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« [...] Parmi tous ces résultats positifs, dus à un ensemble de causes et d'événements dont les croisades représentent l'aspect militaire (mais indissociable du social et du religieux [...]) il faut faire un sort particulier à la découverte progressive de l'Autre par les chrétiens d'Occident. La découverte a-t-elle été réciproque ?

Publié le 07/03/2011

Extrait du document

 « [...] Parmi tous ces résultats positifs, dus à un ensemble de causes et d'événements dont les croisades représentent l'aspect militaire (mais indissociable du social et du religieux [...]) il faut faire un sort particulier à la découverte progressive de l'Autre par les chrétiens d'Occident.

   La découverte a-t-elle été réciproque ? Il faut souligner d'emblée que chrétienté et Islam n'étaient pas sur la même ligne de départ en ce qui concerne la connaissance de l'Autre : le Prophète lui-même avait rencontré des ermites chrétiens, et les premiers musulmans (en dehors du groupe de tribus bédouines sorties de leur syncrétisme païen) étaient pour une bonne part des chrétiens convertis. Les Eglises chrétiennes d'Orient, nombreuses, vénérables et florissantes, étaient bien connues de leurs maîtres musulmans. De leur côté , les Byzantins se sont montrés assez vite capables de trouver des points de repère face à ce nouveau phénomène religieux : ce sont les évêques, leurs moines et leurs savants qui ont eu, les premiers, certaines informations sur l'Islam, par l'intermédiaire syrien, même s'ils ont longtemps sous-estimé le problème posé par cette nouvelle religion, tenue pour une forme bizarre et peu intéressante de barbarie. Les musulmans, eux, étaient parfaitement au courant de l'existence des roumi, les Byzantins, mais ils n'avaient aucune raison de s'intéresser aux lointains et rustiques farandji , les Francs ( seuls les Arabo-Berbères d'Espagne auront un premier contact avec eux dans les vingt premières années du VIII è siècle). Mais le fait que les farandji étaient chrétiens constituait déjà, pour l'Islam, une information tout à fait intelligible.

  En revanche, les chrétiens d'Occident n'avaient aucune idée claire sur laquelle ils pouvaient s'appuyer pour comprendre qui étaient ces nouveaux arrivants et ce qu'ils pensaient. Dans la tradition latine, conservée dans une large mesure mais peu diffusée, les Arabes étaient réputés molles , efféminés et corrompus ; et leur pays était l'Arabia  felix , la mystérieuse contrée des épices et du fabuleux Phénix, et celle où la Bible situait le royaume de la reine de Saba. Au bout de quelques décennies, tout devient plus clair : les razzias sarrasines sur les côtes occidentales n'étaient sans doute pas le meilleur moyen d'amorcer une rencontre amicale, mais elles ont dû apporter leur lot d'informations. Des épisodes comme les relations diplomatiques entre Charlemagne et certains wali espagnols ou avec le maître de Bagdad, la lettre de la marquise de Toscane au calife, les relations pour le moins ambigües entre les corsaires sarrasins et Hugues de Provence sont autant de signes que des lueurs de connaissance mutuelle filtraient à travers le brouillard d'une ignorance réciproque, mais inégalement distribuée entre les deux camps.

  En 1076, le pape Grégoire VII et l'émir Hammadide de Bougie échangent des ambassadeurs et des informations sur des questions touchant à la communauté chrétienne de cette ville. Dans sa lettre, le pontife écrit que « d'une manière différente, nous reconnaissons tous les deux un Dieu unique, et chaque jour nous Le louons et L'adorons comme créateur et souverain de l'univers «, ce qui témoigne d'une prise de conscience très explicite de la nature de la religion adverse.

  Et pourtant, on reste confondu devant l'image de l'Islam qui émerge des textes décrivant les musulmans au moment de la première croisade, non seulement ceux des chroniqueurs (d'ailleurs avares d'informations à ce sujet) mais surtout les poèmes épiques, dont il ne faut pas oublier qu'ils étaient rédigés ou recueillis dans des cercles totalement laïques ou presque, et qu'ils véhiculaient une propagande destinée aux laïcs et aux illettrés. 

La connaissance que l'Europe occidentale du XI è siècle avait de l'Islam était maigre, confuse, pleine de lacunes ; de plus, elle se répartissait en différents niveaux de savoir et d'utilisation, et elle était l'objet d'une médiation organisée qui en manipulait les contenus en fonction des milieux et des objectifs visés. Si, dans l'élite du clergé, on connaissait parfaitement le caractère monothéiste de la religion des Sarrasins, et même sa référence à Abraham, ce savoir devait être fort peu partagé, sauf en cas de contacts directs, inévitablement limités.

 Dans les textes épiques les plus anciens, c'est l'adjectif « païen « qui était presque toujours utilisé pour designer la religion de ceux qui, selon les cas (et avec de nombreuses variantes), étaient dits Sarrasins, Agaréniens, Ismailites, Arabes, Maures, Berbères, Turcs, Persans, « Azopards « (Ethiopiens) ou affublés de noms plus fantaisistes encore.

 Les protagonistes « païens « de ces histoires portent ordinairement des noms qui évoquent la magie et le démoniaque : Loquifer, Agrapart, Noiron, orgueilleux. Quand à leur aspect physique, il n'est presque jamais entièrement humain, ni même d'une humanité réduite à la pure férocité : les images qui prédominent  sont celles d'êtres surhumains - inhumains - antihumains .Souvent,  le païen  est un géant, comme dans la traduction antique (connus à travers les classiques latins), mais aussi comme le Goliath biblique (de plus, le gigantisme était une des caractéristiques habituelles du Démon). Et quand ils ne sont pas des géants les Sarrasins sont des êtres monstrueux, voire diaboliques : noirs, avec des cornes, grinçant des dents  (autant de traits qui persisteront longtemps dans l'iconographie). La couleur noire attribuée à la peau des païens appelle plusieurs remarques. Nul doute qu'elle puisse venir de fait que de nombreux Noirs d'Afrique servaient comme esclave ou comme soldats, surtout en Espagne et en Egypte. Ce n'est que relativement tard que l'on associera à cette couleur de peau d'autres caractéristiques négroïdes tels les cheveux crépus, les lèvres humides, le nez épaté : au départ le noir des Agareni est plutôt celui des Yéménites, des Nubiens, des gens du Sahara .Mais la couleur noire comporte aussi une connotation diabolique, née de la tradition apologétique et patristique, où les Démons étaient présentés comme des Egyptiens ou des Ethiopiens. A partir de cette image, vite enracinée, le mot maurus, désignant l'habitant de la Mauritanie est devenu non seulement un qualificatif ethnique (los moros en Espagne), mais aussi (avec quelques variantes dans les langues romanes et en Allemand) un terme désignant la couleur noire de la peau et des cheveux. Même les emblèmes que l'imaginaire chrétien attribue aux musulmans sont propres à terrifier et à évoquer le Démon : des serpents, des dragons, des scorpions.

   Parfois, les troupes païennes comptent aussi des Amazones (l'Arioste, et le Tasse s'en souviendront encore) ainsi que des centaures (sagittarii). Dans la Chanson de Roland, l'émir est aidé par des géants ; dans le Coronemenz Loois (une chanson élaborée entre la première et la deuxième croisade), le héros chrétien, Guillaume, doit se battre contre l'émir Corsolt, un géant dont les possessions sont situées au-delà de la mer Rouge. Mais Guillaume a pour ami et « frère d'armes « un autre géant, Renouard, qui est naturellement un bon chrétien, bien qu'il soit le fils du roi sarrasin Deramé, ce qui explique ses dimensions démesurées. Que tout Sarasin soit un suppôt du diable, les prodiges qui accompagnent sa mort le prouvent amplement : à peine est-il tombé dans la mêlée que des démons accourent pour emporter son âme. Si les chrétiens sont protégés par la puissance des reliques et des bénédictions, les Sarrasins, eux, doivent leur force à la magie, à des pierres précieuses et des herbes dotées  de pouvoirs secrets.

  Cet islam de la poésie épique, et donc la propagande, est une foi fausse et vicieuse (ce qui concordait avec ce qu'en disaient les clercs les mieux formés). Mais le contenu de cette fausseté et de cette méchanceté n'avait rien avoir avec les arguments apologétiques ou polémiques des théologiens. La poésie épique nourrissait de détails fabuleux des notions plutôt vagues : les Sarrasins adoraient des idoles monstrueuses, comme le colosse d'or de Cadix de la Chronique du Pseudo-Turpin ; ils révéraient Mahomet comme un dieu et l'inscrivaient dans une « antitrinité « blasphématoire aux côtés d'anciens dieux païens, ou de divinités aux noms fantaisistes, souvent  dérivés d'une onomastique démoniaque ou pseudo-scripturale.

  Quand à l'éthique de ces « païens « elle était à rebours de celle des chrétiens, et d'abord sur la question des plaisirs de la chair : on disait que les Sarrasins, pour obéir aux commandements de leur foi, étaient astreints à la pire débauche, tout cela à cause des mauvaises mœurs du fondateur de leur religion, lequel pour en éviter la honte, les avait rendues obligatoires en les inscrivant dans la loi religieuse. Au début du XIIIe siècle, un Jacques de Vitry allait jusqu'à dire que les Sarrasins les plus cultivés et les plus intelligents, ceux qui connaissaient aussi bien la littérature de l'Antiquité que les écritures chrétiennes, se seraient certainement convertis si la permissivité sexuelle voulue par Mahomet ne les retenait pas au sein de l'Islam. Cette thèse aura aussi pour elle l'autorité de saint Thomas d'Aquin ; c'est pour appâter ses fidèles que Mahomet leur aurait promis une sexualité effrénée, et qu'il aurait rendu licites  toutes formes d'actes libidineux. Pour autant, au-delà de ces exagérations fantaisistes, parfois jusqu'au grotesque, ce serait une erreur de penser qu'elles étaient  totalement arbitraires : parfois, à la base, il y a avait une vérité coranique, une intuition juste, la trace d'une mémoire  séculaire.

  Ainsi, sur la question du culte diabolique des musulmans, l'équivoque était probablement due à un glissement de sens intervenu dans certains termes ou concepts. Lorsque les Sarrasins, avant la naissance de l'Islam, étaient de simples bédouins du désert, saint Jérôme, qui les connaissait bien, écrivait dans sa Vie d'Hilarion l'Ermite qu'ils étaient des adeptes du culte de « Lucifer «, lequel, aux IV e et V e siècles, était tout simplement l'astre Vénus. L'importance des cultes astraux dans l'Arabie païenne est chose bien attestée, et la déesse Allat était identifiée à la planète Vénus. Or, c'est le même saint Jérôme qui avait proposé d'identifier l'astre lumineux du matin (c'est-à-dire Lucifer, « porte-lumière «), dont parlait le prophète Isaïe, avec le prince des anges rebelles de la tradition apocalyptique. Tout cela rend moins bizarre qu'il n'y paraît le fait que, selon Nicétas de Byzance, Mahomet aurait imposé aux Sarrasins l'adoration d'une idole dont les caractéristiques rappelaient certainement Vénus mais qui pouvaient s'adapter à n'importe laquelle des déesses-mères un peu partout, entre le « Croissant fertile « et l'Arabie heureuse, avant l'apparition du christianisme , et dont le culte , raccroché syncrétiquement à des traditions parabibliques, était resté cher aux nomades.

[...] L'attitude occidentale face à l'Islam se laisse résumer en trois figures qui vont s'imposer pour plusieurs siècles : celle de Mahomet, traité dans toutes sortes de légendes calomnieuses comme un hérétique et un magicien, à jamais irrachetable, puisque Voltaire lui-même, dans sa pièce homonyme, en fera un symbole du fanatisme et de la tyrannie ; celle de Saladin, au départ grand ennemi de la Croix, au point d'être présenté, à l'égal de Mahomet, comme une préfiguration de l'Antéchrist, et qui, par la suite, sera progressivement doté de toutes les vertus de la courtoisie et de la magnanimité , jusqu'à devenir[...]un héros de la tolérance ; et enfin l'image ténébreuse et fascinante du « Vieux de la Montagne «, nom donné par les croisés au grand maître d'une société secrète chiite, les Assassins ( hachachin, «  fumeurs de hachisch «), basé dans la forteresse d'Alamut ( Perse), dont les Seldjoukides ne purent jamais s'emparer. Le hachisch servait à enivrer les initiés avant des missions délicates, des meurtres de chefs adverses notamment [...] «

 Franco Cardini, Europe et Islam : Histoire d'un malentendu, Points, Seuil, 2002, pp 117-128 (traduction de l'italien : J.-P Bardos)

Au-delà du choc des civilisations.

 Quand Samuel Huntington a mis de l'avant, en 1993, la thèse du « choc des civilisations «1, il ne pouvait prévoir qu'elle contribuerait à généraliser une lecture politique du conflit de l'islam et de l'Occident et qu'elle servirait tous ceux à qui une simplification grossière de la pensée islamique pouvait apporter des arguments. 

  Cette généralisation a été renforcée par le 11 Septembre, mais malgré ses exagérations manifestes, elle est toujours en attente de réfutation. La raison en est qu'elle est chaque jour plus utile dans un contexte d'infantilisation de la pensée islamique et arabe. 

  Qui ne voit en effet l'intérêt de montrer que, de tout temps, l'islam a représenté une doctrine marquée par le refus de la raison, l'appel à l'autorité, l'acceptation de positions inégalitaires et l'incapacité d'accéder à une position critique concernant le texte du Coran ? Toutes ces caractéristiques ne sont-elles pas l'exact envers de notre Occident idéalisé, riche agrégat de démocratie égalitaire et de critique rationnelle?  L'Occident a fourni lui-même à l'islam le langage pour se perdre: il est inapte à la modernité, il ne saurait être libéral, et il a décidé qu'il en était ainsi de toute éternité. 

 Modernité, libéralisme, ces notions ne sauraient en effet définir l'évolution de la pensée islamique au cours de la période où se forment en Occident les idéaux de la raison et de la liberté. 

  Il suffit de relire l'article de l'Encyclopédie que Voltaire rédige sur Mahomet 2 pour comprendre que la thèse de Huntington remonte assez loin: ce n'est pas seulement l'Europe chrétienne, profondément humiliée par la perte de Byzance, qui a choisi de prendre sa revanche en caricaturant le patrimoine arabe, c'est aussi l'Europe moderne qui se montre incapable d'autre chose que de mépriser l'irrationalité des penseurs musulmans. 

   Voltaire, qui ne lisait pas une ligne d'arabe mais qui avait sans doute vu, lui aussi, des caricatures du Prophète, a aujourd'hui beaucoup d'héritiers, qui font spécialité de répandre des stéréotypes et qui ne prennent pas une heure pour s'approcher dans l'étude de la vraie tradition de l'islam. Le mépris occidental de la pensée islamique s'autorise désormais des dérives de l'islamisme pour demeurer ignorant. 

Comme le dit si bien Richard Bulliet , un des rares historiens à avoir voulu contredire Huntington, «les civilisations vouées à l'affrontement ne peuvent pas se chercher un avenir commun« (La Civilisation islamo-chrétienne, Flammarion, 2006). C'est ainsi que l'Occident se sent justifié d'ignorer l'histoire de la pensée arabe et islamique, et de contourner complètement tout ce qui depuis les origines de l'islam a été et continue d'être, en dépit de tous les obstacles, la recherche de la raison

  Ce jugement est-il fondé ? De toute évidence, non. L'histoire de la pensée islamique se divise en gros en quatre périodes : la période de formation, qui est celle de la « philosophie « et qui correspond à un riche mouvement d'appropriation et d'interprétation de la rationalité grecque; la seconde période est ce qu'on appelle l'Âge d'or, un siècle de floraison exceptionnel sur tous les plans; la troisième est la période de l'Empire ottoman et la dernière correspond à la fin du Califat. 

   Même si la plupart des contempteurs de la pensée islamique s'accordent pour reconnaître la grandeur des deux premières périodes, ils ne semblent capables de les étudier qu'à compter du déclin moderne. Ce faisant, ils oublient deux choses: premièrement, la pensée occidentale ne serait pas ce qu'elle est si elle n'avait pas reçu l'héritage scientifique et rationnel de l'islam

  Qui connaît aujourd'hui la grandeur de l'idéal qui animait les Mutazilites ? Des savants aussi compétents que Peter Adamson, spécialiste d'Al-Kindi, ou Dimitri Gutas, un chercheur qui a étudié dans le détail la culture gréco-arabe, ont repris cette démonstration encore récemment. 

 Mais il faut aussi insister sur un autre fait: le déclin moderne de la pensée arabe et sa réappropriation dans des mouvements autoritaires comme le wahhabisme résultent en grande partie du refus occidental d'intégrer l'islam dans son concept de civilisation. 

  Pour des raisons politiques, le judaïsme persécuté et privé d'existence pendant des siècles était tout de même digne de figurer dans le terme sauveur, la «civilisation judéo-chrétienne«: cette idée n'était possible bien sûr que parce que le judaïsme n'était plus qu'un témoin antérieur et disparu, mais l'islam, qui appartient pourtant aux religions du Livre et qui n'a cessé d'approfondir dans les premières périodes de son histoire les liens de la foi et de la raison, n'a jamais été digne de ce rapprochement. Il a été figé irréductiblement dans la position d'un autre inassimilable

   Ce blocage a des effets aussi pernicieux que la thèse du choc des civilisations qu'il sert à renforcer: il paralyse tout effort pour voir dans l'islam autre chose qu'une figure méprisable d'irrationalité, alors que l'histoire de cette pensée - qu'on pense à Al-Farabi, à Avicenne, à Ibn Tufayl, et à combien d'autres -constitue le fondement de notre précieuse modernité. Mais il y a pire, car la diffusion du stéréotype, soutenue hélas par les dérives de l'islamisme, fait écran sur tous les efforts des modernistes musulmans

Ils sont nombreux depuis la fin du Califat à chercher, en dépit de circonstances politiques pénibles qui sont beaucoup notre fait après 1918, une résurgence du rationalisme. Malek Chebel encore récemment (L'Islam et la raison, Perrin, 2005) montrait que ce projet rationnel est vivant, et si on se donne la peine de lire le portrait qu'en donne Rached Benzine (Les Nouveaux Penseurs de l'islam, Albin Michel, 2004), on ne peut qu'admirer malgré ses difficultés les efforts des penseurs contemporains. 

  Ces intellectuels veulent prendre le relais du rationalisme islamique de la tradition, mais ils recherchent aussi une vraie modernisation de la pensée. On ne les entend pas assez, chacun le reconnaîtra, mais comment espérer qu'ils viennent à bout de l'obscurantisme islamiste si nous passons notre temps à les en prononcer incapables, au nom d'une lecture de leur histoire qui est fausse ou très partielle ? 

  Pour un Mohammed Arkoun, formidable connaisseur de l'humanisme arabe des premiers siècles et défenseur d'un islam libéral, dont les travaux sont très lus, combien d'autres demeurent dans l'ombre où nous les cantonnons? Qui lit dans l'espace francophone le travail coranique exemplaire de Farid Esack (un seul livre traduit, Coran, mode d'emploi, Albin Michel, 2004) ? N'est-il pas question de prendre très au sérieux les avertissements de Abdelhawab Meddeb (La Maladie de l'islam, Seuil, 2002), mais en les recevant aussi pour nous-mêmes? Nos universités n'ont-elles pas le devoir de recruter et de former des arabisants ouverts au dialogue et capables de relayer ici en le soutenant l'effort critique d'intellectuels isolés et souvent opprimés par des régimes intolérants ? 

  Nous ne saurions nous dégager encore longtemps de notre responsabilité envers l'évolution contemporaine de la pensée islamique: en l'ignorant, autant dans son histoire vénérable que dans ses combats actuels, en refusant de discuter avec elle, sous le prétexte voltairien de son dogmatisme, nous ne faisons que reproduire les stéréotypes et aider ceux qui y trouvent leur intérêt

 Georges Leroux,  Professeur associé, Département de philosophie, Université du Québec à Montréal (UQAM).

NOTES:

1- Samuel Huntington, (19272008), est un professeur américain de science politique auteur d'un livre intitulé Le  Choc des civilisations (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order). Il s'agit d'un essai d'analyse politique paru en 1996 et traduit en français en 1997. Très controversé depuis sa parution, l'ouvrage a donné lieu à de nombreux débats.

Le projet de Huntington est d'élaborer un nouveau modèle conceptuel pour décrire le fonctionnement des relations internationales après l'effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980. Toutefois, il ne prétend pas donner à son modèle une validité qui s'étend forcément au-delà de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle et s'appuie sur une description géopolitique du monde fondée non plus sur des clivages idéologiques « politiques «, mais sur des oppositions culturelles plus floues, qu'ils appelle « civilisationnelles «, dans lesquelles le substrat religieux tient une place centrale, et sur leurs relations souvent conflictuelles.

2- Le Fanatisme ou Mahomet est une tragédie de Voltaire écrite en 1736 et jouée pour la première fois à Lille le 25 avril 1741, puis à Paris le 9 août 1742.

Avec Mahomet, charge frontale contre la religion musulmane dans laquelle l'auteur dénonce, à travers le personnage de Mahomet, chef de guerre rusé et cruel, le fanatisme et l'intégrisme religieux de l'islam, du moins en apparence.

Comme souvent chez Voltaire, c'était pourtant « l'intolérance de l'Église catholique et les crimes commis au nom du Christ « qui étaient les premiers visés par le philosophe des Lumières. C'est bien ce qu'avoue Voltaire lui-même dans une lettre de 1742 : « Ma pièce représente, sous le nom de Mahomet, le prieur des Jacobins mettant le poignard à la main de Jacques Clément «. Voltaire s'est d'ailleurs immédiatement retrouvé dans la ligne de tir des dévots, qui ne s'y sont pas trompés. Il a aussi été attaqué en justice pour impiété et scélératesse, et a dû retirer sa pièce.

Voltaire précisa sa pensée en 1748 dans un article sur le Coran paru à la suite de sa tragédie de Mahomet : « Si son livre est mauvais pour notre temps et pour nous, il était fort bon pour ses contemporains, et sa religion encore meilleure. Il faut avouer qu'il retira presque toute l'Asie de l'idolâtrie.

Voltaire parlera par la suite tout autrement de Mahomet dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des Nations. En 1772 , il parlera de Mahomet en ces termes : « Non, Mahomet ne fit point de ces miracles opérés dans un village et dont on ne parle que cent ans après l'événement prétendu [...] Sa religion est sage, sévère, chaste, et humaine : sage, puisqu'elle ne tombe pas dans la démence de donner à Dieu des associés, et qu'elle n'a point de mystères ; sévère, puisqu'elle défend les jeux de hasard, le vin et les liqueurs fortes, et qu'elle ordonne la prière cinq fois par jour ; chaste, puisqu'elle réduit à quatre femmes ce nombre prodigieux d'épouses qui partageaient le lit de tous les princes de l'Orient ; humaine, puisqu'elle nous ordonne l'aumône bien plus rigoureusement que le voyage de la Mecque. Ajoutez à tous ces caractères de vérité la tolérance «.

 

Le Christianisme : naissance et diffusion 

  1 - Les commencements (1er siècle - 70 avant JC)

 1.1) Un monde : l'empire romain

    L'empire romain est neuf: il a été créé en 27 avant JC. Il est marqué par "l'immense majesté de l'Empire" autour d'Auguste, puis de Tibère à partir de 14. Le nom d'Auguste devient, par la suite, un nom commun et un titre comme celui de César.

  Il est marqué aussi par sa grandeur, ses dimensions, s'étendant sur tout le bassin méditerranéen : de Philae au mur d'Hadrien (Ecosse), du Maroc à la Géorgie. Cela donne aux Romains l'impression que c'est le monde (un "imaginaire") : ceux qui sont en dehors sont les barbares. En 248, on fête le millénaire de Rome : cela leur donne l'impression d'une durée infinie ; les mentalités du christianisme vont se buter sur des faits de ce type.

   L'ensemble forme une unité qui est assurée notamment par les routes continentales et maritimes (exemple : les routes citées dans les Actes des Apôtres). L'unité est également assurée par la langue : le latin pour l'élite et la koïné pour le petit peuple, la langue commune (sorte de grec délavé). Ce n'est qu'au début du IIIème siècle que l'Eglise commence à célébrer en latin.

  L'attitude de Rome vis-à-vis des religions se caractérise par une très large tolérance. Rome n'impose pas sa religion, sauf les sacrifices à Rome divinisée. Dans la ville de Rome, on trouve une multiplicité de temples de différentes religions. La seule obligation est le respect de l'ordre public. Il existe une religion officielle sous Auguste, mais il y a des pulsions avec certains empereurs : par exemple, le culte du soleil avec Caligula et le culte de lui-même avec Domitien.

 1.2) Un pays : la Palestine

    La Palestine, proprement dite, est le pays des Philistins (la bande de Gaza d'aujourd'hui).

    Le monde des Juifs : un pays occupé depuis 62 avant JC avec la conquête de Pompée. La région a été soumise par les romains. Mais depuis les années 60, Hérode a réussi à obtenir la monarchie des Romains. Il l'occupe jusqu'à 4 avant JC, puis le pays est divisé entre ses fils en quatre morceaux, plus la Judée avec Jérusalem qui est placée sous administration directe de Rome, sous l'autorité d'un procurateur (Ponce Pilate).

 Un pays monothéiste : la religion monothéiste des Juifs est admise par les romains dans la tolérance.

Un pays marqué par des groupes influents et souvent opposés :

- Les Pharisiens : le pharisianisme est une orthodoxie de la religion juive, divisée en deux tendances. Certains pharisiens ont tendance à accepter une évolution de la religion (exemple de Nicodème) tandis que d'autres se caractérisent par une grande intransigeance (ils s'opposent à Jésus). Le terme de pharisien a pris le sens de synonyme d'hypocrite. Ce n'est pas le cas de tous les pharisiens de cette époque : certains étaient honnêtes et cherchaient une vie religieuse plus profonde.

- Les Sadducéens : ils s'arrangent avec la situation présente ; ce sont des opportunistes, proches du pouvoir.

- Les Esséniens : ils forment un groupe complètement à part, une secte installée à Qumram.

- Les Baptistes : ils sont pour un baptême. C'est un courant de Juifs croyants mais pour qui la religion officielle est trop sèche, trop sclérosée. Ils veulent une vie intérieure plus profonde et pratiquent le rite du baptême. Jésus s'est impliqué dans ce groupe avec Jean le Baptiste.

- Les Zélotes : ce sont des résistants de l'époque, des inconditionnels contre Rome qui veulent chasser l'occupant. C'est une opposition de type politique : ils veulent que la terre de leurs pères ne soit plus souillée par la présence des romains païens.

- Les Publicains correspondent à une fonction, un travail, celui de percevoir les impôts pour l'occupant.

Dans l'équipe de Jésus, on trouve un publicain (Mathieu) et un zélote (Simon).

 Un pays dispersé : nombre d'habitants sont dispersés dans l'Empire romain ; c'est la diaspora. La dispersion a commencé au VIème siècle avant JC avec la déportation à Babylone après la conquête de Nabuchodonosor.

 La dispersion est un fait urbain. Saint Paul s'adresse d'abord à des minorités juives dans les villes, puis, devant l'opposition à son message, il est amené à s'adresser à d'autres populations, des païens.

    La première formule du christianisme est un phénomène urbain et non pas un phénomène rural (paganus = paysan, païen). On le trouve notamment dans les grands ports, lieux de contact : par exemple, Alexandrie, port de ravitaillement pour Rome en blé d'Egypte.

 1.3) Un homme : Jésus de Nazareth

 Un juif religieux : il est soucieux, au vu et au su de ceux qui l'entourent, d'une vie authentique avec son Dieu. Il va chercher le rite du baptême de Jean.

 Un juif qui a un lien tout particulier avec Dieu : il le considère comme son père (cf. Saint Luc : "Père, je proclame ta louange"). Cela n'est pas le cas de tous les juifs, même s'il y a, dans la Bible, des textes d'Osée, d'Ezéchiel,... qui vont dans ce sens. Il se présente en lien de filiation avec Dieu. Cela fait un clash avec le caractère transcendant du Dieu perçu par les Juifs, inatteignable pour les hommes.

 Un juif qui annonce un monde nouveau : il le désigne sous le terme de "Royaume de Dieu", c'est un monde neuf. Ce terme est ambigu pour les Juifs qui, occupés par les Romains, rêvent d'une libération et d'un royaume d'Israël indépendant. D'où les réactions vis-à-vis de Jésus : "Est-ce que c'est maintenant que tu vas restaurer le royaume d'Israël ?", "Es-tu Roi ?".

 Le royaume de Dieu est régi par un commandement nouveau : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé". L'énoncé est depuis longtemps dans la loi juive, mais sous une autre forme : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" mais aussi "tu aimeras ton prochain".

 Jésus de Nazareth, le ressuscité : que l'on y croit ou pas, le fait qu'il y ait résurrection est ce qui va déclencher l'essor du christianisme (ex. Lettres de Saint Paul aux Corinthiens : il développe un raisonnement de type rabbinique).

Jésus est proclamé comme tel par ceux qui ont été ses proches. Ils ont refusé d'y croire au début, puis ils affirment l'avoir vu ressuscité.

Ce fait est ce qui va nouer l'extension du christianisme.

 1.4) Une communauté : l'Eglise

   L'Eglise s'enracine dans l'annonce que Jésus est le Messie. Le terme de l'Ecriture est le mot "kérygme", un mot grec qui signifie la proclamation d'une nouvelle. Ce n'est pas une démonstration mais la proclamation d'une bonne nouvelle : Jésus est le Messie.

  Après l'annonce, viendra ensuite l'enseignement, qui va prendre corps dans cette annonce, cette proclamation (didaké). De l'enseignement, va découler un nouveau comportement à adopter : la morale découle de cette proclamation.

 L'Eglise est communautaire : elle est vie ensemble et partage. Ce partage idéal n'a pas duré très longtemps : au début, les fidèles assistaient à la prière et partageaient le pain ; mais très vite, des tiraillements sont apparus : certains étaient mieux servis que d'autres. Les apôtres ont dû s'organiser et se faire seconder par des diacres. C'est un idéal qui guide mais qui est difficile à tenir.

 La communauté se structure peu à peu autour de quelques ministères : ceux qui enseignent, ceux qui font prier, ceux qui parlent en langues, ceux qui sont là au service de charité.

 C'est une communauté à laquelle on est appelé : dimension intérieure. Le mot "Eglise" vient du mot grec "Ecclesia". Les Grecs avaient deux mots pour désigner une assemblée : la Boulé est l'assemblée désignée par les citoyens ; l'Ecclesia est une assemblée convoquée. La communauté est appelée : elle est don de Dieu.

 Une communauté ouverte au monde extérieur : le christianisme commence dans les communautés juives mais, très vite, dès les premières années, des païens, des non-juifs, sont admis dans l'Eglise.

  Le problème est devenu tel qu'en 49 après JC (15-16 ans après sa mort), les apôtres, responsables de la communauté chrétienne, se rassemblent à Jérusalem pour savoir si l'on est obligé de pratiquer toute la religion juive pour être disciple de Jésus sans être obligé de suivre toutes les pratiques juives.

 C'est la première réforme : un mot qui parcourt toute l'histoire de l'Eglise (sans attendre la Réforme).

Se pose également le problème de ce qu'on appelle aujourd'hui l'inculturation. Si l'on admet des gens d'autres cultures dans la communauté, ils apportent des manières de penser qui ne sont plus les mêmes (ex Jean emploie un langage de la culture grecque d'Alexandrie).

 Dans cette communauté, il y a deux personnages plus importants : Pierre et Paul. Pierre est un juif de condition modeste de la Galilée, travailleur manuel, et Paul est un juif cultivé de la diaspora. Ils représentent deux mondes différents. La supériorité de Paul, c'est qu'il est citoyen romain (c'est un privilège qui s'achète à l'époque) : lors d'un emprisonnement de Paul et Barnabé et alors qu'ils sont enchaînés, Paul fait valoir sa citoyenneté romaine et obtient sa libération.

   Paul fait le passage du christianisme du monde juif vers le monde grec. Il se rend d'abord à Athènes où presque personne ne l'écoute ; puis il va à Corinthe, une ville plus populaire, dont la moitié des habitants sont des esclaves qui tirent les bateaux dans l'isthme de Corinthe sur des pentes en bois savonnées. Les Lettres aux Corinthiens sont adressées à des gens de condition modeste.

  Le christianisme touche toutes les couches sociales. Dès les années 60-70, le christianisme est présent à la Cour Impériale de Rome et présent dans des groupes sociaux influents. Dans son livre, "Les Mémoires d'Agrippine", Pierre Grimal a regroupé les textes de divers auteurs latins sous la forme d'un journal (fictif), tout ce qu'il a pu trouver sur Agrippine, la mère de Néron : dans un des textes, elle fait allusion à une de ses amies qu'elle trouve toute changée ; elle a perdu sa fille depuis vingt ans et elle garde le deuil et un style de vie réservé par rapport à la Cour ; elle est en lien avec un groupe de chrétiens.

  La communauté chrétienne est le lieu où vont naître les premiers écrits. La tradition est essentiellement orale encore à l'époque et Les Ecritures ne sont pas le résultat de notes prises par des auditeurs au moment où le Christ parlait, mais des textes rédigés plus tard. Avec ces textes, on entre dans le domaine de l'exégèse et de la linguistique.

La croyance en l'existence de Jésus est en fait un acte de foi mais qui repose sur une donnée qui a marqué l'histoire humaine.  On peut aussi noter une distance parfois entre le Jésus de Nazareth historique et le Jésus de la religion créée par Paul.

 2 - L'expansion progressive du Christianisme : 70 - 250)

 2.1) La fin de Jérusalem : l'expansion du christianisme est rendue possible par la fin de Jérusalem. Jusque là, la majeure partie des Chrétiens étaient des Judéo - Chrétiens.

 En 70, à la suite d'une révolte qui couvait depuis 65, Jérusalem est prise et détruite par Titus, le fils des Vespasien. Cette prise de Jérusalem est prolongée par la volonté de détruire toute velléité de résistance.

Les Romains vont assiéger Massada où Hérode avait fait construire l'un de ses palais inaccessibles et où se sont réfugiés les derniers résistants juifs. Les Romains font construire une rampe d'accès en terre par les prisonniers ; les résistants s'aperçoivent que se sont des frères et arrêtent de les bombarder. En 73, ils se suicident : un millier par groupes de dix (un tue les neuf autres) ; deux survivants seulement (une femme et un enfant). Ils ont laissé accessibles leurs greniers pour montrer qu'ils se rendent par motif religieux. Massada est devenu le symbole, pour les juifs, de la résistance jusqu'au bout.

Les Juifs sont définitivement chassés de Judée et dispersés. En 135, ayant réussi à se regrouper, ils se soulèvent à nouveau mais la nouvelle révolte est brisée avec brutalité. Les juifs sont dispersés à nouveau et interdits de séjour en Judée (cf. les récits de Flavius Joseph).

 L'empereur romain Hadrien décide de raser Jérusalem et de construire une ville neuve, Aelia Capitolina. Cette destruction a permis de retrouver plus tard des vestiges de l'époque : les bases du temple, le rocher du Golgotha. C'est la fin du Temple de Jérusalem et donc l'essor de la synagogue : il en existait déjà avant, mais désormais la synagogue devient le lieu de foi. Désormais, l'unité dans la foi va se faire autour des commentaires des rabbins.

   Cette fin de Jérusalem entraîne la séparation des juifs et des chrétiens. Le christianisme ne peut plus être cantonné dans la Palestine, il va éclater dans le monde romain. En 160-170, il n'y a plus de judéo-chrétiens.

 2.2) La rencontre du monde : cette rencontre se fait d'abord dans les villes, auprès de gens de tous les niveaux sociaux : à la Cour Impériale, chez les autorités politiques, chez les intellectuels comme chez les esclaves.

Elle se fait aussi en opposition : un refus du christianisme qui se traduit par les persécutions contre les chrétiens. Aucune persécution n'est alors générale : il s'agit de phénomènes ponctuels qui se produisent dans des régions diverses. Elles ont parfois été simultanées mais pas générales.

 L'attitude des Empereurs romains : Néron organise des persécutions très violentes en 64-65 au cours desquelles périrent Pierre et Paul. Un incendie détruit la ville de Rome aux trois-quarts. Néron fait peser les causes de l'incendie sur les Chrétiens qui sont considérés comme des "ennemis de l'humanité" par l'Empereur. Ils sont donc traités comme tel dans des supplices Romains , notamment dans la crique, champ de course en ellipse où Néron organisait des courses de nuit en faisant brûler des Chrétiens enduits de résine et attachés sur des poteaux de bois.

Trajan (98-138) publie une lettre, le "rescrit" (un édit qui est réponse). C'est une réponse à une lettre de Pline, gouverneur de Bythinie, qui lui demandait conseil sur l'attitude à adopter vis-à-vis des Chrétiens. Il demande de s'abstenir de dénonciation. Il accorde le pardon à ceux qui renoncent à leur foi mais envoient au supplice ceux qui persévèrent. Ce rescrit demeure la référence pour toute la période. Plusieurs seront hésitants sur l'attitude à adopter.

 

 Pline, gouverneur de Bythinie, à l'empereur Trajan :

  « Seigneur, c'est une règle pour moi de te soumettre tous les points sur lesquels j'ai des doutes. Je n'ai jamais participé à des informations contre les chrétiens : je ne sais donc à quels faits, ni dans quelle mesure s'applique la peine ou les poursuites. J'ai été perplexe, me demandant s'il faut faire des distinctions suivant l'âge, si les tout jeunes doivent être traités comme des adultes, si le repentir mérite le pardon et si celui qui a été chrétien avéré n'a rien à gagner à se dédire. Je me demande s'il faut punir le nom même de chrétien, ou si ce sont les forfaits inséparables du nom qui doivent l'être. Provisoirement voici la règle que j'ai suivie envers ceux qui m'étaient déférés comme chrétiens. A ceux qui avouaient, après que je leur avais demandé s'ils étaient chrétiens, je l'ai demandé une seconde puis une troisième fois, en les menaçant du supplice. Ceux qui persévéraient, je les ai fait exécuter, car, quoique signifiât leur aveu, j'étais sûr qu'il fallait punir cet entêtement et cette inflexible obstination. D'autres, possédés de la même folie, je les ai, en tant que citoyens romains, notés pour être envoyés à Rome. On a affiché un libellé sans signature portant un grand nombre de noms. Ceux qui niaient être chrétiens ou l'avoir été, s'ils invoquaient les dieux selon la formule que je leur dictai et s'ils sacrifiaient par l'encens et le vin devant ton image que j'avais fait apporter pour cela avec les statues des divinités, et si, en outre, ils blasphémaient le Christ - ce qui est, dit-on, impossible d'obtenir des vrais chrétiens - ceux-là j'ai pensé qu'il fallait les relâcher. D'autres, dont le nom avait été livré par un dénonciateur, dirent qu'ils étaient chrétiens, puis prétendirent qu'ils ne l'étaient plus, qu'ils l'avaient été à la vérité mais avaient cessé de l'être depuis trois ans, d'autres depuis plus, parfois vingt ans : tous ceux-là ont adoré ton image ainsi que les statues des dieux et ont blasphémé le Christ [...].

L'affaire m'a semblé mériter de prendre ton avis, surtout à cause du nombre des accusés : il y a une foule de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes aussi, qui sont ou seront mises en péril, car c'est non seulement à travers les villes mais dans les villages, à la campagne qu'il est possible de l'enrayer et de la guérir, si l'on accueille le repentir, d'autant plus que les temples et les cérémonies rituelles traditionnelles sont à nouveau fréquentés[...] «

 

 

Réponse de Trajan, à Pline :  « Tu as suivi la conduite qui convenait dans l'examen des causes de ceux qui t'avaient été dénoncés comme chrétiens. Car on ne peut instituer de règle générale. Il n'y a pas à les poursuivre d'office. S'ils sont dénoncés et convaincus, il faut les condamner, mais avec la restriction suivante : celui qui aura nié être chrétien et en aura donné, par le fait même, la preuve manifeste en sacrifiant à nos dieux, qu'il obtienne son pardon comme prix de son repentir, même s'il a été suspect dans le passé. Quant aux dénonciations anonymes, elles ne doivent jouer aucun rôle, dans quelque accusation que ce soit. C'est un procédé d'un détestable exemple et qui n'est plus de notre temps «.

                                                                  Pline, lettres, X, 98-97

 

    Le texte de Pline montre l'implantation précoce du christianisme en Asie Mineure : il concerne toutes les conditions sociales et toutes les catégories d'âge. Le mouvement a pris de l'importance dans sa province de Bythinie. Il s'adresse à l'Empereur en vertu de la cognitio : le privilège de l'Empereur de connaître les causes les plus importantes. Il avertit l'Empereur des décisions qu'il a prises de lui-même, en tant que gouverneur, pour faire face à l'urgence et lui demande son avis.

   La répression a de l'importance pour le maintien de l'ordre public. Les Chrétiens passent pour des athées : le fait qu'ils vénèrent un homme qu'ils disent ressuscité va contre la religion officielle romaine et les dieux anciens. Pline craint la "contagion de cette superstition". Les Chrétiens se placent en dehors de l'ordre normal de la religion romaine. On les accusait de pratiquer des sacrifices humains et on caricaturait leurs pratiques (cf. la caricature de l'âne crucifié). Pline se demande s'il doit condamner les Chrétiens en tant que tel ou seulement en raison de leurs actes.

  Il parle des forfaits dont on les accuse ; c'est tout ce qui se raconte de Bythinie : le sacrifice eucharistique est dénaturé, les Chrétiens mangent la chaire et boivent le sang ; ils sont aussi accusés d'inceste .Ils remettent aussi en cause l'ordre social : ils affirment l'égalité des fidèles dans la communauté chrétienne, quelle que soit leur origine ou leur fortune.

  Le texte de Trajan montre l'honnêteté de l'Empereur : il refuse les dénonciations anonymes.

Hadrien (117-138) adopte la même attitude que Trajan. Il rajoute qu'il faut être exigeant du point de vue de la justice. Les réactions à l'égard des Chrétiens prennent la forme de pulsions passionnelles, il faut donc retrouver le calme.

   Marc-Aurèle (161-180) est un empereur philosophe qui n'a que mépris pour les Chrétiens. Il est de lui-même très tolérant, mais il a connu des Chrétiens qui prônaient le courage jusqu'à aller se dénoncer eux-mêmes. C'était des Chrétiens qui suivaient Montan qui prêchaient un christianisme rigoureux, exigeant : si on est Chrétien, on doit aller au-devant de la mort pour affirmer sa foi. Pour Marc-Aurèle, c'est de la provocation contre le pouvoir romain et cela ne peut mériter que la mort.

Quand les Empereurs décrètent des persécutions, c'est à Rome ou dans les secteurs limités de l'Empire. Ce sont des actions ponctuelles, mais des actions violentes.

 L'œuvre des apologistes : le christianisme face au monde est entendu, mais pas forcément accueilli.

 - Justin, professeur de philosophie à Rome, qui menait une existence officielle dans la société romaine en dehors des périodes de persécution.

- Tertulien, un africain fougueux et inconditionnel, prône un christianisme particulièrement exigeant. Il forme sa petite Eglise de "vrais chrétiens", en séparation avec Rome.

 Les pères de l'Eglise sont des gens qui réfléchissent sur les Ecritures, sur le christianisme. Ils commencent à se manifester à cette époque :

- Saint-Irénée, évêque de Lyon ;

- Origène, intellectuel, penseur chrétien, qui eut un grand rayonnement théologique.

  Le christianisme est entendu mais il est mis en difficulté par divers mouvements qui peuvent se résumer en un seul qu'on appelle la gnose, la connaissance. C'est la connaissance qui libère l'homme, qui lui permet d'être sauvé. Elle prend des aspects très variés et a des liens avec le manichéisme.

   La question de départ est la rencontre inconciliable entre la matière et l'esprit. Il faut travailler à la libération de l'esprit pour être sauvé.

Montan : la libération de l'esprit passe par l'ascétisme, le jeûne perpétuel, le renoncement au mariage, la fuite en avant vers le martyre.

Marcion : il y a deux dieux, deux êtres supérieurs, le dieu de la loi et le dieu de l'amour qui sont en opposition. Il n'admet que le dieu de l'amour. Pour lui, il n'y a qu'un seul texte révélé : l'Evangile de Luc.

 Le christianisme se vit au milieu de nombreuses autres religions qui peuvent être classées en trois groupes.

 1) L'héritage religieux

 - La mythologie officielle : Triade capitoline (Jupiter, Junon, Minerve), Mars, Mercure, Neptune...

 - Les dieux domestiques : les dieux Lares qui protègent la famille (autel au centre de la maison) et les dieux Mânes, plus individuels, qui ont en charge les défunts)

 Ces religions suivent les rites traditionnels, comme les sacrifices, la consultation des auspices par les augures.

 2) Les religions qui viennent donner un élan nouveau

 Les cultes officiels : Le culte de Rome divinisée et le culte de l'Empereur divinisé à son tour. Avant la mort d'Auguste, le Sénat le déclare dieu ; Auguste a laissé faire. Dans la première moitié du 1er siècle, Caligula et Domitien se divinisent eux-mêmes

   Cette attitude s'étend de plus en plus surtout quand les Empereurs vont être influencés par les mœurs orientales. Les Empereurs ne sont plus pris à Rome après les Judéo-Claudiens. Les généraux sont nommés par acclamation par leurs légions, puis vont s'emparer du pouvoir à Rome par la force. Il n'y a plus de stabilité et de succession légitime. On voit se développer les cultes de Baal, du soleil, des forces de la nature. Dans les mœurs hellénistiques, les successeurs d'Alexandre le Grand ont été souvent divinisés.

 Les cultes individuels : ce sont les religions qui connaissent un énorme succès à partir du Ier siècle et surtout des II ème -III ème siècles. Le mot mystère est un mot grec qui signifie l'action de la divinité dans l'histoire des hommes. Ces religions reposent sur un récit qui comporte des actions de divinités ou héros divins auxquelles les fidèles sont incités à participer. Exemples : Cybèle mariée à Atis qui lui donne force pour se reproduire ; c'est le rite de la fertilisation de la terre ; Isis et Osiris :  le rite de la fécondation et de la résurrection d'Osiris.

 Le culte de Mithra est la religion la plus populaire. C'est un dieu qui égorge le taureau et, par le sang du taureau, répand la fécondité ; de nombreux animaux viennent se nourrir de ce sang ; à la suite du sacrifice, on participe à un repas sacré. Ce culte est arrivé à la fin du I er siècle et il est interdit au milieu du IVème siècle par Constantin. Il comprend trois éléments principaux :

 - C'est un dieu qui donne la lumière : il regarde le soleil et s'en pénètre. Il y a deux soleils, situés de chaque côté de la statue, représentant le levant et le couchant. De là naît un culte parallèle développé par Aurélien : Sol invictus, le soleil qui n'est pas vaincu, dont les fêtes solennelles sont célébrées au solstice d'hiver : avec les sacrifices, le soleil cesse de descendre. Cette fête a été christianisée : le psaume 18 chante le soleil ; Jésus est le soleil du monde et sa naissance a été fixée le 25 décembre, fête de la lumière. Avant Vatican II, il y avait trois messes dont celle de l'aurore, celle de la lumière. C'est le terreau sur lequel le christianisme prend forme.

 -  C'est un dieu qui rassemble le monde et l'univers. La statue est surmontée des douze signes du zodiaque, représentant le ciel au-dessus du taureau ; deux arbres représentent la végétation ; au pied du taureau, se trouvent les animaux.

 - C'est un dieu qui nourrit par le sang qu'il répand et le repas que l'on partage après.

   Ces religions à mystère connaissent un grand succès dans l'Empire romain. Mais elles ne suffisent pas à certains moments car elles ne répondent pas à des questions fondamentales, comme l'inquiétude sur le sens de la vie.

   Marc-Aurèle se réfugie dans le stoïcisme : il rentre dans le grand mouvement de la nature mais il sacrifie à des superstitions diverses (astrologues, charlatans) qui ne vont pas du tout dans le sens du respect de la divinité universelle.

  Une forme de réponse à ces interrogations se fait par le syncrétisme, la synthèse de divers systèmes religieux.

  Elagabal (218-222), venant de la Phénicie, qui règne de 18 à 22 ans, veut imposer à Rome le culte des anciens Phéniciens, avec la vénération d'une pierre noire. Cela entraîna la suspicion des Romains et il meurt assasiné.

  Philippe l'Arabel (244-249) laisse une grande liberté religieuse, presque une tolérance officielle. Il a même été question qu'il se fasse chrétien. Dans son oratoire, il y avait des représentations de Jupiter, d'Abraham, d'Orphée, de Jésus...

   Il s'agit de faire une synthèse mais aussi de réveiller la religion face aux crises qui menacent Rome ; et l'on relance alors officiellement les cultes anciens.

- Texte d'Hippolyte, la tradition apostolique (vers 215)

   Prêtre à Rome vers 210, déjà célèbre comme exégète et comme apologiste, Hippolyte  mena une campagne particulièrement vive contre le modalisme monarchien, ce qui l'amena à s'opposer au pape Zéphyrin et surtout à son secrétaire et successeur Calixte 1er, qu'il accusait de protéger secrètement l'hérésie. Il créa un schisme à Rome en 222. Il persévéra dans sa révolte sous les successeurs de Calixte ; mais arrêté en 235 sous Maximin le Thrace et déporté en Sardaigne avec le pape saint Pontien, il se réconcilia avec celui-ci et invita ses partisans à rentrer dans l'Eglise légitime. Il mourut des souffrances endurées dans l'exil et fut vénéré comme un authentique martyre.

  Les Chrétiens le considèrent comme le docteur chrétien du IIIème siècle. Adepte de l'exégète allégorique alexandrine, il est surtout remarquable, comme théologien, par sa doctrine trinitaire et par sa doctrine pénitentielle, celle-ci de tendances nettement rigoristes

 

« 15. Ceux qui se présentent pour la première fois, afin d'entendre la parole, seront amenés, tout d'abord, devant les docteurs avant que le peuple n'arrive, et on leur demandera la raison pour laquelle ils viennent à la foi. Ceux qui les ont amenés témoigneront à leur sujet (pour qu'on sache) s'ils sont capables d'entendre (la parole). On les interrogera sur leur état de vie : a-t-il une femme ? Si quelqu'un est esclave d'un fidèle et si son maître le lui permet, il entendra la parole. Si son maître ne témoigne pas à son sujet (en disant) qu'il est bon, on le renverra. Si son maître est païen, on lui apprendra à plaire à son maître, pour qu'il n'y ait pas de calomnie. Si un homme a une femme ou si une femme a un mari, on leur apprendra à se contenter, le mari de sa femme et la femme de son mari. Si quelqu'un ne vit pas avec une femme, on lui apprendra à ne pas commettre la fornication, mais à prendre femme conformément à la loi ou bien à demeurer comme il est.

  16. On enquêtera, pour savoir, quels sont les métiers et professions de ceux qu'on amène pour les instruire. Si quelqu'un est tenancier d'une maison de prostitution, il cessera ou sera renvoyé. Si quelqu'un est sculpteur ou peintre, on leur enseignera à ne pas fabriquer d'idoles ; ils cesseront ou seront renvoyés. Celui qui donne l'enseignement aux enfants, il vaut mieux qu'il cesse ; s'il n'a pas d'autre métier, on lui permettra d'enseigner. De même le cocher qui concourt ou celui qui prend part aux jeux cessera ou sera renvoyé. Le gladiateur ou celui qui apprend aux gladiateurs à combattre, ou le bestiaire qui prend part à la chasse (dans l'arène), ou le fonctionnaire attaché aux jeux de gladiateurs cessera ou sera renvoyé.

  17. Les catéchumènes entendront la parole pendant trois ans. Cependant, si quelqu'un est zélé et s'applique bien à la chose, on ne jugera pas le temps, mais la conduite seule.

  18. Quand le docteur a cessé de faire la catéchèse, les catéchumènes prieront à part, séparé des fidèles. Les femmes prieront dans un lieu à part à l'église, qu'il s'agisse des fidèles ou des catéchumènes. Quand ils auront fini de prier, ils ne se donneront pas le baiser de paix, car leur baiser n'est pas encore saint.

  19. Quand le docteur, après la prière, a imposé la main sur les catéchumènes, il priera et les renverra. Que celui qui enseigne soit clerc ou laïc, il fera ainsi.

Si un catéchumène est arrêté pour le nom du Seigneur, qu'il ne soit pas inquiet pour son témoignage. Car si on lui fait violence et s'il est tué alors que ses péchés n'ont pas encore été remis, il sera justifié, car il a reçu le baptême dans son sang.

  20. Quand on choisit ceux qui vont recevoir le baptême, on examine leur vie : ont-ils vécu honnêtement pendant qu'ils étaient catéchumènes ? Ont-ils honoré les veuves ? Ont-ils visité les malades ? ont-ils fait toutes sortes de bonnes œuvres ? si ceux qui les ont amenés rendent témoignage sur chacun : "il a agi ainsi", alors ils entendront l'Evangile. Que ceux qui doivent être baptisés jeûnent le vendredi et le samedi. Le samedi, que l'évêque les réunisse dans un même lieu et qu'il les invite tous à prier et à fléchir les genoux. En leur imposant les mains, qu'il conjure tout esprit étranger de s'éloigner d'eux et de ne plus revenir désormais sur eux. Quand il a terminé l'exorcisme, qu'il souffle sur leur visage et, après avoir signé leur front, leurs oreilles et leur nez, qu'il les fasse se relever. On veillera toute la nuit en leur faisant des lectures et des instructions.

  21. Au champ du coq, qu'ils s'approchent des eaux qui doivent être courantes et pures. Qu'ils se déshabillent et qu'on baptise d'abord les enfants. S'ils peuvent répondre pour eux-mêmes, qu'ils répondent. S'ils ne peuvent pas, que leurs parents répondent ou quelqu'un de leur famille. Le prêtre, prenant chacun de ceux qui reçoivent le baptême, lui ordonnera de renoncer en disant : je renonce à toi, Satan et à toute ta pompe et à toutes tes œuvres. Après que chacun a renoncé, le prêtre l'oint avec l'huile en disant : que tout esprit mauvais s'éloigne de toi. De cette manière il le confiera nu à l'évêque ou au prêtre qui se trouve près de l'eau pour baptiser. Un diacre descendra avec lui de cette manière. Lorsque celui qui est baptisé sera descendu dans l'eau, celui qui baptise lui dira, en lui imposant la main : crois-tu en Dieu le Père tout-puissant ? Et celui qui est baptisé dira à son tour : je crois. Et aussitôt celui qui baptise, tendant la main posée sur sa tête, le baptisera une fois. Et ensuite il dira : crois-tu au Christ-Jésus, Fils de Dieu, qui est né par le Saint-Esprit de la Vierge Marie, a été crucifié sous Ponce Pilate, est mort, est ressuscité le troisième jour vivant d'entre les morts, est monté aux cieux, est assis à la droite du Père, et viendra juger les vivants et les morts ? Et quand il aura dit : je crois, il sera baptisé une deuxième fois. De nouveau celui qui baptise dira : crois-tu en l'Esprit Saint bon, vivifiant et purifiant tout, dans la Sainte-Eglise ? Celui qui est baptisé dira : je crois et ainsi il sera baptisé une troisième fois. Ensuite quand il sera remonté, il sera oint par le prêtre de l'huile d'action de grâces avec ces mots : je t'oins d'huile sainte au nom de Jésus-Christ. Et chacun, après s'être essuyé, se rhabillera. Ensuite ils entreront dans l'église «.

 

 3. La Confrontation dure et brutale (250-313)

  En 250, l'Empereur Decius, ou Dèce, affronte une menace d'invasion sans précédent. Les frontières de l'Empire craquent de partout ; l'Empereur a besoin de réaliser l'union de tous les Romains et demande un acte de sacrifice solennel aux dieux de Rome effectué par tous les habitants pour le salut de l'Empire. Un décret est pris pour obliger tous les citoyens qui doivent offrir ce sacrifice. Pour éviter que certains puissent passer à travers les mailles du filet, l'Empereur exige une attestation officielle (« libellum «). Cela pose un problème pour les Chrétiens.

  Commence alors la première persécution générale partout dans l'empire, de la maison de l'Empereur jusque chez les gens les plus modestes. Comme les barbares continuent à attaquer l'Empire, l'Empereur en rend responsables les chrétiens : si tous les habitants de l'Empire avaient été mis dans les sacrifices, les dieux auraient exaucé leur demande.

 Cette persécution générale est un phénomène complètement nouveau pour le christianisme : depuis une trentaine d'années, il n'y avait plus de persécutions. Des chrétiens qui s'étaient installés dans la vie sociale vont choisir de renoncer à leur religion, tandis que certains utilisent leurs relations pour obtenir des certificats de complaisance. C'est la première fois qu'autant de chrétiens renoncent à leur foi : ce sont les Lapsi, ceux qui sont tombés.

 C'est une grande question pour l'Eglise et ses responsables : après la persécution, doit-on accepter le retour dans la communauté de ceux qui regrettent d'être tombés. Deux tendances apparaissent : ceux qui sont des Lapsi dans la communauté chrétienne (ce sont les ancêtres de l'Eglise « des saints et des purs «) ; et ceux qui sont pour la réconciliation, qui savent que l'être humain est fragile et que l'on doit en tenir compte (c'est la position, en particulier,  de saint Cyprien, de Carthage).

  Mais il n'est pas question d'une réconciliation à n'importe quel prix : après une pénitence, un retournement intérieur. Une autre conséquence de cette épreuve est l'affirmation de l'autorité morale de l'évêque.

 L'histoire du sacrement de réconciliation remonte là. Mais, à cette époque, on ne réconcilie que pour les fautes extérieures qui séparent certains fidèles de la foi vécue par toute une communauté.

    « Le Seigneur a menacé des châtiments éternels ceux qui renieront. Il a promis de grandes récompenses à ceux qui confesseront son nom. Mais de telles recommandations se sont hélas ! effacées de l'esprit d'un certain nombre de nos frères. Ils n'ont pas attendu, en effet, d'être appréhendés par la police pour monter au Capitole, ni d'être interrogés pour renier leur fois. Beaucoup ont été vaincus avant même de combattre, renversés sans s'être laissés traîner de force pour sacrifier malgré eux aux idoles. C'est d'eux-mêmes qu'ils ont couru au Forum, mais ils couraient à leur mort, comme s'ils l'avaient souhaitée et attendue depuis longtemps. Que dire de ceux qui, renvoyés au lendemain parce que l'heure était trop tardive, supplièrent les magistrats de ne pas différer leur propre anéantissement ? Peuvent-ils invoquer, pour excuser ce crime, une violence subie, alors que c'est eux-mêmes qui en sont les auteurs ! Lorsqu'ils sont volontairement montés au Capitole, lorsqu'ils se sont librement présentés pour commettre ce sacrilège, comment n'ont-ils pas manqué une marche, comment leurs yeux n'ont-ils pas été aveuglés ? Pas un haut le cœur, pas une défaillance ?  N'ont-ils pas été frappés de stupeur ? Ne sont-ils pas restés muets ? Comment un serviteur de Dieu a-t-il pu se tenir debout, parler, et renoncer ainsi au Christ, lui qui jadis avait renoncé au diable et au monde ? Ainsi l'autel du sacrifice devient son propre bûcher funèbre. Cet autel du Diable où brûle l'encens, il devait le fuir comme le bûcher où se consumait sa propre vie. Quelle victime ce misérable apportait-il donc pour le sacrifice ? C'est toi-même que tu as sacrifié, et tu as immolé ton salut, ton espérance, ta foi ! [...]

Oui, frères bien-aimés, un nouveau désastre nous accable. Comme si l'ouragan de la persécution ne nous avait pas assez éprouvés, pour comble de malheur une peste agréable, mais trompeuse, se glisse parmi nous sous l'aspect de la miséricorde. Malgré la rigueur de l'Evangile et celle de la loi du Seigneur Dieu, des hommes sont assez téméraires pour accorder la communion aux imprudents. Mais c'est d'une fausse paix qu'il s'agit là ! Elle n'a aucune valeur ; elle est pleine de dangers pour ceux qui la donnent et stérile pour ceux qui la reçoivent. Car ils ne cherchent aucunement à guérir en imposant le remède d'une réelle satisfaction, puisque la pénitence est chassée du cœur et que la mémoire oublie les fautes les plus graves. On se contente de dissimuler les plaies des mourants et des blessures qui sont profondes, mortelles. Ils sont à peine revenus de l'autel du Diable que les voilà qui viennent vers le saint du Seigneur, leurs mains encore souillées et infectées des sacrifices qu'ils ont offerts aux idoles ! Ils mâchent encore cette viande, l'haleine toute puante d'une odeur mortelle, qu'ils se précipitent sur le corps du Seigneur, malgré l'Apôtre qui leur crie cet avertissement : « Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à celle des démons, vous ne pouvez partager la table du Seigneur et celle du Diable «, et qui menace les opiniâtres : « quiconque mangera le pain et boira la coupe du Seigneur indignement sera coupable de l'avoir profané «. Méprisant ces paroles divines, ils font violence au corps et au sang de Jésus-Christ et l'offensent encore plus que lorsqu'ils l'ont renié. Car ils croient que la paix que quelques-uns se vantent faussement de leur donner est la véritable paix, alors qu'ils n'ont pas expié et confessé publiquement leur crime et que leur conscience n'a pas été purifiée par le sacrement et l'imposition des mains et qu'ils n'ont pas apaisé un Dieu irrité. Non, ce n'est pas une paix, mais la guerre, car qui se sépare de l'Evangile ne peut être uni à l'Eglise ! «

                                                               Cyprien, De Lapsi, 7 : 15

 Les persécutions reprennent en 253-258 : mise à mort de clercs réfractaires, déportation et travaux forcés dans les mines, en Sardaigne.

 3-2 Une Eglise qui s'organise : l'Eglise se développe, se met en place, s'organise. Sa vitalité, qui s'atténue parfois au cours des ans et des siècles, continue de s'affirmer.

Le baptême : on demande aux catéchumènes un chemin de trois ans avant de recevoir le baptême.

L'évêque occupe de plus en plus une place prépondérante dans la communauté. C'est lui qui la rassemble avec les Anciens, avec les prêtres (presbutes), les diacres.

La mise en place de la doctrine avec les Pères de l'Eglise.

 3-3 La grande persécution de 303

   En 303, l'Empereur Dioclétien prend quatre édits successifs qui vont menacer la vie de l'Eglise : suppression des évêques, interdiction de tout poste administratif pour les Chrétiens, poursuites contre les Chrétiens...

Les persécutions sont de durée variable : à Rome en 303-304, en Orient de 303 à 308. Mais l'anarchie qui règne déjà dans l'Empire va mettre fin à la persécution et remettre en question l'attitude des autorités à l'égard des Chrétiens.

 4. La Reconnaissance officielle du Christianisme :

 Cette dernière période de l'histoire de l'Empire romain est appelée le Bas empire ou l'empire chrétien.

Le christianisme :

  • - devient religion officielle,
  • - s'approfondit,
  • - fait face à ses déchirures,
  • - se définit,
  • - se vit au quotidien.

 4.1 Le christianisme, une religion officielle

  Au IVème siècle, le christianisme obtient les faveurs de l'Empereur Constantin empereur depuis 307, il meurt en 337.

A partir de Dioclétien, il était devenu impossible de diriger la machine impériale et le pouvoir fut partagé en quatre : deux empereurs et deux adjoints, la tétrarchie. Constantin était l'un des quatre.

 A Ravennes (en Italie du Nord), puis à Milan avec son collègue Licinius, puis à Nicomédie (près de Constantinople), il exprime son accord pour reconnaître la liberté de culte de la religion chrétienne dans l'Empire. Après la victoire contre Maxence, au pont Milvius, il aurait décidé de se faire chrétien ou d'accorder la liberté au christianisme. C'est en 313 qu'il rencontre Licinius à ce sujet et, de retour le 13 juin 313, la nouvelle est publiée officiellement à Nicomédie : la décision est apposée sur les murs de la ville.

 « Nous étant heureusement réunis à Milan, moi, Constantin, et moi Licinius Auguste, et ayant en vue tout ce qui concerne les intérêts et la sécurité de l'Etat, nous avons estimé qu'il fallait régler entre autres ce qui nous paraissait devoir être utile au plus grand nombre et d'abord ce qui concernait le respect dû à la divinité : nous donnons donc, aux chrétiens comme à tous, la libre faculté de suivre la religion de leur choix, de telle sorte que ce qu'il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice à nous-mêmes et à tous ceux qui sont placés sous notre autorité. C'est pourquoi il nous a paru que c'était une décision salutaire et très juste de ne pas refuser ce droit à qui que ce soit, qu'il adhère au culte chrétien ou à la religion qui lui paraîtra la meilleure. De cette manière, la divinité suprême, honorée librement par chacun d'entre nous, nous accordera en toute sa faveur et sa bienveillance. Il convient donc que Votre Excellence sache que nous avons décidé de permettre dorénavant à tous ceux qui veulent pareillement observer la religion des chrétiens de le faire librement et sans détour sans être aucunement inquiétés ou molestés (...) Nous donnons aux chrétiens une liberté absolue de pratiquer leur religion (...) Aux autres aussi est accordée la même autorisation de pratiquer leur religion et leur culte, ouvertement et librement, comme il convient à une époque de paix «.

                                   Lactance, De la mort des persécuteurs, 48

   Constantin épouse la fille de Licinius, puis fait assassiner son beau père pour rester seul empereur. Il se fait baptiser quelques jours avant sa mort. Il a voulu le christianisme pour l'empire, mais l'a-t-il vraiment voulu pour lui ?

  Il s'est servi des évêques pour organiser son pouvoir et établir son autorité. Il y eut des liens entre le christianisme et le pouvoir, mais peut-on pour autant parler d'Eglise constantinienne ? L'expression est ambiguë ; les évêques se sont parfois opposés aux empereurs.

  Constantin a favorisé la construction d'églises dans l'Empire, comme la basilique de la Nativité à Bethléem. Il était également influencé par Sainte-Hélène.

  Un des successeurs, Julien (dit l'Apostat - 361-363) revient aux dieux anciens. Mais ce retour au paganisme est sans lendemain car toute l'administration, mise en  place depuis 313, est christianisée.

Une ambiguïté s'installe alors autour du baptême : on se fait baptiser par conviction religieuse ou par intérêt politique. A partir du IV e / V e siècle, on commence à baptiser les enfants avec les adultes : c'est le début de la chrétienté. Avant Constantin, on ne naissait pas chrétien, on le devenait. A partir du VI è siècle, on naît chrétien.

 Théodose, à la fin du IV ème siècle, donne le plus de sens chrétien à l'empire, avec une série de lois (390, 391, 392) qui vont accroître l'importance du christianisme. En 391, il interdit de construire et de fréquenter les temples païens. Certains ont été christianisés, ainsi que certaines fêtes païennes. En 392, le christianisme devient religion d'Etat : on ne peut plus être sujet de l'Empire que si l'on est baptisé.

Un siècle plus tard, en 476, l'empire romain d'Occident disparaît pour laisser la place aux royaumes barbares, plus ou moins teintés de christianisme mais hérétiques, sauf le royaume fran

 

4.2 Le Christianisme s'approfondit

Deux notions principales :

  Dans le monachisme : la vie monastique se développe, une vie totalement consacrée à Dieu. Le fondateur du monachisme, le premier moine, est Saint Antoine l'Egyptien au IV ème siècle qui vécut presque cent ans. C'est un simple paysan de Haute Egypte qui se retire au désert (la thébaïde).

 Dès ce moment là, il pratique les trois données qu'on retrouve toujours dans le monachisme : la prière, la veille et le travail.

 Le monachisme va connaître un grand succès en Occident sous des formes extrêmement diverses, mais surtout sous deux grandes formes : le cénobitisme (vie en commun) et l'anachorétisme (vie en solitaire).

  Entre les deux extrêmes, il  y a des formes intermédiaires : les moines vivent séparés mais se retrouvent de temps en temps dans la journée ou dans la semaine.

 Dans l'Evangile annoncé au monde : le IV ème siècle est le grand siècle des Pères de l'Eglise qui annoncent l'Evangile pour le monde contemporain. Ce sont, par exemple, les sermons de Saint Augustin, évêque d'Hippone, qui prêche l'absolu de Dieu au cœur du monde. Avant d'être évêque et même converti, il avait eu un enfant ; il a suivi un chemin difficile, il avait peur de se convertir. « La cité de Dieu « est un regard sur le monde, une synthèse.

Saint Basile prêche la pauvreté. C'est un des grands parmi les moines de l'Asie mineure. Il a un franc parler à l'égard des riches qui ne savent pas partager.

Saint Hilaire, à Poitiers, est le défenseur de la sainte doctrine. C'est un des pères de l'Eglise qui ont mis au point la doctrine de la Sainte-Trinité.

Athanase d'Alexandrie prend la défense de la vérité contre Arius. Il est envoyé cinq fois en exil par l'Empereur, jusqu'à Trêves.

Ambroise de Milan, ancien préfet de la ville, s'occupe de l'organisation de l'Eglise.

Saint Jérôme a la passion de l'Ecriture Sainte qu'il traduit en latin en une langue que tout le monde peut comprendre : la Vulgate qui peut être comprise par le peuple ordinaire. D'un caractère « imbuvable «, il s'était réfugié en solitaire à Bethléem.

4.3 Le Christianisme fait face à ses déchirures

Deux déchirures importantes :

Le donatisme : Donat est un prêtre de Carthage qui fonde un parti rigoriste dans l'Eglise. Il accuse, en 313, l'évêque de son temps d'avoir abjuré sa foi en 303-304 ou, du moins d'avoir fait preuve d'une coupable indulgence envers ceux qui ont adjuré. Il faut donc un autre évêque et il forme un groupe qui le nomme évêque.

 Lors de plusieurs conciles, l'Empereur Constantin et ses successeurs ont condamné le donatisme, mais celui-ci dure jusqu'à la fin du siècle. Saint-Augustin a beaucoup lutté contre le donatisme.

L'arianisme : Arius est un prêtre d'Alexandrie. Il affirme que le Fils, le Verbe, n'est pas Dieu comme son père mais une créature du Père. Un mouvement de violente opposition se lève dans l'Eglise, mais l'arianisme continue pendant deux siècles, relayé par les royaumes barbares jusqu'à la fin du VI ème siècle. De doctrine théologique, il devient affirmation politique.

4.4 Le Christianisme se définit :

Qu'est-ce qu'être chrétien ? Au IV ème siècle, ont lieu les deux premiers conseils œcuméniques :

  Le concile de Nicée se tient en 325 ; 220 évêques sont réunis, sur convocation de Constantin et non pas du Pape, pour mettre fin aux problèmes du donatisme et de l'arianisme. L'Empereur a mis la poste impériale au service des évêques.

  Le concile de Constantinople, tenu en 381, prononce une nouvelle condamnation de l'arianisme. Il redit la doctrine de Nicée et insiste sur la place faite à l'Esprit Saint.

Il y eut d'autre part des conciles régionaux, sur des problèmes plus localisés.

4.5 Le christianisme se vit au quotidien :

 C'est le temps où commencent à se fixer les paroisses : le christianisme devient rural dans plusieurs régions où existent des communautés rurales autour des communautés urbaines.

 Les évêchés se multiplient peu à peu. Les évêques jouent un plus grand rôle, ils lotissent l'espace.

La primauté romaine s'esquisse progressivement : non pas d'abord par une volonté du pape d'avoir le pouvoir, mais, vers la fin du IV ème siècle et surtout au V ème et VI ème siècle (Léon Le Grand), le pouvoir pontifical s'affirme de plus en plus. Ceci vient de l'abandon de tout pouvoir civil. A la suite des invasions, il ne reste que l'évêque du lieu pour représenter un pouvoir.

 Saint Damase (pape de 366 à 384) a connu une élection difficile car son adversaire l'antipape Ursin avait formé un groupe d'opposition. Il doit combattre dans les rues de Rome pour s'emparer du Latran ; les combats firent une centaine de morts. Il a aménagé Rome et fait construire de nombreuses églises.

Le christianisme vit avec les dimensions et les mœurs de l'époque. On organise la liturgie pour les fidèles. Les lieux sacrés, les églises sont construites et/ou aménagées. On utilise au début des bâtiments existants : les basiliques du Forum de Rome, des grands halls avec colonnades où les gens déambulaient ; les bâtiments sont fermés par une sorte d'abside où l'on met le trône de l'évêque et l'autel.

On construit des sanctuaires, lieux de pèlerinage (les stations de Rome) ; lotissement de la ville avec un tissu chrétien ; par exemple : les églises Saint-Pierre et Saint-Paul hors les murs et l'église Saint-Pierre-Saint-Paul à l'intérieur.

La vie s'organise autour des premiers sacrements : ceux de l'initiation chrétienne, le baptême, la confirmation (onction), l'eucharistie. Un sacrement est en cours de formalisation, c'est le sacrement de réconciliation (pour les fautes publiques).

  Le mariage est régi par le droit romain, c'est essentiellement un contrat. De plus en plus se prend la coutume, pour ceux qui sont très croyants, de bénir le mariage, de recevoir la bénédiction du prêtre ; mais cela ne créait pas encore le mariage religieux.

Les chrétiens s'organisent des pèlerinages vers le tombeau des saints, les lieux où il y a eu des martyrs ; sont privilégiés.

« qui en manipulait les contenus en fonction des milieux et des objectifs visés.

Si, dans l'élite du clergé, on connaissaitparfaitement le caractère monothéiste de la religion des Sarrasins, et même sa référence à Abraham, ce savoirdevait être fort peu partagé, sauf en cas de contacts directs, inévitablement limités. Dans les textes épiques les plus anciens, c'est l'adjectif « païen » qui était presque toujours utilisé pour designer lareligion de ceux qui, selon les cas (et avec de nombreuses variantes), étaient dits Sarrasins, Agaréniens, Ismailites,Arabes, Maures, Berbères, Turcs, Persans, « Azopards » (Ethiopiens) ou affublés de noms plus fantaisistes encore. Les protagonistes « païens » de ces histoires portent ordinairement des noms qui évoquent la magie et ledémoniaque : Loquifer, Agrapart, Noiron, orgueilleux.

Quand à leur aspect physique, il n'est presque jamaisentièrement humain, ni même d'une humanité réduite à la pure férocité : les images qui prédominent sont cellesd'êtres surhumains - inhumains - antihumains .Souvent, le païen est un géant, comme dans la traduction antique(connus à travers les classiques latins), mais aussi comme le Goliath biblique (de plus, le gigantisme était une descaractéristiques habituelles du Démon).

Et quand ils ne sont pas des géants les Sarrasins sont des êtresmonstrueux, voire diaboliques : noirs, avec des cornes, grinçant des dents (autant de traits qui persisterontlongtemps dans l'iconographie).

La couleur noire attribuée à la peau des païens appelle plusieurs remarques.

Nuldoute qu'elle puisse venir de fait que de nombreux Noirs d'Afrique servaient comme esclave ou comme soldats,surtout en Espagne et en Egypte.

Ce n'est que relativement tard que l'on associera à cette couleur de peaud'autres caractéristiques négroïdes tels les cheveux crépus, les lèvres humides, le nez épaté : au départ le noir desAgareni est plutôt celui des Yéménites, des Nubiens, des gens du Sahara .Mais la couleur noire comporte aussi une connotation diabolique, née de la tradition apologétique et patristique, où les Démons étaient présentés comme desEgyptiens ou des Ethiopiens.

A partir de cette image, vite enracinée, le mot maurus , désignant l'habitant de la Mauritanie est devenu non seulement un qualificatif ethnique ( los moros en Espagne), mais aussi (avec quelques variantes dans les langues romanes et en Allemand) un terme désignant la couleur noire de la peau et des cheveux.Même les emblèmes que l'imaginaire chrétien attribue aux musulmans sont propres à terrifier et à évoquer le Démon :des serpents, des dragons, des scorpions. Parfois, les troupes païennes comptent aussi des Amazones (l'Arioste, et le Tasse s'en souviendront encore) ainsique des centaures ( sagittarii ).

Dans la Chanson de Roland , l'émir est aidé par des géants ; dans le Coronemenz Loois (une chanson élaborée entre la première et la deuxième croisade), le héros chrétien, Guillaume, doit se battre contre l'émir Corsolt, un géant dont les possessions sont situées au-delà de la mer Rouge.

Mais Guillaume a pour amiet « frère d'armes » un autre géant, Renouard, qui est naturellement un bon chrétien, bien qu'il soit le fils du roisarrasin Deramé, ce qui explique ses dimensions démesurées.

Que tout Sarasin soit un suppôt du diable, les prodigesqui accompagnent sa mort le prouvent amplement : à peine est-il tombé dans la mêlée que des démons accourentpour emporter son âme.

Si les chrétiens sont protégés par la puissance des reliques et des bénédictions, lesSarrasins, eux, doivent leur force à la magie, à des pierres précieuses et des herbes dotées de pouvoirs secrets. Cet islam de la poésie épique, et donc la propagande, est une foi fausse et vicieuse (ce qui concordait avec cequ'en disaient les clercs les mieux formés).

Mais le contenu de cette fausseté et de cette méchanceté n'avait rienavoir avec les arguments apologétiques ou polémiques des théologiens.

La poésie épique nourrissait de détailsfabuleux des notions plutôt vagues : les Sarrasins adoraient des idoles monstrueuses, comme le colosse d'or deCadix de la Chronique du Pseudo-Turpin ; ils révéraient Mahomet comme un dieu et l'inscrivaient dans une « antitrinité » blasphématoire aux côtés d'anciens dieux païens, ou de divinités aux noms fantaisistes, souvent dérivés d'une onomastique démoniaque ou pseudo-scripturale. Quand à l'éthique de ces « païens » elle était à rebours de celle des chrétiens, et d'abord sur la question desplaisirs de la chair : on disait que les Sarrasins, pour obéir aux commandements de leur foi, étaient astreints à la piredébauche, tout cela à cause des mauvaises mœurs du fondateur de leur religion, lequel pour en éviter la honte, lesavait rendues obligatoires en les inscrivant dans la loi religieuse.

Au début du XIII e siècle, un Jacques de Vitry allait jusqu'à dire que les Sarrasins les plus cultivés et les plus intelligents, ceux qui connaissaient aussi bien la littératurede l'Antiquité que les écritures chrétiennes, se seraient certainement convertis si la permissivité sexuelle voulue parMahomet ne les retenait pas au sein de l'Islam.

Cette thèse aura aussi pour elle l'autorité de saint Thomas d'Aquin ;c'est pour appâter ses fidèles que Mahomet leur aurait promis une sexualité effrénée, et qu'il aurait rendu licites toutes formes d'actes libidineux.

Pour autant, au-delà de ces exagérations fantaisistes, parfois jusqu'au grotesque,ce serait une erreur de penser qu'elles étaient totalement arbitraires : parfois, à la base, il y a avait une véritécoranique, une intuition juste, la trace d'une mémoire séculaire. Ainsi, sur la question du culte diabolique des musulmans, l'équivoque était probablement due à un glissement desens intervenu dans certains termes ou concepts.

Lorsque les Sarrasins, avant la naissance de l'Islam, étaient desimples bédouins du désert, saint Jérôme, qui les connaissait bien, écrivait dans sa Vie d' Hilarion l'Ermite qu'ils étaient des adeptes du culte de « Lucifer », lequel, aux IV e et V e siècles, était tout simplement l'astre Vénus.L'importance des cultes astraux dans l'Arabie païenne est chose bien attestée, et la déesse Allat était identifiée à laplanète Vénus.

Or, c'est le même saint Jérôme qui avait proposé d'identifier l'astre lumineux du matin (c'est-à-direLucifer, « porte-lumière »), dont parlait le prophète Isaïe, avec le prince des anges rebelles de la traditionapocalyptique.

Tout cela rend moins bizarre qu'il n'y paraît le fait que, selon Nicétas de Byzance, Mahomet auraitimposé aux Sarrasins l'adoration d'une idole dont les caractéristiques rappelaient certainement Vénus mais quipouvaient s'adapter à n'importe laquelle des déesses-mères un peu partout, entre le « Croissant fertile » et l'Arabieheureuse, avant l'apparition du christianisme , et dont le culte , raccroché syncrétiquement à des traditionsparabibliques, était resté cher aux nomades.. »

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