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Nietzche Par le bien et le mal, 17

Publié le 06/11/2011

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Par delà le Bien et le Mal date de 1886, aurore de notre siècle.

On rappellera que Nietzsche fut d’abord un philologue, d’où son intérêt tout particulier pour le langage (cf. Le Livre du philosophe, notes 1872-1875). En ce sens, il est notre contemporain.

On s’interrogera toutefois sur les présupposés qui gouvernent sa dénonciation de la falsification du

langage. Cette falsification s’applique ici à un cas précis : le statut du je. Sont dénoncés les tropismes « grammaticaux » qui ont conduit à une métaphysique substantialiste ainsi qu’à une philosophie du sujet.

 

Ce texte est de style argumentatif. Nietzsche n’assène pas ici la thèse comme dans ses aphorismes, mais la déploie progressivement en trois temps (trois premières phrases). Puis (dernière phrase), il cherche à l’expliciter par une analogie avec la physique.

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D’emblée, le thème central est introduit : la « superstition des logiciens ». Une superstition n’est pas

croyance fausse mais bien une illusion plus ou moins volontaire (cf. Freud, L’Avenir d’une illusion). Les « logiciens » dont il est question sont, bien entendu, non les pratiquants de la logique moderne inventée par Frege et Russell au tout début du siècle, mais les philosophes et logiciens traditionnels qui se fient au schéma aristotélicien d’analyse qui, assimilant grammaire et logique, substantif et sujet, adjectif et attribut, débouche sur une conception substantialiste du monde (toute proposition est censée exprimer l’inhérence du prédicat dans le sujet substantiel).

Le soupçon nietzschéen est dès l'abord pertinent, car un philosophe travaille dans et par la langue. Le philosophe est fils du logos. Il doit donc répondre de sa parole, et des outils d'analyse qu'il utilise. Soit il en est conscient et réfléchit le plus possible sur ces schémas pour les maîtriser, soit il se laisse porter par la langue et est victime de sa « grammaire » spontanée. C'est alors qu'on peut parler de superstition : aveuglement par soumission inconsidérée à la langue et à sa logique apparente. À cette superstition, Nietzsche oppose « un petit fait très bref ». Au discours il objecte la réalité : «une pensée vient quand “elle” veut et non quand “je” veux ». On notera l’usage de guillemets qui signifie, par passage au métalangage, une mise à distance des pronoms personnels, des catégorisations grammaticales standard. Pas de sujet grammatical qui pense. Les « logiciens » usent et abusent ces catégories (cf. Benveniste : « catégories de pensée, catégories de langue », in Problèmes de linguistique générale, où il étudie les origines « grammaticales » de la catégorisation philosophique d’Aristote). La falsification est de vouloir à tout prix croire que c’est le « Je » qui pense. Que le sujet est maître de sa pensée. S’oppose le fait tout simple que c’est la pensée qui pense : que ça pense. Préfiguration du ça freudien. La catégorisation grammaticale traditionnelle masque la réalité du procès de pensée. Est dénoncé un abus philosophique des catégorisations superficielles de la langue. Nietzsche fait porter son soupçon sur la grammaire, il « déconstruit » la pensée classique en montrant ses racines grammaticales.

On connaît son aphorisme : « Si Dieu est une question philosophique, c'est que c'est un mot de la

grammaire ».Nietzsche préfigure ici l'epistemè contemporaine en portant la critique sur le langage, sur son usage spontané. Comme « philosophes du soupçon », il opère une modification radicale de la perception du langage, comme outil qui n'est ni neutre ni transparent (voir Les Mots et les choses de Foucault, les deux dernières épistémé). Abandon du présupposé cartésien selon lequel l’invention des idées est indépendante du langage, qui n'est que l’expression seconde et secondaire des idées (cf. supra, § 0.1).

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Nietzsche précise sa thèse révolutionnaire en portant l’attaque contre le sujet philosophique lié à une conception naïve du substantif grammatical. C’est la philosophie cartésienne du sujet qui est en cause. La grammaire impose un sujet au verbe « pense ». Et derrière le Je grammatical se profile l’ego cartésien, la res cogitans. Chez Descartes, l'ego n'est pas une hypothèse, mais un principe, la vérité première. Nietzsche parle ironiquement d'une « hypothèse », d'une « allégation ». Mais la «certitude immédiate », l'évidence d'une expérience intuitive, sans médiation, instantanée, antéprédicative, relève encore de l'illusion. L'exercice de réflexion du sujet ne peut pas être immédiat. Descartes évacue tout, sauf le langage. C’est la « grammaire » du je qui rend possible le sujet cartésien.

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Nietzsche radicalise sa thèse : on ne peut même pas dire que « quelque chose» pense, que ça pense, car c’est encore être victime de la « grammaire » en imposant un substrat au procès de pensée. Quoique l’on fasse, le langage suscite toujours une interprétation, donc une falsification du « petit fait très bref ». Cette interprétation se déroule en une routine automatique, irrésistible, que Nietzsche explicite sous

forme de syllogisme en BARBARA :

Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc penser suppose un sujet actif.

Nietzsche ne termine pas le syllogisme pour bien manifester son caractère routinier.

Le fait, le procès de pensée comme tel, est inéluctablement falsifié par une «grammaire » qui lui impose un sujet, un substrat.

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La thèse est maintenant claire. Mais sa radicale nouveauté peut dérouter. Nietzsche tente alors de la

justifier par une analogie avec la physique.

La physique atomiste antique, sur le même tropisme, a fait l’hypothèse des atomes, indispensables

substrats de la force agissante. Mais on a appris en physique à se passer de ce substrat. En physique

contemporaine, l'idée de substance n'a en effet plus de sens. Ne sont appréhendées que des relations.

Nietzsche suppose qu’il en sera de même en logique : que l’on s’émancipera de la « grammaire »

prédicative imposée par la tradition aristotélicienne. C’est exactement ce que fit la logique moderne en découvrant la spécificité des relations, irréductibles aux prédicats !

Au terme, il n'y a pas plus de moi qu'il n'y a d'atome. Le moi s'évapore, et donc s'écroule la philosophie du sujet. Se manifeste l’opacité foncière du langage qui apparaît comme l'outil privilégié de la pensée, l’instrument inéluctable de toute interprétation. Il convient désormais de s'interroger sur la « grammaire» utilisée, la logique de notre interprétation.

 

Nietzsche propose en trois étapes une thèse radicale, celle du caractère fallacieux de la croyance au

sujet. Celle-ci résulterait d’une antique « grammaire » conduisant à assigner un sujet, un agent à toute action. Il lui oppose le « petit fait » qu’est la réalité ultime d’un pur procès de pensée sans sujet, l’expérience d’un vouloir vivre universel.

La dénonciation du rôle métaphysique de la « grammaire », le soupçon jeté sur le langage annoncent l’approche contemporaine, et, par exemple, le « premier » Wittgenstein qui concevait la philosophie comme une activité thérapeutique visant à corriger l’usage défectueux du langage par les métaphysiciens. De même, sa critique virulente de la philosophie du sujet et de la représentation rejoint les thèses centrales de l’épistémé contemporaine.

Pour autant, Nietzsche ne saurait être notre contemporain en ce qu’il n’opère pas la réforme du langage au moyen d’un autre langage : la grammaire formelle de la logique mathématique (cf. Frege, Russell) ou au nom d’une connaissance sur le langage (linguistique pour Saussure et Benveniste, sémiotique

pour Peirce, pragmatique pour le « second » Wittgenstein). Il dénonce le rôle falsificateur du langage au nom d’une expérience mystique nous permettant d’accéder à la réalité ultime d’un pur procès devouloir vivre. En ce sens, il demeure un métaphysicien qui recherche un fondement En-deçà du langage (sur la critique de la philosophie comme recherche du fondement, cf. Peirce et le « second » Wittgenstein).

Si, par certains aspects, Nietzsche préfigure le « tournant linguistique », Nietzsche maintient la

distinction entre réalité et discursivité, langage et pensée, langage et action

 

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