Nabokov, Lolita (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Nabokov, Lolita (extrait). Humbert Humbert visite la maison de Mrs Haze, chez qui il envisage de prendre pension. Un sentiment de répulsion devant le désordre des lieux précède les deux signes légers qui annoncent la découverte de la merveilleuse Lo. Le noyau de prune luisant dans le compotier vide vaut comme concentré de dérision, et annonce le nonsense de tout ce qui va suivre. Humbert Humbert reconnaît Lo parce qu'il l'a rêvée. Au hasard de quelques stations dans les jardins publics, force lui a été de reconnaître son attirance pour les enfants-femmes. Il s'est payé de références littéraires -- Pétrarque et Laure, Dante et Béatrice -- et, en songe, il a créé Lo. Il l'a vue. Ici le réel est proustien : c'est l'abolition du temps entre deux motifs similaires. Toute la vie entre ces deux motifs est frappée de vacuité. Le roman trouve sa place, exactement, de l'autre côté de ce vide. Lolita de Vladimir Nabokov (chapitre 10) [...] De là, nous passâmes à un petit office et pénétrâmes dans la salle à manger, disposée parallèlement au salon que j'avais déjà admiré. Je remarquai sur le parquet une socquette blanche. Avec un murmure de désapprobation, Mrs Haze se baissa au passage pour la ramasser et la jeta dans un placard contigu à l'office. Nous inspectâmes sans nous attarder une table d'acajou supportant une coupe à fruits entièrement vide à l'exception d'un noyau de prune encore scintillant de fraîcheur. Je furetai dans ma poche à la recherche de l'indicateur des chemins de fer et l'extirpai discrètement afin de le consulter à la première occasion. Je marchais toujours derrière Mrs Haze quand, au-delà de la salle à manger, jaillit soudain une explosion de verdure -- « la piazza ! « chanta mon guide, et subitement, au dépourvu, une longue vague bleue roula sous mon coeur et là, à demi nue sur une natte inondée de soleil, s'agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour de la Riviera qui m'observait par-dessus ses lunettes noires. C'était la même enfant -- les mêmes épaules graciles aux reflets de miel, le même dos souple et soyeux et nu, la même chevelure châtaine. Le foulard noir à pois qui ceignait son torse cachait à mes yeux de simien sénescent, mais non point aux regards d'une mémoire toujours vivace, les seins juvéniles que j'avais caressés un jour immortel. Et, telle la nourrice d'une petite princesse de conte de fées (disparue, enlevée et découverte enfin, dans des haillons de bohémienne à travers lesquels sa nudité sourit au roi et à ses lévriers), je reconnus sur son flanc le signe bistre d'un minuscule grain de beauté. Hagard et extasié (le roi pleurant de bonheur, les trompes sonnant en fanfare, la nourrice ivre morte), je revis l'adorable courbe rétractile de son abdomen, où s'étaient jadis recueillies mes lèvres descendantes, et ces hanches enfantines où j'avais embrassé l'empreinte crénelée laissée par l'élastique de son short -- dans la fièvre de cette ultime et impérissable journée, derrière les Roches Roses. Les vingt-quatre années que j'avais vécues depuis se fondirent jusqu'à n'être plus qu'une flammèche imperceptible, qui palpita un instant et s'éteignit. Il m'est quasi impossible d'exprimer avec assez de force cet éclair, ce sursaut, ce choc de reconnaissance passionnée. Comme je passais près d'elle dans mon travesti d'adulte (un spécimen vigoureux et superbe du mâle de cinéma), durant cette brève rencontre noyée de soleil où mon regard glissa sur l'enfant à genoux et clignant les yeux derrière ses austères lunettes noires (le petit Herr Doktor destiné à apaiser tous mes maux), le gouffre désert de mon âme aspira les moindres détails de sa beauté radieuse, pour les confronter avec chacun des traits de mon amante disparue. Bien sûr, la nouvelle, cette Lolita, ma Lolita, devait par la suite éclipser totalement son modèle. Je veux pourtant souligner que ma découverte de Lolita n'était qu'une séquelle de ce « royaume auprès de la mer « de mon passé torturé -- ce royaume où courait l'Annabelle Lee que Poe chanta. Tout ce qui s'était intercalé entre ces deux moments n'avait été qu'une suite de tâtonnements, et d'impairs, et de pauvres miettes de plaisir factice -- et tout ce qu'ils avaient en commun les fondait l'un en l'autre. Je n'ai guère d'illusions. Mes juges ne verront ici qu'une turlupinade de fou dépravé et amateur de fruit vert. Au fond, ça m'est égal. Je sais seulement qu'en descendant avec la vieille Haze dans le jardin pétrifié et sans souffle, mes genoux n'étaient que le reflet de genoux dans une eau frémissante, mes lèvres étaient plus arides que le sable, et -- « C'était ma Lo, dit-elle, et voici mes lis. -- Oui, dis-je, oui. C'est merveilleux, merveilleux, merveilleux. « Source : Nabokov (Vladimir), Lolita, trad. par Eric H. Kahane, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1998. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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