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Marie Jean Antoine Caritat, CONDORCET (1743-1794) L'esclavage n'a pas d'excuses

Publié le 19/10/2016

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Marie Jean Antoine Caritat, CONDORCET (1743-1794)

L'esclavage n'a pas d'excuses

I. Réduire un homme à l'esclavage, l'acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes, et des crimes pires que le vol. En effet, on dépouille l'esclave, non seulement de toute propriété mobilière ou foncière, mais de la faculté d'en acquérir, mais de la propriété de son temps, de ses forces, de tout ce que la Nature lui a donné pour conserver sa vie ou satisfaire à ses besoins. [...]

II. Raisons dont on se sert pour excuser l'esclavage des Nègres. On dit, pour excuser l'esclavage des Nègres achetés en Afrique, que des malheureux sont ou des criminels condamnés au dernier supplice, ou des prisonniers de guerre, qui seraient mis à mort s'ils n'étaient pas achetés par les Européens. D'après ce raisonnement, quelques écrivains sous présentent la traite des Nègres comme étant presque un acte d'humanité. Mais nous observerons,

I °. Que ce fait n'est pas prouvé, et n'est pas même vraisemblable. Quoi ! avant que les Européens achetassent des Nègres, les Africains égorgeaient tous leurs prisonniers ! Ils tuaient non seulement les femmes mariées, comme c'était, dit-on, autrefois l'usage chez une horde de voleurs orientaux, mais même les filles non mariées ; ce qui n'a jamais été rapporté d'aucun peuple. Quoi ! si nous n'allions pas chercher des Nègres en Afrique, les Africains tueraient les esclaves qu'ils destinent maintenant à être vendus ! chacun des deux partis aimerait mieux assommer ses prisonniers que de les échanger ! Pour croire des faits invraisemblables, il faut des témoignages imposants, et nous n'avons ici que ceux des gens employés au commerce des Nègres. Je n'ai jamais eu l'occasion de les fréquenter, mais il y avait chez les Romains des hommes livrés au même commerce, et leur nom est encore une injure.

2°. En supposant qu'on sauve la vie du Nègre qu'on achète, on ne commet pas moins en crime en l'achetant, si c'est pour le revendre ou le réduire en esclavage. C'est précisément l'action d'un homme qui, après avoir sauvé un malheureux poursuivi par des assassins, le volerait. Ou bien, si on suppose que les Européens ont déterminé les Africains à ne plus tuer leurs prisonniers, ce serait l'action d'un homme qui serait parvenu à dégoûter des brigands d'assassiner les passants, et les aurait engagés à se contenter de les voler avec lui. Dirait-on dans l'une ou dans l'autre de ces suppositions, que cet homme n'est pas un voleur ! Un homme qui, pour en sauver un autre de la mort, donnerait de son nécessaire, serait sans doute en droit d'exiger un dédommagement ; il pourrait acquérir un droit sur le bien et même sur le travail de celui qu'il a sauvé, en prélevant cependant ce qui est nécessaire à la subsistance de l'obligé, mais il ne pourrait sans injustice le réduire à l'esclavage. On peut acquérir des droits sur la propriété future d'un autre homme, mais jamais sur sa personne. Un homme peut avoir le droit d'en forcer un autre à travailler pour lui, mais non pas de le forcer à lui obéir.

3°. L'excuse alléguée est d'autant moins légitime, que c'est au contraire l'infâme commerce des brigands d'Europe qui fait naître entre les Africains des guerres presque continuelles, dont l'unique motif est le désir de faire des prisonniers pour les vendre. Souvent les Européens eux-mêmes fomentent ces guerres par leur argent ou par leurs intrigues ; en sorte qu'ils sont coupables, non seulement du crime de réduire des hommes en esclavage, mais encore de tous les meurtres commis en Afrique pour préparer ce crime. Ils ont l'art perfide d'exciter la cupidité et les passions des Africains, d'engager le père à livrer ses enfants, le frère à trahir son frère, le prince à vendre ses sujets. Ils ont donné à ce malheureux peuple le goût destructeur des liqueurs fortes. Ils lui ont communiqué ce poison, qui, caché dans les forêts de l'Amérique, est devenu, grâce à l'active avidité des Européens, un des fléaux du globe, et ils osent encore parler d'humanité.

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