Péguy, Cahiers de la quinzaine (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document
«
— Plus je vais, répondit gravement le docteur, moins je crois à l’efficacité d’une révolution sociale extraordinaire soudaine, improvisée merveilleuse, avec ou sans fusils et dictature impersonnelle — et plus je crois à l’efficacité d’un
travail social modeste, lent, moléculaire, définitif.
Mais je ne sais pas pourquoi vous abordez d’aussi grosses questions, que vous avez vous-même réservées, quand je vous demande seulement des renseignements sur les raisons et sur les
sentiments que vous avez eus la semaine passée.
— Pardonnez-moi, citoyen qui découpez des interrogations : pardonnez-moi d’échapper parfois à vos limites provisoires ; pardonnez-moi sur ce que le réel n’est pas seulement fait pour se conformer à nos découpages.
Mais ce sont nos
découpages qui parfois sont conformes aux séparations du réel, et souvent sont arbitraires.
— Particulièrement arbitraires quand nous traitons des hommes et des sociétés qu’ils ont formées.
— Avez-vous au moment du danger pensé à ceci : à l’immortalité de l’âme ou à sa mortalité ?
— Non, docteur, puisque je vous ai dit que je ne me représentais pas que je partirais, que je quitterais, qu’ensuite je serais sans doute absent.
Quand j’étais en province au lycée, en ma première philosophie, un professeur âgé, blanc,
honorable, très bon, très doux, très clair, très grave, à la parole ancienne, aux yeux profondément tristes et doux, nous enseignait.
Nous lui devons plus pour nous avoir donné l’exemple d’une longue et sérieuse vie universitaire que pour
nous avoir préparés patiemment au baccalauréat.
Il traitait simplement et noblement devant nous les questions du programme.
L’immortalité de l’âme était sans doute au programme.
Il traita devant nous de l’immortalité de l’âme.
Il ne
s’agissait de rien moins que de savoir si son âme à lui, à lui qui promenait régulièrement son corps en long et en long dans la classe, et qui plaçait régulièrement le pied de son corps sur les carreaux en brique de la classe, — donc il
s’agissait de savoir si son âme à lui était immortelle ou mortelle ; et il ne s’agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous, qui utilisions diligemment les mains de nos corps à copier fidèlement le cours, — il ne s’agissait pas moins de
savoir si nos âmes à nous étaient immortelles ou mortelles.
Ce fut un grand débat.
Le professeur équitable nous présenta les raisons par quoi nous pouvons penser que les âmes humaines sont immortelles ; puis il nous présenta les raisons
par quoi nous pouvons à la rigueur penser que nos âmes humaines sont mortelles : et dans ce cours de philosophie austère et doux les secondes raisons ne paraissaient pas prévaloir sur les premières.
Le professeur équitable penchait
évidemment pour la solution de l’espérance.
Tout l’affectueux respect que nous lui avons gardé ne nous empêchait pas alors de réagir.
Continuant à protester contre la croyance catholique où l’on nous avait élevés, commençant à protester
contre l’enseignement du lycée, où nos études secondaires finissaient, préoccupés surtout de n’avoir pas peur, et de ne pas avoir l’air d’avoir peur, nous réagissions contre la complaisance.
Nous étions durs.
Nous disions hardiment que
l’immortalité de l’âme, c’était de la métaphysique.
Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l’âme était aussi de la métaphysique.
Aussi je ne dis plus rien.
Le souci que j’avais de l’immortalité individuelle, et qui selon les événements
de ma vie a beaucoup varié, me reste.
Mais l’attention que je donnais à ce souci a beaucoup diminué depuis que le souci de la mortalité, de la survivance et de l’immortalité sociale a grandi en moi.
Pour l’immortalité aussi je suis devenu
collectiviste.
— On ne peut se convertir sérieusement au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et, pour garder le mot, convertis.
[…]
Source : Péguy (Charles), Cahiers de la quinzaine, 1900-1914.
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