Montesquieu, Lettres Persanes, (1721), lettre 29.
Publié le 16/10/2010
Extrait du document
Introduction:
I – Le dispositif de narration et ses effets.
1 - le dispositif de narration et ses marques.
- il s'agit d'une lettre, comme l'indique dès le départ l'en-tête (« Rica à Ibben, à Smyrne ») , puis les adresses au lecteur (« tu sauras », l.15, « aussi puis-je t'assurer », l.32). Chaque paragraphe, en particulier au début, est informatif, voire définitoire (« Le Pape est le chef des chrétiens », l.1, etc...). Nous sommes d'entrée de jeu mis dans le contexte: un observateur décrit une réalité à un destinataire, en Perse.
- cet observateur est lui même Persan, et étranger au contexte européen et chrétien. Il emploie des termes empruntés au monde musulman (« Rhamazan »l.21, « dervis », l.28) ou bien des périphrases (« de petits grains de bois » pour le chapelet, l.49, « deux morceaux de drap attachés à deux rubans » pour le scapulaire l.50-51) pour désigner ce dont il ne connaît pas le nom, il met en italiques (« Saint Pierre », l.7, « hérétiques », l.36, etc.) les mots qu'il découvre, dont il est curieux et dont il veut rendre son lecteur curieux.
Un observateur étranger décrit par lettre une réalité qu'il découvre naïvement: tel est le dispositif de narration du texte. Quels vont en être les effets?
2 - un effet plaisant.
Le discours de Rica fait sourire le lecteur. Rica est forcé à la maladresse dans ses descriptions (emploi des périphrases), à des incompréhensions (il confond succession spirituelle et matérielle aux lignes 6 à 9), ou à des hypothèses approximatives (l.15-25, il met le manque de rigueur spirituelle des chrétiens sur le compte d'une décision collective; l.35-43 il réduit hérésie et orthodoxie à un jeu d'accusation arbitraire). Le lecteur est également surpris du caractère crédible de ces hypothèses, et de la facilité avec laquelle on peut décrire le christianisme avec des termes inappropriés ou naïfs. Ce texte plaisant nous mène à un regard critique, acerbe, sur l'Occident.
3 – un effet critique.
Les hypothèses de Rica sont parfois fausses, mais dévoilent des apparences peu flatteuses (le Pape est, pour un étranger, plus remarquable pour son argent que pour son aura spirituelle). D'autres fois, elles ne sont qu'à moitié fausses: la logique cachée derrière les indulgences (l.15-25) n'est elle pas la paresse collective, comme le devine le narrateur? D'autres fois encore, notre Persan se contente de décrire, mais sa franchise sans filtre révèle la vérité crûment: « C'est une vieille idole qu'on encense par habitude »l.2-3; « il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ. », 32-34.
C'est donc une double énonciation que nous pouvons percevoir dans ce texte: il y a la voix de Rica, tâtonnant pour découvrir la vérité et révélant malgré lui les hypocrisies et contradictions du monde chrétien; et puis la voix de l'auteur, Montesquieu, qui utilise son personnage comme un masque pour critiquer sa société. Et, si Rica est sincère dans son étonnement, Montesquieu est ironique, lorsqu'on lui attribue les phrases du Persan.
II – Un regard étranger: la naïveté de Rica et l'ironie de Montesquieu.
1. Dans le premier paragraphe, Rica se contente de définir le Pape. Ce qu'il donne pour une évidence devient extrêmement provocateur si on le met dans la bouche de Montesquieu: « Le Pape est le chef des Chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. », tout comme l'erreur d'interprétation devient ironique (l.6-9). Le voyageur renvoie également involontairement la gloire du Pape à un passé lointain (opposition « déposait »/ « déposent »).
2. Le second paragraphe commence sur le même mode en opposant le rôle des évêques « assemblés » et « en particulier »: il font des règles puis dispensent leurs ouailles de les respecter. Puis Rica tente, en sus, de trouver une explication à ce qu'il observe: les rites chrétiens sont tellement « difficiles », dit-il avec admiration, que décision fut prise de ne plus les observer. Le décalage entre cet objet d'admiration et la résolution du problème, opérée par un « on » vague (l.17 et 19) pour de basses raisons de commodité, est un moyen d'insistance ironique, si l'énonciateur est Montesquieu, sur la faiblesse morale des chrétiens. De même pour l'anaphore du « si », faisant la liste des obligations qu'on peut ne pas tenir, le plus facilement du monde (l.20-25).
3. Les deux paragraphes suivants (l.26-34), retournent à un mode purement descriptif, mais en introduisant avec force l'idée de conflit (guerre des idées et guerres civiles), accentue encore le caractère polémique du texte. Que le « royaume » du christ soit celui des guerres civiles n'a pas de connotation particulière pour Rica, mais pour le lecteur et pour l'énonciateur Montesquieu, cela marque une forte contradiction entre le message du Christ (le « royaume du Christ » est censé être un royaume de paix) et la réalité du christianisme.
4. C'est à nouveau à des hypothèses sur les rouages de la société occidentale que se livre le narrateur au paragraphe suivant (l.35-43), cette fois pour démêler ce qui fait un hérétique ou un orthodoxe. Mais plutôt qu'une logique cachée paresseuse, c'est une logique absurde que révèle cette fois le discours naïf du Persan. Les hérétiques sont ridicules car ils sont comme des victimes volontaires (« n'est hérétique qui ne veut »,l.38). Les orthodoxes le sont aussi, car il se justifient seulement par le fait d'accuser les autres et de s'inventer une différence, une « distinction », « intelligible ou non » - on sent ici une pointe d'agacement chez Rica. Encore une fois, il s'agit d'observations curieuses de la part du narrateur, et de malice ironique de la part de l'auteur.
5. Le dernier paragraphe est le rapport par Rica d'informations sur la situation religieuse dans des pays qu'il n'a pas visité mais dont il a entendu parler: L'Espagne et le Portugal. Les conditions auxquelles on n'est pas brûlé vif dans ces contrées moins tolérantes sont rendues plus ridicules encore par les périphrases de Rica (l.49-52), qui en soulignent l'arbitraire: « heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main (... ) Galice ! » .Rica exprime enfin non seulement son étonnement, mais son indignation: il emploie une comparaison frappante (« brûler un homme comme de la paille », l.47), montre de la compassion envers les victimes (« un pauvre diable », l.53), et s'exclame « Point de distinction! » (l.57), marquant ainsi sa préférence pour les moeurs des français et des Allemands, certes absurdes mais plus humains. L'ironie de Montesquieu est toujours présente, en particulier avec la présence d'euphémismes (« n'entendent point raillerie », l.46, « bien embarrassé », l.53), par lesquels l'auteur fait ressortir le décalage entre la description polie de Rica et
la réalité des persécutions religieuses.
Le narrateur fait passer son lecteur du Pape aux évêques, des évêques aux moeurs des pays d'Europe. Les raisons devinées par Rica pour ce qu'il observe sont toujours flottantes, contradictoires, les réalités elles mêmes sont changeantes – mais toujours cruelles. C'est au bout du compte cette valse arbitraire du social que le texte pointe du doigt.
III – Un regard étranger: une défense du relativisme au nom de valeurs humanistes.
1 – Les sociétés sont changeantes, dans le temps et dans l'espace: le Pape était puissant hier, les sultans le sont aujourd'hui. La France et l'Allemagne ont des pratiques, l'Espagne et le Portugal en ont d'autres.
2 – Les différentes réalités sociales semblent être interchangeables, et surtout obéir à des logiques arbitraires: on peut parler du Carême en ployant le mot « Rhamazan », des moines avec le mot « dervis ». Comme l'orthodoxie, la société n'est pas « intelligible » (l.41). Le deuxième et le cinquième paragraphes (l. 10-25 et l. 35-43) nous montrent que la règle, c'est l'exception à la règle: les évêques ont des fonctions opposées lorsqu'ils sont « assemblés » et « en particulier », et Rica fait la liste (l.20-25) de toutes les règles auxquelles on peut échapper; l'hérésie n'est rien d'autre que le résultat d'un jeu, un jeu d'accusation. Dans un cas comme dans l'autre, échapper à ses propres valeurs est très facile: le Pape ou l'évêque « donne aussitôt la dispense »; pour être orthodoxe « il n'y a qu'à » accuser les autres d'hérésie. Ainsi tout se passe comme si des décisions avaient été prises, mais par des décideurs qui restent flous: « on » encense le Pape (l. 2), « on » prend le parti (l.19). Les décisions semblent se prendre toutes seules: « jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer. » (l.30-31). Les réalités sociales ne sont peut-être que des étiquettes, comme le suggère l'insistance sur l'acte de nommer (« appelés »l.36, « se faire appeler »l.42). Une fonction religieuse n'est qu'une « idole »(l.2), un « nom de ralliement » (l.38).
3 – Montesquieu n'est pas pour autant un pessimiste, cette relativité des moeurs est ce qui fait que Rica peut comparer Orient et Occident. Le narrateur admire la gloire passée de la chrétienté, et laisse entendre sa fierté de venir d'une région moins belliqueuse (l.32-34). La logique qu'il devine dans les sociétés européennes est défaillante, mais, avec ses yeux neufs, vierges, il la perçoit comme quelque chose d'acceptable – à moins qu'elle mène à des traitements inhumains. Et c'est là qu'une universalité des valeurs humaines s'exprime: dans le refus du Persan – et de Montesquieu – des guerres civiles et des persécutions au nom d'idées religieuses toujours relatives.
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