Devoir de Philosophie

Montaigne - Explication de texte extrait livre III

Publié le 17/11/2013

Extrait du document

montaigne
Explication de texte : Essais de Montaigne, « Mais aux affections...en sa profondeur » (III, 10, p. 279-281). Introduction En publiant ses Essais en 1580, Montaigne lance un nouveau genre, l'essai. Il ne s'est cependant pas arrêté à imaginer une nouvelle forme littéraire, il a agrémenté son oeuvre en faisant des références à des auteurs latins de l'Antiquité comme Ovide, Sénèque et Horace dans l'extrait qui sera expliqué ici. Le terme essai qui renvoie aux notions de pesée et de tentative se traduit dans l'essai par un ensemble de délibérations de l'auteur. L'essai est donc un lieu ouvert aux idées et au débat mais il se veut avant tout persuasif à propos d'une vérité personnelle qui est en cesse en mouvement, chassant l'a priori d'une pensée figée qui pourrait repousser le lecteur. Cette pensée mouvante est le résultat du scepticisme de Montaigne qui le pousse constamment à évaluer la pertinence de ses réflexions. L'essai interroge plus qu'il n'explique ou démontre. Le passage se situe à l'entame du chapitre 10 du livre III intitulé De Ménager sa volonté qui prend la suite du chapitre 9 De la vanité qui nous interpellait sur la condition humaine. Montaigne expose ici son refus de se donner aux autres, il le justifie en contrastant son attitude avec celle des autres hommes qui s'asservissent et qui perdent donc leur liberté. Dans l'extrait proposé Montaigne évoque le don de soi à travers trois axes de réflexion : Le refus de se donner aux autres. De « Mais aux affections... » (l.1) à « ...ne t'éloigne pas » (l.29). Penser aux autres nous rend esclave. De « Les hommes se donnent à louage... » (l.30) à « ...jusqu'à tant qu'elle se couche » (l.46). La générosité est une façade à l'égoïsme. De « L'occupation est à certaine manière... » (l.46) à « Suppositos cineri doloso » (l.65). Le refus de se donner aux autres. Dans ce début d'extrait, Montaigne met en garde contre le fait de penser aux autres en ignorant son propre intérêt. Il pose d'abord le problème pour ensuite proposer une solution. Un affaiblissement de l'esprit Montaigne assimile le fait de penser aux autres avant de penser à soi comme un affaiblissement de l'esprit. Il ne nous l'explique qu'après avoir donné son opinion et ce dès les deux première phrases. La première : « Mais aux affections qui me distraient de moi et attachant ailleurs, à celles-là certes m'opposé-je de toute ma force ». Montaigne indique que lorsque nous nous concentrons sur autrui, nous nous délaissons et comme il le dit, il s'y oppose. Ensuite : « Mon opinion est qu'il se faut prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même ». Montaigne qui en s'inspirant de Sénèque trouve légitimité à ce qu'il dit et ce de deux manières. La première est propre à Sénèque qui fait partie des auteurs classiques et dont les textes sont très respectés. La deuxième appuie très fortement son opinion puisqu'elle est sujet à réflexion aujourd'hui en 2009. Seize siècles séparent l'épître de Sénèque des Essais de Montaigne et pourtant ces deux auteurs tirent le même constat. Cette phrase prend d'autant plus d'impact vis-à-vis du lecteur car elle garde cet effet sur nous aujourd'hui après moins de 500 ans. Par cette phrase, Montaigne met en lumière que la nature humaine est une constante inchangée à travers les civilisations qui se sont succédées en Europe depuis l'Antiquité. Après avoir affiché sa position, Montaigne rentre dans la justification des lignes 9 à 12 : « Les débats contestés et opiniâtrés qui donneraient en fin avantage à mon adversaire, l'issue qui rendrait honteuse ma chaude poursuite, me rongeraient à l'aventure bien cruellement ». Ici, Montaigne rappelle que l'empathie s'applique à toute occasion dans notre vie. Il prend l'exemple d'un débat argumentatif qui n'en serait plus un si nous faisions preuve d'empathie car nos arguments perdraient leur incisivité en se mettant à la place de notre détracteur que nous aurions peur de froisser alors que celui-ci ne se priverait pas de le faire. Cela nous porterait au final un préjudice car nous serions dévalués sur le plan intellectuel et serait source d'une frustration intérieure comme le dit Montaigne en utilisant le verbe « ronger ». Il nous interpelle aussi des lignes 12 à 16 : « Si je mordais à même, comme font les autres, mon âme n'aurait jamais la force de porter les alarmes et émotions qui suivent ceux qui embrassent tant ; elle serait incontinent disloquée par cette agitation intestine ». Montaigne mais ici en jeu le côté psychologique de ce qu'il dénonce. Il parle d'un déséquilibre mental, d'abord sur le plan émotionnel où Montaigne estime que l'empathie fait perdre l'essence même de l'émotion par rapport à une situation donnée, on le voit quand il dit ligne 13 et 14 : « mon âme n'aurait jamais la force de porter les alarmes et émotions qui suivent ceux qui embrassent tant ». Puis, il parle d'un déséquilibre de la personnalité en utilisant les mots « incontinent », synonyme d'impureté, ligne 15 et « disloquée », ligne 15 également. Le terme d' « impureté » implique la notion de déséquilibre et le terme « disloquée » renforce cette notion de déséquilibre car disloquée prend ici le sens d'une personnalité incomplète. Le détachement pour agir efficacement Par la suite, Montaigne nous délivre ses solutions. D'abord des lignes 16 à 20 : « Si quelquefois on m'a poussé au maniement d'affaires étrangères, j'ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m'en charger, non de les incorporer ; de m'en soigner ; oui, de m'en passionner nullement : j'y regarde, mais je ne les couve point ». Montaigne concède qu'on peut s'occuper des autres. Il précise toutefois qu'il faut le faire avec réflexion, utiliser sa raison et non sa passion comme il nous le montre en prenant exemple sur sa propre gestion qui consiste à ce que ce bagage ne se transforme pas en fardeau. D'autant plus que Montaigne se clame de faire partie du commun des hommes ou tout du moins sur le plan mental. Quand il s'expose ainsi, il a à l'esprit l'idée de nous montrer que n'importe qui peut suivre son exemple. Il ne satisfait pas de ce seul argument, il rajoute des lignes 21 à 25 : « J'ai assez affaire à disposer et ranger la presse domestique que j'ai dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger, et me fouler d'une presse étrangère et suis assez intéressé de mes affaires essentielles, propres et naturelles ; sans en convier d'autres foraines ». Montaigne exploite dans les deux citations précédentes le champ lexical de l'organisme humain comme métaphore des sentiments qui est du ressort de la passion. Ici, Montaigne explique qu'il n'y a pas la place de s'accommoder des affaires d'autrui et que si l'on cherche à y accorder trop de place, nous serons submergés mais surtout prisonniers puisque nous les aurions intégrées à notre être. Il le confirme dans les deux phrases suivantes, ligne 25 à 29 : « Ceux qui savent combien ils se doivent et de combien d'offices ils sont obligés à eux trouvent que nature leur a donné cette commission pleine assez et nullement oisive. Tu as bien largement affaire chez toi, ne t'éloigne pas ». L'idée d'être dépassé implique qu'à vouloir faire trop de choses, nous n'en accomplirons aucune correctement, ce qui est préjudiciable à la personne qui nous accorde sa confiance mais surtout à soi car nos propres affaires conditionnent notre existence. Pour pouvoir aider les autres, il est nécessaire de ne pas avoir besoin d'assistance soi-même. Penser aux autres nous rend esclave La multiplication du « moi » Comme dans son axe de réflexion précédent, Montaigne pose son opinion dès le début : « Les hommes se donnent à louage », il reprend en partie le raisonnement de Raimond Sebond : «Qu'il commence donc à se connaître soi-même et sa nature, s'il veut vérifier quelque chose de soi. Mais il est hors de soi, éloigné de soi d'une extrême distance, absent de sa maison propre qu'il ne vit onques ignorant sa valeur ». Ce concept d'éloignement spirituel peut paraître abstrait au premier abord mais est en fait très concret quant aux idées de Montaigne. En effet, l'éloignement concerne deux choses : le « moi » public se détache du « moi » privé, aboutissements des réflexions ontologiques de Montaigne. Il distingue plusieurs pronoms de première personne, le « moi » public, l'identité civile et le « moi » privé, l'identité poétique. Ces deux « moi » constituent la personnalité de tout homme. Ces deux « moi » n'ont rien à voir avec une éventuelle skyzophrénie mais s'assimilent à deux entités qui se complètent pour aboutir à un équilibre mental d'un point de vue philosophique. Quand Montaigne parle d'éloignement, il insiste sur le fait qu'en se séparant du moi privé, le moi public perd son essence originelle car c'est le moi privé qui fabrique le moi public et ce dernier perd donc toute identité en se séparant du moi privé qui l'a façonné. Le « moi » représente également Montaigne lui-même, il s'identifie à l'oeuvre qu'il a rédigé, ce sont ses questionnements, ses idées, ses conclusions. En incluant son identité, par extension il met en relief l'altérité, plus précisément dans cet extrait la généralité de la nature humaine qu'il juge défaillante et qu'il cherche à améliorer à travers les idées qu'il soulève dans ses Essais. Le « moi » se définit par ce mélange d'identité et d'altérité. Ce « moi » entre identité et altérité n'est donc pas assimilable pour un destinataire précis, que ce soit pour l'auteur que pour le lecteur général ou un lecteur en particulier, laissant ainsi libre cours à toute interprétation aux idées de Montaigne pour les remanier à son propre cas. Ce remaniement est exactement ce que Montaigne cherche à produire chez le lecteur. Et ce parce qu'il n'y a pas de solution universelle à un ensemble de problèmes, chaque problème à sa solution. Montaigne n'en donne que la méthode directement applicable par chacun dont lui-même puisque les Essais consistent en un examen intérieur par Montaigne de sa propre personne. Donner de soi, c'est donner sa liberté Si Montaigne a posé la notion de l'éloignement spirituel c'est pour introduire une de ses conséquences, l'asservissement de l'esprit comme il le dit des lignes 30 à 32 : « Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s'asservissent ; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas vissent ; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Montaigne s'en alarme, il veut nous faire ouvrir les yeux et nous dire comment de ne pas tomber dans l'asservissement comme il le dit des lignes 33 à 36 : « Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l'hypothéquer qu'aux occasions justes ; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Montaigne cautionne le don de soi s'il est bien utilisé, il est partisan des causes juste, c'est-à-dire celles qui le méritent. En se dévoilant ainsi, Montaigne fait disparaître l'image austère de son discours jusqu'à cette citation pour amadouer le lecteur à sa cause. D'ailleurs ce thème soulevé par Montaigne est une cause juste puisqu'en écrivant et en publiant ses Essais, Montaigne se donne à son lecteur pour le libérer de cet « asservissement » de l'esprit. Montaigne nous montre que nous sommes maîtres de notre liberté, que c'est à nous de la saisir comme il le sous-entend en reprenant Sénèque ligne 42-43 : « Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement ». Montaigne explique que nous sommes notre propre esclave comme il est dit ligne 43-44 : « Ce n'est pas qu'ils veuillent aller tant comme c'est qu'ils ne peuvent tenir ». En effet Montaigne n'a parlé que d'asservissement spirituel et en aucun cas physique, induisant que si nous sommes esclave d'autrui c'est parce que nous l'avons voulu, tout du moins inconsciemment. Chacun est donc libre de se sortir de cet asservissement. La générosité est une façade à l'égoïsme La générosité est un prétexte pour se donner bonne conscience Montaigne justifie dans son troisième axe de réflexion les raisons de cet asservissement que nous nous imposons car l'inconscient est le fruit de la réflexion de notre intellect. La première de ses justifications est purement superficielle comme il nous l'est montré des lignes 46 à 48 : « L'occupation est à certaine manière de gens de marque de suffisance et de dignité », il nous est donc dit que le don de soi n'est pas naturel à celui qui le prodigue mais qu'il est un moyen d'être bien vu et reconnu par l'entourage du bénéficiaire des ces occupations. On peut donc faire ici faire un autre parallèle avec le caractère intemporelle qu'ont les Essais, la société du XVIe à l'instar de celle du début du XXIe siècle est une société basée sur l'image que l'on donne aux autres. Cette fenêtre temporelle peut d'ailleurs être très largement agrandie puisque que les références que fait Montaigne aux auteurs classiques nous rappellent qu'à l'Antiquité, les meilleurs orateurs étaient les citoyens les plus respectés. La forme de cette base de l'image a évoluée avec le temps puisqu'ici Montaigne nous parle de générosité, on peut déduire qu'au XVIe siècle, avoir une image d'homme bon et généreux était porteuse de bienveillance d'autrui à notre égard. La générosité nous est moins profitable que l'avarice Montaigne rappelle toutefois qu'il n'y a pas que des avantages à se construire une image, comme ligne 49-50 : « Ils se peuvent dire autant serviables à leurs amis comme importuns à eux-mêmes ». Il est dit que procurer un service est certes porteur de reconnaissance mais qu'il est préjudiciable à notre personne, exemple de la ligne 50 à 54 : « Personne ne distribue son argent à autrui, chacun y distribue son temps et sa vie ; il n'est rien de quoi nous soyons si prodigues que de ces choses-là, desquelles seules l'avarice nous serait utile et louable ». Montaigne nous fait remarquer que l'on peut être tout autant serviable en choisissant la solution de facilité qui est dans cet exemple de distribuer son argent plutôt que de donner de son temps et de sa vie. C'est ce que veut nous faire réaliser Montaigne, donner sa vie n'apporte pas plus que de donner son argent hormis pour nous, car donner sa vie, c'est accorder beaucoup plus de soi qu'en se contentant de distribuer de l'argent et tout cela pour un résultat semblable. De cette idée Montaigne conclue donc que « seules l'avarice nous serait utile et louable » parce que donner son argent est louable et que garder son temps et sa vie nous est utile. Conclusion Montaigne conclue sa réflexion des lignes 55 à 65. Il apparaît comme pragmatique, on peut le noter des lignes 55 à 58 : « Je me tiens sur moi, et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu ; m'occupe et embesogne de même ; rarement et tranquillement. Il fait une synthèse entre deux idées soulevées dans ses réflexions, « penser à soi » et le « problème de la passion » qui nous donne la thèse suivante : « Il faut penser à soi sans faire intervenir sa passion », sachant que ne pas faire intervenir sa passion c'est rester libre vis-à-vis de celle-ci et de ce qu'on désire. On retrouve donc la notion de liberté qu'il fait également intervenir quand il dit : « m'occupe et embesogne de même ; rarement et tranquillement », rappelant ainsi que le don de soi ne doit être fait que pour des causes qui le mérite sous peine d'être victime d'un asservissement vis-à-vis d'autrui. Les lignes 58 et 59 : « Tout ce qu'ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence », évoque l'aspect hypocrite que Montaigne a mis en lumière dans son troisième axe de réflexion en dénonçant ceux qui rendaient service comme moyen de reconnaissance. Cet extrait se clôt sur la constatation que fait Montaigne de sa société des lignes 60 à 65 : « Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde. Il faut le glisser, non pas s'y enfoncer. La volupté même est douloureuse en sa profondeur ». Il utilise l'image d'une hiérarchie pour expliquer que tout n'est pas à critiquer dans sa société, qu'il suffit de garder ceux qui s'élèvent au-dessus de la masse et ne pas tenir compte de ce qui constitue les « eaux sales » de cette société qui semble nécessaire à son jugement puisque quand il dit que « la volupté même est douloureuse en sa profondeur », il reconnaît que sans ces personnes avec peu ou aucune valeur, on ne pourrait pas estimer ceux qui en ont.

Liens utiles