Marcel PROUST (1871-1922) : La grandeur de Balzac
Publié le 15/01/2018
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Marcel PROUST (1871-1922) : La grandeur de Balzac
C'est à partir de l'automne 1 908 que Marcel Proust a commencé la rédaction de on étude sur Sainte-Beuve. Bernard de Fallois l'a publiée en 1 954, avec d'autres textes, sous le titre de Contre Sainte-Beuve. Décidé à faire le procès de la méthode cri¬tique de Sainte-Beuve, Proust trouvait, avec Balzac, un des écrivains qu'il avait méconnus, une insigne occasion d'y parvenir.
De tels effets ne sont guère possibles que grâce à cette admirable inven¬tion de Balzac d'avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans. Ainsi un rayon détaché du fond de l'œuvre, passant sur toute une vie, peut venir toucher, de sa lueur mélancolique et trouble, cette gentilhommière de Dordogne et cet arrêt des deux voyageurs. Saint-Beuve n'a absolument rien compris à ce fait de laisser les noms aux personnages : << Cette prétention l'a finalement conduit à une idée des plus fausses et des plus contraires à l'intérêt, je' veux dire à faire reparaître sans cesse d'un roman à l'autre les mêmes personnages, comme des comparses déjà connus. Rien ne nuit plus à la curiosité qui naît du nouveau et à ce charme de l'imprévu qui fait l'attrait du roman. On se trouve à tout bout de champ en face des mêmes visages >>. C'est l'idée de génie de Balzac que Saint-Beuve méconnaît là. Sans doute, pourra-t-on dire, il ne l'a pas eue tout de suite. Telle partie de ses grands cycles ne s'y est trouvée rattachée qu'après coup. Qu'importe. L' Enchantement du Vendredi Saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser
à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus se séparer, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions ? La sœur de Balzac nous a raconté la joie qu'il éprouva le jour où il eut cette idée, et je la trouve aussi grande ainsi que s'il l'avait eue avant de commencer son œuvre. C'est un rayon qui a paru, qui est venu se poser à la fois sur diverses parties ternes jusque-là de sa création, les a unies, fait vivre, illuminées, mais ce rayon n'en est pas moins parti de sa pensée.
Les autres critiques de Saint-Beuve ne sont pas moins absurdes. ( . . . ) Mais qu'il veuille faire un grief à Balzac de l'immensité même de son dessein, de la multiplicité de ses peintures, qu'il appelle cela un pêle-mêle effrayant : « Otez de ses contes La Femme de trente ans, La Femme abandonnée, Le Réquisitionnaire, La Grenadière, Les Célibataires; ôtez de ses romans l'histoire de Louis Lambert et Eugénie Grandet, son chef-d'œuvre, quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, économiques, philosophiques, magnétiques et théosophiques il reste encore ! 1> Or, c'était cela la grandeur même de l'œuvre de Balzac. Saint-Beuve a dit qu'il s'est jeté sur le xrxe siècle comme sur son sujet, que la société est femme, qu'elle voulait son peintre, qu'il l'a été, qu'il n'a rien eu de la tradition en la peignant, qu'il a renouvelé les procédés et les artifices du pinceau à l'usage de cette ambitieuse et coquette société qui tenait à ne dater que d'ellemême et à ne ressembler qu'à elle. Or, Balzac ne s'est pas proposé cette simple peinture, au moins dans le simple sens de peindre des portraits fidèles. Ses livres résultaient de belles idées, d'idées de belles peintures si l'on veut (car il concevait souvent un art dans la forme d'un autre) mais alors d'un bel effet de peinture, d'une grande idée de peinture. Comme il voyait dans un effet de peinture une belle idée, de même il pouvait voir dans une idée de livre un bel effet. Il se représentait à lui-même un tableau où il y a quelque originalité saisissante et qui émerveillera. Imaginons aujourd'hui un litté¬rateur à qui l'idée serait venue de traiter vingt fois, avec des lumières diverses, le même thème, et qui aurait la sensation de faire quelque chose de profond, de subtil, de puissant, d'écrasant, d'original, de saisissant, comme les cinquante cathédrales ou les quarante nénuphars de Monet. Amateur passionné de peinture, il avait parfois joie à penser que lui aussi avait une belle idée de tableau, d'un tableau dont on raffolerait. Mais toujours c'était une idée, une idée dominante, et non une peinture non préconçue comme le croit SainteBeuve. A ce point de vue Flaubert même avait moins cette idée préconçue que lui. Couleur de Salammbô, Bovary. Commencement d'un sujet qui ne lui plaît pas, prend n'importe quoi pour travailler. Mais tous les grands écrivains se rejoignent par certains points, et sont comme les différents moments, contradictoires parfois, d'un seul homme de génie qui vivrait autant que l'humanité. Où Flaubert rejoint Balzac, c'est quand il dit : << Il me faut une fin splendide pour Félicité )).
Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954, pp. 219 223.
«
à faire Parsifal et qu'il y intro duisit ensui te.
Mais les ajou tages, ces beautés
rappor tées, les rappor ts nou veaux aperçus brusquement par le génie entre
les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pou rraient
plus se séparer, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions? La sœur de
Ba lzac nous a raconté la joie qu'i l éprouva le jour où il eut cette idée, et je
la trouve aussi grande ainsi que s'il l'avait eue avan t de comm encer son
œuv re.
C'est un rayon qui a pa ru, qui est venu se poser à la fois sur diverses
pa rties ternes jusq ue-là de sa création, les a un ies, fait vivre, illuminé es,
mais ce rayon n'en est pas moins parti de sa pens ée.
Les autres critiques de Saint-Beu ve ne sont pas moins absurdes.
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Mais qu'il veuille faire un grief à Balzac de l'imm ensité même de son desse in,
de la multiplicité de ses peintures, qu'il appelle cela un pêle- mêle effrayant :
« Otez de ses con tes La Femme de trente ans, La Femme abandonn ée, Le Réquisi
ti onna ire, La Grenadière, Les Célibatair es; ôtez de ses roma ns l'histoire
de Lou is Lam bert et Eugénie Grandet, son chef- d'œu vre, quelle foule de
volumes , quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolati ques,
économ iques, philosophiques, magnétiques et théos ophiques il reste encore ! 1>
Or, c'ét ait cela la grandeur même de l'œuvre de Balzac.
Saint-Beuve a dit
qu'il s'est jeté sur le xrx e siècle comm e sur son sujet, que la soc iété est femme,
qu'elle voulait son peintre, qu'il l'a été, qu'i l n'a rien eu de la trad ition en
la peignant, qu'il a reno uvelé les procédés et les arti fices du pinceau à l'u sage
de cette ambitieuse et coquette société qui tenait à ne dater que d'elle
même et à ne ressembler qu'à elle.
Or, Balzac ne s'est pas proposé cette
simple peinture, au moin s dans le simple sens de pein dre des portraits fidèles.
Ses livres résultaient de belles idées, d'idées de belles peintures si l'on veut
(car il concevait souvent un art dans la forme d'un autre) mais alors d'un
bel effet de peinture, d'une grande idée de peinture .
Comm e il voya it dans
un effet de peinture une belle idée, de même il pou vait voir dans une idée
de livre un bel effet.
Il se représentait à lui- même un tableau où il y a quelque
originalité saisissante et qui émerveill era.
Imaginon s auj ourd' hui un litté
rateur à qui l'idée serait venue de traiter vingt fois, avec des lumières diverses,
le même thème, et qui aurait la sensation de faire quelque chose de profond,
de subtil , de puissant, d'écrasant, d'orig inal, de saisi ssant, comme les
cin quante cathé drales ou les quarante nénuphars de Monet .
Amateur passionné
de pein ture , il avait parfois joie à pen ser que lui aussi avait une belle idée
de tableau, d'un tableau dont on raffolerait .
Ma is tou jou rs c'était une idée,
une idée dom inante, et non une peinture non préco nçue comme lecroit Sainte
Beuve.
A ce point de vue Flaubert même avait moins cette idée préconçue
que lui.
Couleur de Sal amm bô, Bova ry.
Com menceme nt d'u n suj et qui ne lui
plaît pas, prend n'imp orte quoi pour travail ler.
Mais tous les grands écrivains
se rejoignent par certains points, et sont comme les différents moments,
con tradictoires parfois , d'un seul homme de génie qui vivrait autant que
l' hum anité.
Où Flaubert rejoint Balzac, c'est quand il dit :.
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