Mircea Eliade : Le mythe de l'éternel retour
Publié le 25/07/2010
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L'essai Le mythe de l'éternel retour de Mircea Eliade se consacre essentiellement à l'étude de ce que l'auteur nomme l'ontologie archaïque et définit comme « (...) les conceptions de l'être et de la réalité qu'on peut dégager du comportement de l'homme des sociétés pré-modernes «. Le présent travail suivra pratiquement le parcours d'Eliade dans son ouvrage. Nous explorerons certains des mythes et rites qu'Eliade nous présentent comme révélateurs de l'organisation archétypale de l'existence de l'homme archaïque, ainsi que ceux concernant plus spécifiquement la conception du temps et le rapport à l'histoire de ces sociétés pré-modernes pour finalement nous intéresser à l'homme moderne et au concept clé de l'ouvrage constituant par ailleurs le chapitre de clôture : la terreur de l'histoire. Dans le premier chapitre de son ouvrage, Eliade étudie le concept de réalité dans les sociétés pré-modernes. Nous comprenons que pour l'homme archaïque tout objet, toute construction, action humaine ou d'une manière globale le monde, ne prennent sens que dans la mesure où ils entretiennent un rapport transcendant avec un ordre supérieur, un modèle archétypal ou une action effectuée in illo tempore, époque cosmogonique et mythique. Le monde pour être signifiant doit manifester des propriétés sacrées et partant, l'homme doit reconnaître une hiérophanie, ou manifestation du sacré dans le monde alentour pour que celui-ci revête une importance et un caractère tangible à ses yeux. Ainsi ce qui est sacré est réel et ce qui est profane n'a pas de sens, donc n'existe pas. Prenons pour exemple, la valeur d'un objet telle qu'une pierre. Si celle-ci est investie d'une force, mana ou encore hiérophanie parce qu'elle trouve son origine dans un prototype céleste, ou que symboliquement par sa forme, elle rappelle un modèle pré-existant, alors cette pierre prend sens. L'homme archaïque évolue donc dans un monde où la référence à un modèle exemplaire, mythique ou symbolique est plus significative que le monde, l'objet ou l'action en eux-mêmes. A la page 34 de son ouvrage, Eliade citant un adage indien « Ainsi ont fait les dieux, ainsi font les hommes. «, montre l'importance du rituel comme structurant la réalité du monde. Cet adage fait intervenir les éléments clés de l'ontologie archaïque en signifiant l'âge d'or, l'exemple à suivre des dieux in illo tempore et l'importance que celui-ci revêt dans le quotidien de l'homme. Ce dernier a pour responsabilité de reproduire et de vivre selon ce modèle divin. Ainsi Eliade établit les trois points fondateurs de l'ontologie archaïque, comme suit : la réalité du monde garantie par son imitation d'un archétype céleste, le symbolisme du centre, les gestes ritualisés car fait ab origine par des dieux. Selon ces principes, Eliade analyse en détails deux aspects fondamentaux de l'existence humaine chez l'homme archaïque : l'espace dont l'organisation est ritualisée et ordonnée autour d'un centre et le temps qui se caractérise par son hétérogénéité et sa distinction entre un temps sacré, temps mythique de la cosmogonie qui comme nous le verrons peut être réactivé et permet par ce biais de s'extraire du temps profane correspondant au temps « s'écoulant « et parce que profane, dénué de toute signification. Comprenons bien que pour ces deux notions, une fois de plus, leur réalité est liée au sacré. Un lieu, un édifice un espace se construit selon un plan céleste et Eliade cite à ce sujet, la construction de cités telle que Jérusalem. Le monde réel est le monde sacré, il est fondé et se trouve être le seul qui existe de manière absolue, car « la réalité se manifeste, pour la mentalité archaïque, comme force, efficacité et durée. « . Si un lieu ne possède pas de référence extra-terrestre et se trouve dénué de sens car profane, il peut être soumis à des rituels de consécration afin d'être validé. Ces rites répètent la transformation du Chaos en Cosmos et ainsi « (...) répètent symboliquement l'acte de la Création. « (p. 21). Eliade nous rappelle que la Création s'est effectuée à partir d'un centre, le point de rencontre entre le ciel et la terre, figuré dans diverses traditions par la Montagne sacrée. Le mont Meru chez les Indiens, l'Elburz chez les Iraniens, le mont Thabor en Palestine ou le Golgotha dans la tradition chrétienne sont de multiples exemples du symbolisme du centre du monde. Par assimilation, les cités et lieux saints (fondés) sont représentatifs des montagnes sacrées et deviennent eux-mêmes par conséquent centre. Nous comprenons par ce rapport à l'espace que l'homme archaïque vit dans un monde extrêmement ritualisé. L'importance des rituels va aussi nous permettre de comprendre la conception du temps de ces sociétés. Le temps dans la mentalité archaïque équivaut au temps de la cosmogonie. Revenons à la formule indienne citée plus haut. Le modèle divin des rituels, le parallélisme entre action des dieux et actions des hommes, place ce dernier dans l'action faite ab origine et par conséquent dans le temps sacré de la cosmogonie. De la même manière que la réalité d'un objet, d'un acte ou d'un lieu dépend du rapport qu'ils entretiennent au sacré, le temps n'est réel que lorsqu'il est, par le biais du rituel, en concordance avec celui des temps cosmogoniques. Ajoutons à cela que d'une manière globale la réalité existentielle et personnelle de l'homme archaïque n'est aussi effective que lorsqu'il pénètre dans la sphère sacrée que constitue ses actions ritualisées. Nous trouvons donc une forte opposition entre temps sacré et temps profane. Le temps profane, le temps actuel n'a aucune importance aux yeux de l'homme archaïque et il doit même vivement s'en défaire par le biais de rites qui permettent son abolition. Si les évènements actuels, contemporains de cet homme sont dénués de sens, le problème de leur historicité fait surface. Eliade à ce propos fait intervenir la mémoire de l'homme archaïque afin de concilier temps profane et sacré. Il nous explique par le biais de quelques exemples, que la mémoire collective a pour particularité d'être anhistorique. La mémoire populaire pour ce souvenir d'un personnage ou d'un événement historique opère un travail de reconstitution selon des catégories mythiques. Nous comprenons que ce processus de « mythisation « vise à extraire ces évènements du temps profane et qu'il signifie pour l'auteur à la fois une résistance de la mentalité archaïque à l'histoire ainsi qu'une acception secondaire de l'individualité humaine, point sur lequel nous reviendrons lors de la confrontation de l'homme archaïque à celle de l'homme moderne. Le temps ne se laisse donc pas transformer en histoire et la conscience archaïque se refuse de reconnaître l'irréversibilité des choses. Le temps est assimilé à une expérience péjorative dans le sens où son action est considérée comme usante et source de détérioration. Il nécessite par conséquent une régénération que l'auteur illustre par le moment significatif de la célébration du Nouvel An. Nous constatons qu'en dépit des variantes de calendrier selon les cultures, il existe un invariant dans toutes les sociétés, « une conception de la fin et du début d'une période temporelle, fondée sur l'observation des rythmes biocosmiques, s'encadrant dans un système plus vaste, celui des purifications périodiques et de la régénération périodique de la vie « (p. 67). Accepté comme moment de transition, mais aussi comme période de régénération du temps, le passage au Nouvel An suppose le modèle cosmogonique du passage du Chaos au Cosmos et ainsi une répétition de l'acte cosmogonique de la Création. Lors de ce passage, de cet intervalle de temps que consiste le Nouvel An, il y a abolition du temps écoulé et de ses contingences telles que maladies, malheurs et péchés qui se trouvent êtres expulsées, purifiées (motif du bouc émissaire). Eliade donne parmi divers exemples, une description du cérémonial de l' akitû, nouvel an babylonien au cours duquel le Chaos est symboliquement réactualisé afin d'être d'autant mieux détruit par la répétition de la Création. La réactualisation d'un temps mythique renvoie à la pureté de l'instant de la création et confirme l'aspect régénérant des cérémoniels du Nouvel An. Comme nous l'avons vu précédemment, le temps se trouve être comme suspendu, ou mieux, temps profane et temps sacré s'inscrivent sur un même plan par la présence des rituels qui marquent cette période de l'année. La coexistence des deux temps ainsi que le retour au primordial chaotique explique que dans de nombreuses cultures le passage au nouvel an coïncide avec les cultes dédiés aux morts. Cet intervalle de temps « entre deux «, semble posséder des frontières perméables permettant aux morts de revenir sur terre, dans le monde des vivants. L'homme archaïque est en lutte contre le temps s'écoulant, contre l'histoire, qu'il perçoit comme des évènements extérieurs à la sphère sacrée et par conséquent irréels. Toutefois, il ne peut écarter les évènements malheureux que le temps profane porte avec lui. Eliade signifie clairement que ces évènements, tels que catastrophes naturelles, injustices sociales... consistent en faits historiques (p. 113), mais ces souffrances toutes inévitables qu'elles sont doivent bien pouvoir être rendues supportables. La souffrance « est considérée comme conséquence d'un écart par rapport à la norme « et nulle culture ne la considère comme « aveugle et dénuée de sens. «, ce qui lui confère une valeur archétypale certaine. Ainsi Eliade nous rappelle le principe de causalité universelle, le concept du karma et démontre par là qu'il existe des systèmes pour évacuer la souffrance de l'homme. Le désir de signification de la souffrance conduit Eliade à s'interroger sur le rapport que le monothéisme entretient avec cette valorisation de la souffrance. D'une manière générale, l'auteur fait partir des Hébreux la rupture avec l'ontologie archaïque pour spécifier son propos sur l'ontologie moderne. Pour le peuple hébreu, tout événement, catastrophe ou autre consiste en une théophanie. Les malheurs envoyés par Yhwh sont des châtiments qui permettent un rappel à l'ordre de l'homme s'écartant du droit chemin. L'homme est exhorté à suivre son destin, où chaque événement parce que revêtant un sens bien précis contribue à une valorisation de l'histoire. En effet, l'interprétation de ces manifestations ou épiphanies divines par les prophètes est une première fabrique de l'histoire, où tout événement possède une « cohérence intime et s'avérant l'expression, d'une même, unique, volonté divine « . Dans le système archaïque, nous nous trouvons dans une acception cyclique du temps, où le temps mythique est réactualisé épisodiquement, tandis que le monothéisme privilégie une vision linéaire du temps. En effet, la révélation fait partie de l'histoire et signifie l'intervention d'une personnalité dans ce temps historique et se distingue des gestes archétypaux effectués en un temps mythique. De plus, nous assistons à une valorisation eschatologique du temps, car le futur régénère celui-ci de manière unique. Au illo tempore du commencement succède un illo tempore ve; venir et synonyme de fin de l'histoire qui se trouve aboli et permettant le salut de l'homme. Notons qu'Eliade souligne le caractère contraignant pour les Hébreux des interprétations des manifestations de la volonté divine dans leur quotidien en vue d'une finalité rédemptrice. Nous pourrions voir dans les divers épisodes de rébellion dans le désert, une vraie résistance du peuple face au projet monothéiste d'historicisation. Cette nouvelle manière de considérer le temps ne signifie pas que l'attitude traditionnelle ait été totalement évincée. Comme nous l'avons vu plus haut, le illus tempore se reproduit dans le futur, conférant à la conception messianique du judaïsme une attitude réfractaire à l'histoire. La tradition juive ainsi que chrétienne perçoit comme signes avant-coureurs à l'abolition finale de l'histoire, une période de ténèbres. Il s'agit d'une période de dégradation touchant la condition de vie de l'homme ou le cosmos, motif que nous retrouvons dans plusieurs cultures comme en Inde avec le cycle du yuga. La destruction du monde est elle aussi commune à diverses traditions. Eliade nous informe d'une théorie de la conflagration universelle, appelée ekpyrosis chez les Grecs et les Romains de l'Antiquité, générale combustion cataclysmique provocant la fin du monde. Cette théorie était très populaire au Ier et IIème siècles avant l'ère commune et nous la retrouvons tant dans le monde iranien, indien que dans la tradition judéo-chrétienne. Rappelons que d'une manière générale les conceptions appartenant à la mentalité archaïque, archétypes, périodicité de la Création, théories cycliques et annihilation du monde subsistent dans la pensée de certains écrivains ecclésiastiques, dans les réflexions astronomiques du Moyen-Age et que du XVIIème siècle à aujourd'hui une vision positive et progressiste de l'histoire tend à se renforcer. C'est au XIXème siècle qu'Hegel, par le concept de « nécessité historique « sauve et valorise l'histoire valorisée à l'instar des conceptions des prophètes hébreux. Le moment ou « nécessité historique « sous-entend une réelle acceptation des évènements pour ce qu'il sont et signifient en eux-mêmes, sans pour autant se détacher de la « volonté de l'Esprit universel «. Pour Eliade cependant, la doctrine historiciste n'apporte pas plus de soulagement à la terreur de l'histoire, car cette dernière met en lumière pour l'homme moins sa condition que la conception historique de son existence et de son mauvais « comportement à l'égard des autres «. Il semblerait que le regard que porte Eliade sur l'histoire, est particulièrement marqué par les atrocités de son temps et que si celle-ci s'avère malheureuse c'est bien parce qu'elle échoue dans son devoir de justification et n'apporte pas plus de sens à la brutalité sourde de ces évènements ainsi qu'à la destinée tragique des hommes. Cette reconnaissance de l'échec de la vision historiciste de la société moderne (concernant ses limites et les raisons très subjectives de l'auteur dans l'élaboration d'une définition malheureuse de l'histoire, il est intéressant de se référer à la note au bas de la page 171), amène Eliade à procéder à une confrontation entre l'homme historique ou moderne « qui se sait et se veut créateur d'histoire « (p.158) et l'homme archaïque ou homme des civilisations traditionnelles. Il cherche à étudier les deux conceptions relatives au traitement du temps qu'il qualifie pour le premier de conception posthégélienne moderne et historique et pour le second d'archétypal ou anhistorique et leur coexistence dans les sociétés actuelles, car l'homme moderne n'est pas accommodé entièrement à l'historicisme. C'est bien parce que deux conceptions subsistent en un état de conflit aujourd'hui que l'auteur cherche à mettre en perspective les solutions que l'homme moderne met en place afin de résister à la « terreur de l'histoire « , préoccupation qui selon lui concerne spécialement les élites de la société, car une majorité de la population d'Europe considère toujours son vécu selon une interprétation métahistorique. L'homme archaïque selon les canons de la pensée moderne, se voit privé d'émancipation. Son individualité ne consiste qu'en une notion secondaire et extériorisée, car dépendant trop fortement de la répétition d'un temps mythique et d'une gestuelle inaugurée par d'autres. L'homme archaïque ainsi ne prend pas les « risques que comportent tout acte de création « (p.174). L'innovation dont il pourrait être l'auteur et qui concorderait avec une évolution de sa personnalité est sclérosée. Si Eliade nous rappelle, la vision émancipatrice de l'homme car créateur d'histoire ce n'est que pour mieux mettre en exergue ses limites et attribuer à cette confrontation une volonté apologétique de la pensée archaïque. La croyance en une liberté apporté par l'histoire est une pure illusion dans laquelle s'est fourvoyé l'homme moderne, dans la mesure où l'histoire semble ou se faire seule ou bien par une oligarchie. A ce renversement de la liberté, l'auteur du mythe de l'éternel retour, suggère un retour vers les croyances archaïques dans la mesure où elles seules permettent de pallier à la souffrance de l'histoire. Cet essai prend donc comme signification un procès de l'histoire et cette dernière de se voir opposée la notion de sacré qu'Eliade brosse dans la première partie de son ouvrage. Le monde sacré de l'homme archaïque et sa situation religieuse est fascinante et idéale, tant l'homme moderne est autorisé à y percevoir un état de Nature. Eliade ici semble ne pas se détacher du phantasme du « Bon Sauvage « inauguré depuis des siècles par la pensée montaignienne. L'homme moderne est déchu de ce paradis du sacré et rappelons-nous que l'histoire est grande responsable de la désacralisation (donc d'une perte de sens) de gestes primordiaux que notre société considère aujourd'hui comme des activités profanes ( les arts, la médecine, la danse...). Le monde actuel est fortement dévalorisé et amène Eliade à conclure son propos par la reconnaissance du christianisme, d'un Dieu incarné dans l'histoire pouvant permettre à l'homme moderne séparé de l'illo tempore, de reconquérir cette perte, de renouer avec l'état de confiance qui le caractérise et ce grâce à une foi libératrice, porteuse de sens dans ce qu'elle a d'absolu et étant perçue comme « capable de défendre l'homme moderne contre la terreur de l'histoire «.
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