Michaux, Connaissance par les gouffres (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Michaux, Connaissance par les gouffres (extrait). La recherche de l'Absolu qui anime Michaux, éternel insatisfait dans « un monde en loques «, se traduit par l'exploration d'univers divers, tant réels qu'imaginaires, jusqu'à ceux, mystérieux et énigmatiques, que créent les rêves et les stupéfiants. Connaissance par les gouffres se présente comme le carnet d'un voyage intérieur mené au coeur des contrées insolites et effrayantes que l'usage successif de la psilocybine, de la mescaline et du haschisch propose à un individu qui, en expérimentateur rigoureux et averti des limites de l'être et du réel, goûte, observe ou subit les débordements de son subconscient libéré. Connaissance par les gouffres de Henri Michaux [...] Mon corps autour de moi avait fondu. Mon être m'apparaissait (si je gardais les paupières baissées et sans repères visuels) une substance informe, homogène, comme est une amibe. Plus homogène encore. Je ne me sentais pas rapetissé mais seulement indifférencié. Sur moi, sur mes frontières, avec une grande amplitude, des ondes, ou des lignes ondulantes, résistantes, d'énergie pleines. Des serpents de force. Ils commençaient (il fallut longtemps avant que je m'en émeuve) à m'enrober, à me traverser, à me former et déformer rythmiquement, à me traverser beaucoup, à me travailler beaucoup, à de tout me distraire beaucoup, à m'arracher beaucoup, à m'exhorter beaucoup, à me tordre beaucoup, à me plier beaucoup, à vouloir me faire souple, à vouloir me faire fluide, à vouloir me rendre sans résistance. Mais toujours sans impétuosité, sans méchanceté, sans brutalité, sans violence, sans brusquerie, très patiemment, très flexueusement, très Yin et pas du tout Yang. Et recommençaient, et recommençaient sans répit les irrésistibles tentatives acharnées, comme bras artificiels pétrissant une pâte préparée. Moi, j'étais cette pâte. Bras sans substance, très efficaces et nombreusement constitués, comme cheveux de femme dans une tresse épaisse. Tantôt je sentais plus le brassage, tantôt plus la prédication (prédication biologique tendant à me remodeler). Massage fluidique ou discours, ce rabâchage n'en finissait plus. Il fallait indéfiniment reprendre la gymnastique cellulaire, répondre à l'appel organique, répondre oui, cesser de faire le résistant, le cabochard, et me laisser faire comme tout le monde, me laisser diriger pour de bon, et venir au modèle honnête homme, très honnête homme, homme selon l'idéal de la société. Et toujours ces lanières ondulantes et sans corps venaient et revenaient me travailler avec plus d'amplitude, en un malaxage et remassage, hammam psychique qui eût dû desserrer, décontracter, le plus décidé, le plus ferme des hommes. Moi, pas inquiet, je continuais à « être «. Sans plus. C'était beaucoup. On s'étonnait autour de moi de me voir si peu ému. Dans une sorte d'indifférence, j'attendais que ce fleuve à vagues ecclésiastiques et moralisatrices voulût bien passer. De visions, plus question, ou à peine, entre deux rapides brassages. Je voyais souvent des grimaces. Peut-être venaient-elles de mon être dédoublé et témoin, qui m'entendant parler sérieusement (trop) et avec trop de complaisance aussi et de docilité et de zèle à ces docteurs curieux qui voulaient que je « communique «, se moquait en douce de mes explications empressées ? Ces grimaces rendaient manifestes des torsions formidables comme la tératologie et les « gueules cassées « n'en présentent pas, sans pour cela rendre repoussants les visages qu'elles marquaient, laids seulement d'une laideur sans conséquence, non sentie comme laideur. J'étais, comme écrivent les médecins, dans une neutralité affective parfaite. Ces grimaces m'intéressaient -- si ceci n'est pas une contradiction. Extrêmement compliquées, avec des relais faciaux (si je puis dire) tant la surface que couvraient ces grimaces était immense. Là, j'aurais dû me méfier, au vu de cette grandeur qui traduisait l'envahissement énorme que je subissais, mais cette drogue s'y était prise de façon si ménagée, par gradations si douces que je ne m'aperçus du danger qu'en plein dedans. Même alors, je ne fus pas affecté (elle m'avait décidément enlevé mon impressionnabilité). J'étais venu pour ce travail. C'était mon travail que d'y être et tout ce que j'avais à faire était de renseigner tant que je pouvais les témoins que, dès que je rouvrais les yeux, je retrouvais assis, inchangés, immobiles, comme à la terrasse d'un autre univers, tandis que le mien était en pleine désagrégation. Toujours flegmatiques, silencieux, quêteurs, ils interrogeaient du regard le plongeur que j'étais dès que je faisais surface. Leur visage qui se voulait naturel était embarrassé. J'essayais laborieusement de leur montrer (je n'avais pas tous mes moyens), que les grimaces en somme s'expliquaient par la combinaison de lignes tordues, lesquelles donnent fatalement des grimaces, dès que l'on imagine dedans un oeil, une bouche, un visage. Les lignes ondulantes, jusque-là neutres affectivement, aussitôt paraissent grimaçantes. C'est qu'étant senties comme figures, on les éprouve comme monstrueuses, effarantes, souffrantes ou mauvaises ou ridicules au lieu d'être, comme elles étaient avant, de simples lignes qui se tordent, se distendent, s'entrelacent. Mais eux, muets, sans doute mal convaincus, attendaient que je passe à un autre sujet, à une idée moins « folle « (!) ou -- qui sait ? -- à une idée carrément folle, plus nettement délirante, qu'ils eussent pu identifier à coup sûr comme telle, au lieu de rester dans le doute. [...] Source : Michaux (Henri), Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1967. 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