Michel FOUCAULT (1926-1984) Justice et système pénal
Publié le 19/10/2016
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Michel FOUCAULT (1926-1984)
Justice et système pénal
La technique pénitentiaire et l'homme délinquant sont en quelque sorte frères jumeaux. Ne pas croire que c'est la découverte du délinquant par une rationalité scientifique qui a appelé dans les vieilles prisons le raffinement des techniques pénitentiaires. Ne pas croire non plus que l'élaboration interne des méthodes pénitentiaires a fini par mettre en lumière l'existence « objective » d'une délinquance que l'abstraction et la raideur judiciaires ne pouvaient pas apercevoir. Elles sont apparues toutes deux ensemble et dans le prolongement l'une de l'autre comme un ensemble technologique qui forme et découpe l'objet auquel il applique ses instruments. Et c'est cette délinquance, formée dans les sous-sols de l'appareil judiciaire, à ce niveau des « basses œuvres » dont la justice détourne les yeux, par la honte qu'elle éprouve à punir ceux qu'elle condamne, c'est elle qui maintenant vient hanter les tribunaux sereins et la majesté des lois ; c'est elle qu'il faut connaître, apprécier, mesurer, diagnostiquer, traiter lorsqu'on porte des sentences, c'est elle maintenant, cette anomalie, cette déviation, ce sourd danger, cette maladie, cette forme d'existence, qu'il faut prendre en compte quand on récrit les Codes. La délinquance, c'est la vengeance de la prison contre la justice. Revanche assez redoutable pour laisser le juge sans voix. Monte alors le ton des criminologues.
Mais il faut garder à l'esprit que la prison, figure concentrée et austère de toutes les disciplines, n'est pas un élément endogène dans le système pénal défini au tournant du XVIIIe et XIXe siècle. Le thème d'une société punitive et d'une sémio-technique générale de la punition qui a sous-tendu les Codes « idéologiques » - beccariens ou benthamiens - n'appelait pas l'usage universel de la prison. Cette prison vient d'ailleurs - des mécanismes propres à un pouvoir disciplinaire. Or, malgré cette hétérogénéité, les mécanismes et les effets de la prison ont diffusé tout au long de la justice criminelle moderne ; la délinquance et les délinquants l'ont parasitée tout entière. Il faudra chercher la raison de cette redoutable « efficacité » de la prison. Mais on peut déjà noter une chose : la justice pénale définie au XVIIIe siècle par les réformateurs traçait deux lignes d'objectivation possibles du criminel, mais deux lignes divergentes : l'une, c'était la série des « monstres », moraux ou politiques, tombés hors du pacte social ; l'autre, c'était celle du sujet juridique requalifié par la punition. Or le délinquant permet justement de joindre les deux lignes et de constituer sous la caution de la médecine, de la psychologie ou de la criminologie, un individu dans lequel l'infracteur de la loi et l'objet d'une technique savante se superposent - à peu près. Que la greffe de la prison sur le système pénal n'ait pas entraîné de réaction violente de rejet est dû sans doute à beaucoup de raisons. L'une d'elles, c'est qu'en fabriquant de la délinquance, elle a donné à la justice criminelle un champ d'objets unitaire, authentifié par des « sciences » et qu'elle lui a ainsi permis de fonctionner sur un horizon général de « vérité ».
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