ' exce p t i o n s a-t-elle encore une valeur? Ne l'avons-nous pas tant affaiblie qu'à son sujet chacun pourra décréter, selon sa fantaisie, qu'il peuttantôt la respecter, tantôt y déroger au nom d'une cause jugée par lui légitime? C'est un risque dont il faut tenir compte et dontKant rappelle, dans sa célèbre controverse avec Benjamin Constant, toute la portée.
En effet, c'est la source même du droit quise trouve ici disqualifiée! Aucune société humaine basée sur les contrats, rappelle Kant, ne peut exister si aucune valeur ne peutplus être accordée à la parole donnée.
Et si je crois m'en sortir en arguant que mon mensonge pro fite à tel individu, j'oublie peut-être trop facilement qu'il nuit en réalité à toute l'humanité, puisque je contribue à détruire ce par quoi, seulement, une entente entreles hommes peut exister.
Aussi, s'interdire de mentir, dit Kant, est «un commandement de la raison qui est sacré, absolumentimpératif» qui ne souffre aucune exception.
Nous voilà bien avancés! Et il semble bien que notre ré flexion, en dé finitive, nous aitconduit à une aporie.
Sont mises dos à dos, ici, deux morales apparemment inconciliables: celle formaliste et rigoriste d'un Kantqui fait de la loi morale un objet sacré, et celle «utilitariste» d'un Benjamin Constant, ou d'un J Stuart Mill qui fait de cette mêmeloi un instrument, et rien qu'un instrument au service du bien-être des hommes.
C'est cette dernière option, finalement, quiemportera notre adhésion tant il est vrai que les hommes et les situations auxquels toute morale voudrait s'appliquer ne peuvent selaisser enfermer dans quelques formules abstraites et absolues.
Il faut savoir parfois désobéir à la morale, et cette désobéissancen'est envisageable que si la loi qu'on se donne n'a pas été sacralisée.
C'est dans cette perspective utilitariste et pragmatique, quenous examinerons désormais le point de vue du gouvernant.
Ce dernier, en effet, peut-il exercer pleinement sa mission s'il estsoumis à l'obligation de ne jamais mentir, et d'une façon plus élargie, s'il est soumis aux mêmes règles morales que l'ensemble desgouvernés? Certes, comme le dit Machiavel, «il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole».
Cependant, c'est une tâcheextrêmement dif ficile que de gouverner un Etat dont la stabilité n'est jamais assurée pour toujours.
A tout moment, en effet, laguerre civile peut embraser les peuples et jeter ces derniers dans les pires violences.
A tout moment, le prince peut et doitcraindre de se voir destitué par d'autres qui voudraient gouverner à sa place.
Pourrait-il se maintenir au pouvoir et assurer lastabilité de l'Etat s'il n'était constamment mé fiant et plus rusé que tous ceux qui cherchent à le renverser? Rien n'est moins sûr.
Ilfaut, conseille Machiavel, que le Prince sache agir «en renard», a fin de déjouer les pièges qu'on lui tend et de mettre hors d'étatde nuire ceux qui menacent l'Etat.
Il est donc préconisé qu'un prince sache mentir et n'hésite pas à le faire.
Sans doute lesrecommandations de Machiavel choqueraient aujourd'hui, mais elles avaient, en leur temps, une réelle utilité.
L'Etat dont le princeavait la charge était sévèrement menacé de désintégration.
Nos démocraties modernes semblent construites sur de plus solidesbases.
Quoiqu'il en soit, le mensonge politique doit être jugé aussi sévèrement que celui qui est pratiqué par le simple citoyen.Seule l'utilité (ici exclusivement politique) peut autoriser, en effet, un chef d'Etat à mentir.
Ainsi on a raison de reprocher à unsouverain ses mensonges quand ils ne servent que sa convenance personnelle, ou l'intérêt de ses amis.
Cette pratique a pour effetde discréditer toute la vie politique et conduit immanquablement à rompre la con fiance entre des citoyens et leurs représentants.
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Pour conclure, nous dirons que l'honnêteté est une vertu et que respecter le règle qui interdit de mentir crée un climat social decon fiance qui sert, finalement, l'intérêt de chacun.
Nous tolèrerons cependant des exceptions lorsque le mensonge est au serviced'un intérêt légitime.
Mais nous serons vigilants car, reprenant la mise en garde de J S Mill : « Pour que l'exception ne soit pasélargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et,si possible, en marquer les limites ».
C'est peut-être une réponse que nous pourrions faire à Kant: trouver le moyen de sauver larègle qui condamne le mensonge en fixant clairement les limites dans lesquelles on pourra s'y soustraire.
Il faudrait pour cela dé finir à quelles conditions un homme peut revendiquer un droit de savoir et par suite, l'interdiction qu'on lui mente..
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