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Mossadegh, l'Iranien qui fit trembler l'Occident

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

21 décembre 1953 - La cour martiale a délibéré pendant huit heures dans le vieux palais Qadjar de Saltanabad transformé en prison-tribunal. Les juges entrent dans la salle des miroirs qui ressemble plus à la salle des fêtes d'une mairie de banlieue qu'à la Galerie des glaces. L'accusé est amené dans un silence de mort, soutenu ou traîné, on ne sait trop, par un officier. Crâne lisse comme un oeuf, visage émacié, regard flamboyant, d'une maigreur fascinante, ce vieillard a fait trembler l'Occident : le premier, il a osé nationaliser le pétrole, avant d'être lâché par le parti Toudeh (communiste) et foudroyé par la CIA. Le docteur Mohamed Mossadegh écoute, debout, le greffier qui lit d'une voix nasillarde, pendant trois quarts d'heure, les vingt pages d'attendus. Quatorze chefs d'accusation : haute trahison, désobéissance au chah, atteinte à la couronne et à la Constitution, tentative de renverser le régime, intention de proclamer la République... " Pour tous les crimes précités, Mossadegh est condamné à mort conformément à la loi, mais, sur intervention du chah, sa peine est commuée à trois ans de prison ", conclut étrangement l'huissier au terme des cinquante-trois jours. Un officier a préparé des sels pour le condamné qui a l'habitude de s'évanouir. Mais l'ancien premier ministre surprend la salle-une centaine de personnes, dont la moitié de journalistes-en remerciant les juges de leur clémence. Quel contraste avec ce matin du 9 novembre où le " vieux lion rugissant ", comme on l'appelait, s'était écrié à la première audience : " Même si le chah m'accordait la grâce, je la refuserais. On ne gracie que les traîtres, et je ne suis, moi, qu'une victime de l'étranger! " Sous trois robes de chambre superposées à son pyjama, il s'était livré à un numéro d'acteur extraordinaire, passant du rire à l'imprécation, de l'évanouissement au clin d'oeil malicieux au public, à la flèche décochée aux juges médusés et au procureur embarrassé. " Il y a trois mois, lance-t-il à ce dernier, le général Azemodeh, vous n'étiez qu'un simple officier du génie. Je vous reconnais. Vous aviez décliné un poste dans la justice militaire parce que votre niveau d'éducation était... insuffisant! " Ayant mis les rieurs de son côté, il proclame l'incompétence du tribunal : " Le chah règne mais ne gouverne pas. Premier ministre d'un royaume constitutionnel, je ne peux être démis que par une décision du Parlement et non par un firman impérial, apporté en pleine nuit, pendant qu'on arrêtait les ministres et qu'on coupait le téléphone ". Moribond infatigable, il raconte, cinq heures durant, ce qu'a été son action. Il le redit, plus brièvement, dans sa dernière plaidoirie dont il fait son " testament politique " : " Le seul crime que j'ai commis est la nationalisation du pétrole. J'ai lutté contre le plus grand empire du monde... J'ai lutté également contre la plus grande entreprise d'espionnage du monde. Mais ces gens que j'ai battus veulent montrer aux peuples d'Orient ce qu'ils réservent à un homme qui ose les braver... Je voulais maintenir la neutralité de l'Iran entre les deux blocs occidental et oriental, afin de ne fournir, ni à l'un ni à l'autre, l'occasion de détruire notre pays... Hommes et femmes d'Iran, poursuivez notre mouvement national jusqu'à la victoire prochaine! " S'il a accepté la grâce, c'est que le chah est intervenu dès le début du procès pour reprocher au procureur d'avoir qualifié l'accusé de " traître ". La presse britannique a présenté le " patriote en pyjama " comme un bouffon-et sans doute avait-il parfois donné prise à cette critique-mais le souverain éprouvait secrètement de l'estime pour cet aristocrate qui, comme lui, avait voulu la grandeur de l'Iran. Peut-être pressentait-il que ce diable d'homme, qu'abhorrait déjà l'ayatollah Khomeiny, entrerait dans l'histoire pour avoir mené, en 1951, la première bataille économique des pays pauvres qui préfigurait la nationalisation par Nasser, cinq ans plus tard, de la Compagnie universelle du canal de Suez. Deux batailles qui allaient modifier l'équilibre des forces au Proche-Orient et en Méditerranée, par l'émergence du tiers-monde et l'effacement des anciennes puissances coloniales-France et Grande-Bretagne-au profit des Etats-Unis et de l'URSS. Né officiellement en 1881, mais sans doute plus tôt, en réalité, il appartenait, par sa mère, à la dynastie des Qadjar. Il avait épousé la fille de Nasser ed-Din chah qui régna de 1848 à 1896. Grand propriétaire foncier-ce qui ne l'empêchera pas d'inspirer une réforme foncière,-immensément riche, il tranchait sur les autres politiciens d'un pays où la corruption fait partie des moeurs : il était intègre et avait le sens de la chose publique. Après des études de droit à Paris et à Genève, il devient ministre dans les derniers gouvernements qadjar avant qu'un colonel des cosaques, Reza khan, s'empare du pouvoir et fonde la dynastie Pahlevi. Mossadegh est favorable aux mesures de modernisation, mais il condamne le pouvoir absolu au nom de la Constitution de 1906, ce qui lui vaut d'être exilé à 1200km de la capitale, près de la frontière afghane. Il y demeurera jusqu'à l'abdication du souverain, en 1941. En 1943, il devient le premier député de Téhéran par le nombre des suffrages. A l'époque, le nord de l'Iran est occupé par l'armée rouge, et la Grande-Bretagne a la haute main sur le reste du pays. Staline, qui a des visées sur le naphte de l'Azerbaïdjan iranien, serait prêt à troquer le retrait de ses soldats contre une concession. Mais Mossadegh provoque sa fureur en faisant voter, en 1944, une loi interdisant l'octroi de toute concession pétrolière sans approbation du Parlement. Cette initiative en fait l'idole du Bazar, tout-puissant à Téhéran. Il ne tardera pas à devenir le symbole de la résistance populaire à toutes les mainmises étrangères sur l'Iran. L'enjeu est considérable. Il faut remonter à ce 28 mai 1901, où l'ingénieur et homme d'affaires William Know d'Arcy avait payé comptant 200.000 francs or une concession d'une durée de soixante ans. En 1909, l'Anglo-Iranian Oil Company se substitue à lui et construit la première raffinerie d'Abadan. La guerre de 1914-1918 accroît l'intérêt de Londres pour le pétrole iranien, la Royal Navy l'ayant préféré au charbon pour ses navires. Sous l'impulsion du jeune Winston Churchill, l'amirauté britannique s'attribue la majorité des parts du capital avec droit de veto. La seconde guerre mondiale renforce l'importance de ces gisements qui servent à ravitailler la Navy et la RAF. Dans les bases d'Aden, de Singapour et de l'Inde. L'Anglo-Iranian ne songe nullement à renoncer à la part du lion qui est la sienne. En 1950, l'Iran, quatrième producteur mondial, n'a touché que 450 millions de royalties, soit 9 % des bénéfices avoués par la compagnie. A l'époque, on est en pleine guerre de Corée. Un an avant, le Kuomintang, miné par la corruption, s'est effondré sous les coups des communistes. Aussi, lorsque le chah s'était rendu à Washington pour obtenir un prêt, les Américains lui avaient-ils conseillé d'entreprendre des réformes. Rentré les mains vides, il s'efforce de suivre leurs conseils, dans un pays qui supporte de plus en plus mal de vivre dans la misère. Manifestations de rue, attentats, assassinats, finissent par inquiéter Londres et Washington. Pour éviter le pire, l'Anglo-Iranian avait accepté une révision de la concession. L'accord prévoyait, en gros, un doublement des redevances versées à l'Iran : plus de 18 millions de livres en 1948 au lieu de 9, et 23 millions en 1949 au lieu de 13. Mais la commission parlementaire des affaires pétrolières, présidée par Mossadegh, refuse de ratifier l'accord, qu'elle juge insuffisant. Trois forces s'affirment alors dans le pays. Les nationalistes du Front national, fondé par Mossadegh en 1947 les communistes du Toudeh, qui est au faîte de sa puissance, et les religieux conduits par l'ayatollah Kashani, qui entretient des liens ambigus avec la confrérie terroriste Fedayan eslam (combattants de l'islam) de Navab Safvi, qui fait assassiner les dirigeants jugés trop anglophiles. Le 7 mars 1951, l'homme fort du régime, le général Ali Razmara, premier ministre, partisan de l'accord, tombe à la mosquée sous les coups d'un membre de la secte. Les événements se précipitent. Le 20 mars, le Majlis (Chambre) et le Sénat votent à l'unanimité le texte suivant : " Pour le bonheur et la prospérité de la nation iranienne et dans le dessin d'assurer la paix du monde, il a été décidé de nationaliser l'industrie pétrolière sur l'ensemble du territoire, ce qui veut dire que toutes opérations d'exploration, d'extraction et d'exploitation seront désormais exercées par le gouvernement ". Le 27 avril, le nouveau premier ministre, Hossein Ala, un modéré nommé le 11 mars, démissionne sous la pression de la rue. Le Majlis soutient à une forte majorité la candidature de Mossadegh. Le chah s'incline le 30 avril. Le 1er mai, le Toudeh mobilise trente mille manifestants, qui défilent avec des drapeaux rouges, devant le Parlement. Le lendemain, le chah promulgue la loi de nationalisation. La véritable épreuve de force commence entre Londres et Mossadegh, qui est entraîné dans un engrenage révolutionnaire qui lui échappera. Les Anglais s'adressent à la Cour internationale de La Haye. Mossadegh, qui conteste cette juridiction, s'y rend le 9 juin 1952 et plaide en français : " L'Anglo-Iranian était un Etat dans l'Etat. Tout était entre les mains des Anglais. L'Iran n'avait aucun droit de regard sur les quantités et sur les prix du pétrole. Cette affaire révèle d'une juridiction iranienne ". Il obtiendra satisfaction lorsque, le 22 juillet, la Cour se déclare incompétente par 9 voix contre 5. Entre-temps, il a fallu affronter les Anglais sur le terrain. L'Iran, dont les caisses sont vides, cherche à vendre sa production, mais Londres veille et menace d'arraisonner tous les " bateaux pirates " qui transporteraient du " pétrole rouge ". Une firme italienne, l'Ente Petrolifere Italia Medioriente, conclut néanmoins le premier gros contrat pour l'achat de 2 millions de tonnes par an pendant dix ans. Un cargo battant pavillon du Honduras, le Mary Rose, effectue le premier chargement et, pendant quelques jours, retient l'attention du monde entier : réussira-t-il à forcer le blocus de la Royal Navy? Surveillé par les avions de la RAF, il finira par être arraisonné et obligé de gagner Aden où il est mis sous séquestre. Pour affronter les difficultés qui s'accumulent, Mossadegh réclame les pleins pouvoirs. Ne les obtenant pas, il tente une manoeuvre en démissionnant. Loin de le rappeler, le chah nomme Ghavam Sultaneh. Le Front national lance alors un ordre de grève générale et l'ayatollah Kashani appelle à la guerre sainte. Le Toudeh mobilise ses forces. A Téhéran comme à Abadan, la foule affronte la troupe et les blindés aux cris de " A mort le traître Ghavam! ". Le chah rappelle Mossadegh, qui obtient les pleins pouvoirs et entame des réformes. Washington, qui redoute de voir le Toudeh et Moscou profiter des désordres qui continuent, incite Londres à formuler de nouvelles propositions. Mais le " vieillard entêté ", comme l'appelle le souverain, refuse le principe de l'indemnisation : il se sent fort de son bon droit, des succès remportés à La Haye puis au Conseil de sécurité, enfin du rapport de deux Français, l'expert-comptable Henri Rousseaux et le juriste Charles Gidel, professeur à la faculté de droit de Paris, démontrant que les bénéfices et les malversations de l'Anglo-Iranian compensent largement la valeur des biens nationalisés. Londres rejette les contre-propositions de Mossadegh, lequel, toujours intransigeant, rompt les relations diplomatiques le 16 octobre 1952. Ce jour-là, il a commis l'erreur qui lui sera fatale : la négociation lui aurait permis de consolider ses acquis l'affrontement va le perdre, parce que le vent a tourné et que le rapport de forces ne lui est plus favorable. A Londres, Churchill et les conservateurs sont au pouvoir depuis un an et, à Washington, Foster Dulles, un " dur " sera bientôt secrétaire d'Etat. Les compagnies pétrolières internationales se liguent pour étrangler l'Iran : elles poussent la production d'Arabie Saoudite, d'Irak et du Koweit et décourageant les acheteurs de pétrole iranien, qui, dès lors, se dérobent. Anticommuniste, Mossadegh ne veut pas du soutien du Toudeh, mais il est happé dans la spirale : il risque, malgré lui, d'être attiré dans l'orbite économique de Moscou, et le différend pétrolier menace de dégénérer en conflit Est-Ouest. Au cours du premier semestre 1952, le commerce avec le Royaume-Uni a diminué de 65 %, alors que les échanges avec l'URSS ont augmenté de 60 %. Les Etats-Unis ne voient que ces chiffres et veulent ignorer l'accroissement des transactions avec la France et la RFA. Au début de 1953, lorsque Eisenhower s'installe à la Maison Blanche, le sort de Mossadegh est scellé. Sa chute n'est plus qu'une question de mois. Le " vieux renard " a flairé le danger. Il se fait plébisciter par le peuple-99 % des voix,-obtient le renouvellement des pleins pouvoirs et le ministère de la défense. Il croit tout tenir, mais tout lui échappe. Les communistes et les religieux le " lâchent " au moment décisif, chacun des deux groupes espérant récupérer la situation à son profit; ils le regretteront amèrement, lorsque la répression ne tardera pas à les frapper sans pitié. Le 13 août 1953, le chah nomme le général Zahedi premier ministre et destitue Mossadegh, qui échappe aux forces venues l'arrêter. Il refuse de s'incliner. Le 15, le roi se réfugie à Bagdad puis à Rome. Mossadegh semble avoir gagné... Les communistes et les religieux le " lâchent " au moment décisif, chacun des deux groupes espérant récupérer la situation à son profit ils le regretteront amèrement, lorsque la répression ne tardera pas à les frapper sans pitié. Le 13 août 1953, le chah nomme le général Zahedi premier ministre et destitue Mossadegh, qui échappe aux forces venues l'arrêter. Il refuse de s'incliner. Le 15,le roi se réfugie à Bagdad puis à Rome. Mossadegh semble avoir gagné... Mais, dans les jours qui précèdent le 19, les bas quartiers se vident: truands et chômeurs ont été copieusement arrosés par le général Schwartzkopf-il aurait dépensé 10 millions de dollars en quelques jours-de la CIA. Ils rejoignent les troupes de Zahedi, qui s'emparent de la radio, et, au passage, se livrent au pillage. La maison de Mossadegh est éventrée par un char Sherman. Samedi 22 août, la foule manipulée par la CIA accueille triomphalement le souverain qui regagne la capitale. Le 24, Mossadegh est arrêté. Jugé comme on l'a vu, il se retire, une fois sa peine purgée, dans sa propriété d'Ahmad-Abad, à une centaine de kilomètres à l'ouest de Téhéran. Le 6 mars 1967, trois malheureuses lignes annoncent sa mort dans la presse iranienne. Douze ans après, jour après jour, alors que la révolution vient de triompher sur les ruines de la monarchie, un million d'Iraniens vont à pied, à motocyclette, en voiture, rendre hommage à l'ancien premier ministre enterré à Ahmad-Abad. PAUL BALTA Le Monde du 18-19 décembre 1983

« En février 1948, à la sortie d'un cinéma, le roi est conspué, pour la première fois, par une foule de badauds.

En avril, nouveaufait sans précédent, la police se met en grève.

Les signes avant-coureurs de la décomposition de l'Etat se multiplient : débrayagesd'ouvriers de l'industrie, révolution paysanne sur les terres appartenant à des membres de la famille royale, extension de l'influencecommuniste dans les milieux urbains. Le 15 mai 1948, la guerre de Palestine permet au roi Farouk de monter une manoeuvre de diversion de grande envergure.

La" jihad " (guerre sainte) contre les " usurpateurs sionistes " nécessite une " mobilisation nationale ".

La loi martiale est proclamée.Les communistes, assimilés aux sionistes pour les besoins de la cause, les syndicats, les dirigeants nationalistes, les " défaitistes ",sont internés en bloc.

La presse est muselée.

Le juif devient le seul ennemi à abattre. Mais l'aventure ne dure pas.

La défaite militaire nourrit les rancoeurs non seulement des civils, mais surtout des soldats, qui,dans leurs tranchées, apprennent par des camarades de passage la dolce vita dans laquelle se complaisent le roi, son entourage etla classe dirigeante dans les cabarets du Caire et d'Alexandrie.

Vaincue, l'armée apprend la trahison dont elle était la victime :l'armement livré, de mauvaise qualité, avait été acheté, par des intimes du roi, au rabais contre de grosses commissions.

C'est lagoutte d'eau qui fait déborder le vase : Gamal Abdel Nasser et ses compagnons jurent d'abattre la monarchie honnie. Le coup de grâce n'a été donné que le 23 juillet 1952; l'agonie devait en effet durer quatre ans, au cours desquels Farouk tentapar tous les moyens de prolonger la vie de son régime. Le 26 janvier 1952, petit Néron, il assiste, impassible, à l'incendie du Caire.

Entouré de six cents officiers, invités à sa table, ilrefuse d'interrompre le banquet pour sévir contre les incendiaires. Pourquoi l'aurait-il fait ? Le lendemain, il devait prendre prétexte de " l'incurie de l'administration " pour rétablir la loi martiale etrévoquer le gouvernement de Nahas Pacha.

Celui-ci, à l'encontre de la volonté royale, avait auparavant dénoncé le traité anglo-égyptien de 1936 et déclenché la guérilla contre les forces britanniques dans la zone du canal de Suez. Parti en exil, le roi Farouk perdit rapidement la cohorte de confidents et d' " amis " qui l'avaient adulé pendant plus de quinzeans. Il mena par la suite une vie relativement effacée, et il est mort oublié des hommes et de Dieu. ERIC ROULEAU Le Monde du 19 mars 1965. »

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