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Perec, la Vie mode d'emploi (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Perec, la Vie mode d'emploi (extrait). Toute l'oeuvre de Perec se place sous le signe du jeu et de l'intertextualité. Imaginant pour son dernier livre « un immeuble parisien dont la façade a été enlevée de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles «, il fait de la Vie mode d'emploi un roman-puzzle dont les récits successifs -- inventaires de lieux ou d'objets, fragments de vies -- sont autant de pièces à ordonner et à enchevêtrer par la lecture. La Vie mode d'emploi de Georges Perec (chapitre 35, « La loge de la concierge «) Madame Claveau fut la concierge de l'immeuble jusqu'en mille neuf cent cinquante-six. C'était une femme de taille moyenne, aux cheveux gris, à la bouche mince, toujours coiffée d'un fichu couleur tabac, toujours vêtue (sauf les soirs de réception où elle tenait le vestiaire) d'un tablier noir avec des petites fleurs bleues. Elle surveillait la propreté de son immeuble avec autant de soin que si elle en avait été propriétaire. Elle était mariée à un livreur de chez Nicolas qui parcourait Paris en tricycle, la casquette crânement penchée sur l'oreille, le mégot au coin des lèvres, et que l'on voyait parfois, sa journée terminée, ayant troqué son blouson de cuir beige tout craquelé contre une veste molletonnée que Danglars lui avait laissée, donner un coup de main à sa femme en faisant briller les cuivres de la cage de l'ascenseur ou en passant au blanc d'Espagne le grand miroir du vestibule sans cesser de siffloter le succès du jour, La Romance de Paris, Ramona, ou Premier rendez-vous. Ils avaient un fils, prénommé Michel, et c'est pour lui que Madame Claveau demandait à Winckler les timbres des paquets que Snautf lui envoyait deux fois par mois. Michel se tua dans un accident de moto, à dix-neuf ans, en 1955, et sa mort prématurée ne fut sans doute pas étrangère au départ de ses parents l'année suivante. Ils se retirèrent dans le Jura. Morellet prétendit longtemps qu'ils avaient ouvert un café qui avait tout de suite périclité parce que le père Claveau avait pratiquement bu son fonds au lieu de le vendre, mais c'est un bruit que personne ne confirma ni n'infirma jamais. Ils furent remplacés par Madame Nochère. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle venait de perdre son mari, un sergent-chef de carrière, de quinze ans plus âgé qu'elle. Il mourut à Alger, non pas dans un attentat, mais des suites d'une gastro-entérite consécutive à une absorption exagérée de petits morceaux de gomme, non pas de gomme à mâcher ce qui n'aurait pu avoir un effet aussi néfaste, mais de gomme à effacer. Henri Nochère était en effet adjoint au sous-chef du bureau 95, c'est-à-dire de la section « Statistiques « de la Division « Études et Projets « du Service des Effectifs de l'État-Major Général de la X e Région Militaire. Son travail, plutôt tranquille jusqu'à 1954-1955, devint, à partir des premiers rappels de soldats du contingent, de plus en plus préoccupant et Henri Nochère, pour calmer son énervement et son surmenage, se mit à suçoter ses crayons et à mâcher ses gommes tout en recommençant pour la énième fois ses interminables additions. Ces pratiques alimentaires, inoffensives tant qu'elles restent dans des limites raisonnables, peuvent se révéler nocives en cas d'abus, car les minuscules fragments de gomme involontairement absorbés provoquent des ulcérations et des lésions de la muqueuse intestinale d'autant plus dangereuses qu'elles sont longtemps indécelables et que de ce fait il n'est pas possible de dresser suffisamment à temps un diagnostic correct. Hospitalisé pour « troubles d'estomac «, Nochère mourut avant même que les médecins n'eussent vraiment compris de quoi il souffrait. En fait, son cas serait resté une énigme médicale si, dans le même trimestre et vraisemblablement pour les mêmes raisons, l'adjudant Olivetti, du bureau d'incorporations d'Oran, et le brigadier-chef Margueritte, du Centre de Transit de Constantine, n'étaient morts dans des conditions presque identiques. De là vient le nom de « Syndrome des Trois Sergents « qui n'est absolument pas correct du point de vue de la hiérarchie militaire, mais qui parle suffisamment à l'esprit pour qu'on continue à l'employer à propos de ce type d'affection. Madame Nochère a aujourd'hui quarante-quatre ans. C'est une femme toute petite, un peu boulotte, volubile et serviable. Elle ne ressemble absolument pas à l'image que l'on se fait habituellement des concierges ; elle ne vocifère ni ne marmonne, ne vitupère pas d'une voix criarde contre les animaux domestiques, ne chasse pas les démarcheurs (ce que d'ailleurs plusieurs copropriétaires et locataires auraient plutôt tendance à lui reprocher), n'est ni servile ni cupide, ne fait pas marcher sa télévision toute la journée et ne s'emporte pas contre ceux qui descendent leur poubelle le matin ou le dimanche ou qui font pousser des fleurs en pots sur leur balcon. Il n'y a rien de mesquin en elle, et la seule chose que l'on pourrait lui reprocher serait peut-être d'être un peu trop bavarde, un peu envahissante même, voulant toujours tout savoir des histoires des uns et des autres, toujours prête à s'apitoyer, à aider, à trouver une solution. Tout le monde dans l'immeuble a eu l'occasion d'apprécier sa gentillesse et a pu, à un moment ou à un autre, partir tranquille en sachant que les poissons rouges seraient bien nourris, les chiens promenés, les fleurs arrosées, les compteurs relevés. Une seule personne dans l'immeuble déteste vraiment Madame Nochère : c'est Madame Altamont, pour une histoire qui leur est arrivée un été. Madame Altamont partait en vacances. Avec le souci d'ordre et de propreté qui la caractérise en tout, elle vida son réfrigérateur et fit cadeau de ses restes à sa concierge : un demi-quart de beurre, une livre de haricots verts frais, deux citrons, un demi-pot de confiture de groseilles, un fond de crème fraîche, quelques cerises, un peu de lait, quelques bribes de fromage, diverses fines herbes et trois yaourts au goût bulgare. Pour des raisons mal précisées, mais vraisemblablement liées aux longues absences de son mari, Madame Altamont ne put partir à l'heure initialement prévue et dut rester chez elle vingt-quatre heures de plus ; elle retourna donc voir Madame Nochère et lui expliqua, d'un ton à vrai dire plutôt embarrassé, qu'elle n'avait rien à manger pour le soir et qu'elle aimerait bien récupérer les haricots verts frais qu'elle lui avait donnés le matin même. « C'est que, dit Madame Nochère, je les ai épluchés, ils sont sur le feu. « « Que voulez-vous que j'y fasse ? « répliqua Madame Altamont. Madame Nochère monta elle-même à Madame Altamont les haricots verts cuits et les autres denrées qu'elle lui avait laissées. Le lendemain matin, Madame Altamont partant, cette fois-ci pour de bon, redescendit à nouveau ses restes à Madame Nochère. Mais la concierge les refusa poliment. Source : Perec, la Vie mode d'emploi, Paris, Hachette, 1978. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. 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