L'utopie positive ou négative vous semble-t-elle être un outil littéraire efficace pour défendre une cause ?
Publié le 16/10/2010
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L’utopie positive ou négative vous semble-t-elle être un outil littéraire efficace pour défendre une cause ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, vos lectures personnelles et les ½uvres que vous avez étudiées.
1. Incontestablement, utopie et contre-utopie constituent des outils littéraires efficaces pour défendre une cause :
a. Comme le conte ou la fable, elles offrent un espace de liberté à l’imagination et le plaisir de la fantaisie
• Grandes variétés de formes (aussi bien romanesque que théâtrale)
• Grandes libertés de contenu (espaces imaginaires, peuples particuliers aux m½urs inattendues, décors qui peuvent aller jusqu’au merveilleux : ex Candide)
Elles sont un domaine imaginaire propice à l’évasion et à la méditation ouverte et libre.
b. Elles attirent d’autant plus l’attention qu’elles exposent des valeurs positives et alléchantes pour l’esprit comme pour l’âme :
• Pays de cocagne et de richesses comme l’Eldorado de Voltaire dans une France qui ne mange pas toujours à sa faim et qui connaît encore des crises
• Espace de libre religion et de tolérance, comme dans l’Utopie de More dans une Angleterre en guerre religieuse permanente et dans une Europe qui torture et brûle les « hérétiques ».
• Lieu d’égalité et de libre parole comme dans l’île des esclaves de Marivaux dans un état tout entier soumis aux privilèges des nobles et des puissants.
Montrant un monde meilleur et perçu comme possible ou envisageable, l’utopie possède un immense pouvoir de fascination sur le lecteur.
c. Leur forme narrative propose en plus un texte divertissant et facile à lire pour le plus grand nombre, à l’image des autres argumentations indirectes comme le conte ou la fable. Moins tournées vers un public enfant comme les précédentes, leur simplicité leur permet de pénétrer facilement dans les milieux moins éduqués comme en témoignent les nombreuses illustrations populaires diffusées à l’occasion de leur publication ou aujourd’hui encore les nombreux films américains (ex : The Island, Waterworld….)
d. Enfin les utopies produisent des représentations réalistes et fortes, matérialisant physiquement sous la forme de gouvernement, de mode de vie, de m½urs quotidiennes des idées souvent complexes, morales ou abstraites.
• Ainsi la ville « parfaite » d’Utopie (document du corpus) montre les avantages concrets d’une société qui sait valoriser le travail de la terre et rendre possible à la fois l’utile et l’agréable, parce que tous tirent profit de l’organisation locale.
• Force est de constater d’ailleurs cette efficacité à défendre des idées nouvelles et à combattre des systèmes oppresseurs dans le destin souvent difficile des auteurs d’utopies dans les siècles passés.
- Thomas More fut condamné au bûcher
- Swift dut affronter de nombreux procès et disgrâces
- Les Lumières du 18ème siècle français ont souvent fait l’expérience du cachot.
2. Cependant, la nature fictionnelle de l’utopie et de son inverse, et l’idéalisme qui les caractérise peuvent menacer la portée argumentative de textes souvent très revendicatifs :
a. Pour séduire, l’utopie est toujours tentée d’en rajouter, de se faire modèle parfait et indiscutable, au point de laisser l’irréalisme, le rêve ou le merveilleux prendre le pas sur la rationalité du propos.
• Ainsi, Voltaire dans Candide fait du pays d’Eldorado plus qu’un simple état gouverné selon l’ordre de la raison. En lui associant le mythe espagnol du « pays doré » où l’or abonde, il brouille la leçon politique de son texte, laissant entendre que la richesse de l’état viendrait de son sol plus que de l’organisation tolérante et raisonnable de son gouvernement. La critique de l’absolutisme monarchique s’en trouve finalement affaiblie.
b. Le simple fait que l’utopie soit une fiction a pu contribuer à affaiblir sa capacité à convaincre son public, par le préjugé, longtemps répandu dans l’opinion des lecteurs que l’imaginaire n’avait pas de dignité ou de noblesse. On a souvent vu La Fontaine au 17ème siècle argumenter pour défendre l’importance et la grandeur morale de ses fables… De la même manière, les auteurs d’Utopie, craignant de n’être pas pris au sérieux, ont souvent présenté leur texte de manière à laisser croire à leur authenticité.
• Swift imagine par exemple un naufrage pour Gulliver et son retour en Angleterre à la suite d’une série de circonstances plausibles.
• Voltaire authentifie le texte de Candide en inventant toute une histoire de parchemin trouvé dans la poche d’un docteur allemand.
• Diderot appuie son utopie tahitienne dans le Supplément au voyage de Bougainville sur la renommée du vrai Voyage autour du monde, publié par le vrai Bougainville en 1771, un an plus tôt, et qui fut un best-seller de l’époque.
c. De surcroît, la nature imaginaire de l’utopie rend la cohérence raisonnable du système politique ou religieux qu’elle expose très fragile. Comment la Raison pourrait elle trouver son support dans l’Imaginaire ? Le célèbre discours de la méthode de Descartes publié au 17ème siècle (1637) a définitivement ruiné le rôle de l’imagination dans l’argumentation. Pascal lui aussi n’a cessé de la dénoncer comme « maîtresse d’erreur et de fausseté ». Il est donc contradictoire de fonder un propos rigoureux et très engagé politiquement et moralement sur une histoire totalement inventée et souvent incroyable. Le lecteur de bonne foi se trouve pris dans une ambiguïté insoluble. A quoi doit-il se fier ? Doit-il négliger un récit totalement inventé et donc le traiter par le mépris ou accepter au nom de la leçon raisonnable une fiction incroyable comme celle des Troglodytes de Montesquieu dans les deux chapitres des Lettres Persanes qui leur sont consacrés?
d. En outre, l’ambiguïté peut être dans le propos même de l’utopie présentée, laissant le lecteur dans l’incertitude ou dans l’erreur quand elle n’est carrément pas comprise.
• Il en va ainsi de la célèbre utopie de Thélème, inventée par Rabelais dans Pantagruel. Il présente une abbaye « inversée » en ce sens que contrairement à une vraie abbaye entourée de murs et coupée de l’extérieur, Thélème est ouverte sur le monde. Cependant, les Thélémites sont choisis pour leur excellence et leur extraordinaire raffinement, ce qui leur permet de vivre en totale liberté comme le préconise la devise inscrite sur la porte : « Fais ce que voudra ». Le résultat en est pour le moins surprenant : les Thélémites usent de leur liberté pour s’imiter en tout dans une permanente émulation, certes positive, mais extrêmement contraignante. Ils finissent par constituer une élite intellectuelle et morale dont la signification est bien difficile à saisir pour le néophyte…
e. Enfin, l’utopie, parce qu’elle est une leçon rigoureuse de vertu politique, morale, philosophique ou sociale implique une exposition souvent longue et précise des cadres dans lesquels elle se situe. Une telle présentation est particulièrement rebutante, surtout quand elle se situe dans un contexte scientifique complexe.
• Ainsi, le livre d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, contre utopie tout à fait intéressante par ailleurs, commence par une longue explication scientifique d’une cinquantaine de pages sur la « bokanovskification » des ½ufs et la manipulation génétique qui en découle. Une telle lecture peut en dissuader plus d’un d’aller au terme d’un ouvrage pourtant captivant par la suite.
CONCLUSION :
• On peut difficilement contester l’efficacité des utopies pour défendre une cause. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elles aient joué un rôle non négligeable dans l’avènement de la Révolution Française, dont la devise « liberté égalité fraternité » est clairement issue de l’utopie politique des Lumières.
• Néanmoins, l’utopie est un outil dangereux dans la mesure où elle risque d’être prise au sérieux. Les auteurs eux-mêmes sont souvent victimes de leur propos et finissent par croire à la possibilité de réaliser ce qu’ils préconisent. Au 19ème siècle, les utopies se sont transformées en idéologies (communisme, socialisme) ou ont dégénérées en esprit de système (fascisme) produisant des effets désastreux pour les hommes qui eurent à en subir les lois. Dans le corpus, le texte de Saint-Just en fournit un bon exemple : il célèbre la fraternité et l’amitié comme des valeurs essentielles et vertueuses pour les peuples. Mais en légiférant sur ces valeurs il produit un gouvernement tyrannique et totalitaire qui écrase les individus et codifie leurs comportements.
• C’est sans doute cela le plus grand danger de l’utopie : elle établie une dictature de la vertu aussi écrasante et insupportable que toute autre dictature ou fanatisme. Tant qu’elle reste un outil littéraire, elle permet une réflexion et un débat indispensable à tous. Mais laissant croire à sa réalisation, elle constitue une menace pour la Raison qu’elle risque de dévoyer. Peut-être est-ce ce qui explique la disparition des utopies depuis un siècle hormis sous leur forme négative essentiellement critique en non plus théorique. Aujourd’hui le cinéma exploite toujours le côté spectaculaire de ces ½uvres en adaptant de nombreux textes (Fahrenheit 451 de Bradbury adapté par Truffaut, ou 1984 de Orwell) ou en créant des anticipations contestatrices et critiques comme Brazil de Terry Gillian ou plus récemment encore The Island de Mickael Bay.
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