Marivaux, le Jeu de l'amour et du hasard (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document
«
SILVIA , à part. — Mais, en vérité, voilà un garçon qui me surprend, malgré que j'en aie (Haut.) Dis-moi, qui es-tu, toi qui me parles ainsi ?
DORANTE .
— Le fils d'honnêtes gens qui n'étaient pas riches.
SILVIA .
— Va, je te souhaite de bon cœur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y contribuer ; la fortune a tort avec toi.
DORANTE .
— Ma foi, l'amour a plus tort qu'elle ; j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton cœur, que d'avoir tous les biens du monde.
SILVIA , à part. — Nous voilà, grâce au ciel, en conversation réglée.
(Haut.) Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens ; venons à ton maître ; tu peux te passer de me parler d'amour, je pense ?
DORANTE .
— Tu pourrais bien te passer de m'en faire sentir, toi.
SILVIA .
— Aïe ! je me fâcherai ; tu m'impatientes.
Encore une fois, laisse-là ton amour.
DORANTE .
— Quitte donc ta figure.
SILVIA , à part. — À la fin, je crois qu'il m'amuse… (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas finir ? faudra-t-il que je te quitte ? (À part.) Je devrais l'avoir fait.
DORANTE .
— Attends, Lisette, je voulais moi-même te parler d'autre chose ; mais je ne sais plus ce que c'est.
SILVIA .
— J'avais de mon côté quelque chose à te dire ; mais tu m'as fait perdre mes idées aussi, à moi.
DORANTE .
— Je me rappelle de t’avoir demandé si ta maîtresse te valait.
SILVIA .
— Tu reviens à ton chemin par un détour ; adieu.
DORANTE .
— Eh ! non, te dis-je, Lisette ; il ne s'agit ici que de mon maître.
SILVIA .
— Eh bien, soit ! je voulais te parler de lui aussi et j'espère que tu voudras bien me dire confidemment ce qu'il est ; ton attachement pour lui m'en donne bonne opinion ; il faut qu'il ait du mérite, puisque tu le sers.
DORANTE .
— Tu me permettras peut-être de te remercier de ce que tu me dis là, par exemple ?
SILVIA .
— Veux-tu bien ne prendre pas garde à l'imprudence que j'ai eue de le dire ?
DORANTE .
— Voilà encore de ces réponses qui m'emportent.
Fais comme tu voudras, je n'y résiste point, et je suis bien malheureux de me trouver arrêté par tout ce qu'il y a de plus aimable au monde.
SILVIA .
— Et moi, je voudrais bien savoir comment il se fait que j'ai la bonté de t'écouter ; car, assurément, cela est singulier.
DORANTE .
— Tu as raison, notre aventure est unique.
SILVIA , à part.
— Malgré tout ce qu'il m'a dit, je ne suis point partie, je ne pars point, me voilà encore, et je réponds ! En vérité, cela passe la raillerie.
(Haut.) Adieu.
DORANTE .
— Achevons donc ce que nous voulions dire.
SILVIA .
— Adieu, te dis-je ; plus de quartier ; quand ton maître sera venu, je tâcherai, en faveur de ma maîtresse, de le connaître par moi-même s'il en vaut la peine.
[…]
Source : Marivaux, le Jeu de l’amour et du hasard, 1730.
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