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Lucien GOLDMANN : Les héros de Malraux et la crise des valeurs

Publié le 15/01/2018

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malraux

Lucien GOLDMANN

Les héros de Malraux

et la crise des valeurs

Marqué par la pensée de Lukacs, Lucien Goldmann cherche à établir des rapports entre les formes romanesques et l'idéologie d'un temps, - elle-même liée à des processus économiques. Il propose ici une interprétation de la création romanesque chez Malraux:.

Entre Royaume farfelu, Lunes en papier, La Tentation de l'Occident d'une part et Les Conquérants d'autre part, il y a un saut qualificatif : la transformation d'un jeune homme qui écrit de manière remarquable mais dont la vision n'est ni originale ni profonde, en un des plus grands écrivains de la première moitié du xxe siècle en Europe occidentale. Sans doute cette transformation comporte-t-elle un progrès dans la technicité de l'écriture et dans la maîtrise du style ; mais si elle n'était due qu'à ce progrès elle devrait présenter un aspect graduel et progressif et ne saurait en aucune façon rendre compte d'une transformation qui se présente au contraire sous un aspect brusque et qualitatif. 

Serait-il trop osé de rappeler ici notre hypothèse initiale selon laquelle l'œuvre proprement littéraire de l'écrivain, sa possibilité de créer des univers imaginaires concrets à visée réaliste était étroitement liée à une foi en des valeurs humaines universellement accessibles à tous les hommes, les écrits

 

conceptuels correspondant au contraire à l'absence d'une telle foi, que cette absence ait la forme de la désillusion initiale ou celle de la théorie des élites créatrices annoncée dans Les Noyers de l'Altenburg et développée à partir du Musée imaginaire.

Le romancier Malraux, entre Les Conquérants et La Condition humaine, est un homme qui croit à des valeurs universelles bien que problématiques. L'écrivain Malraux du Temps du mépris et de L'Espoir est un homme qui croit à des valeurs humaines universelles et transparentes, bien que hautement menacées. L'auteur des Noyers de l'Altenburg, ouvrage qui se situe entre la création littéraire et la réflexion conceptuelle, est un homme qui raconte sa désillusion et cherche encore un fondement à sa foi en l'homme.

Par la suite, il y aura l'essayiste et l'historien de l'art qui ne concernent plus notre étude, car c'est de l'écrivain Malraux et de sa vision, ou plus exactement de ses visions et de leurs expressions littéraires, que nous voulons nous occuper ici.

Nous ne savons pas dans quel ordre Les Conquérants et La Voie royale ont été écrits. Bien qu'importante, la question n'est cependant pas décisive, car les deux livres ont une structure analogue et se complètent. Ils classent, d'ailleurs, d'emblée, Malraux parmi les grands écrivains du xxe siècle, pour cette raison qu'ils apportent une solution neuve et originale au problème le plus important qui, sous des formes différentes et complémentaires, se posait aussi bien à la philosophie qu'à la littérature occidentale de l'époque : celui de donner une signification à la vie à l'intérieur de la crise générale des valeurs.

Essayons au niveau très relatif d'une recherche qui en est encore à ses débuts d'esquisser la situation à la fois en littérature et en philosophie.

Dans nos études sur la sociologie du roman nous avons caractérisé cette période comme une période de transition entre deux formes romanesques qui se trouvaient en liaison intelligible avec l'ensemble de la structure sociale et économique, la première, celle du roman à héros problématique, corres¬pondant à l'économie libérale et liée à la valeur, universellement reconnue et fondée dans la réalité, de toute vie individuelle en tant que telle, et l'autre, le roman à caractère non biographique correspondant aux sociétés dans lesquelles le marché libéral et avec lui l'individualisme sont déjà dépassés.

Or, si le roman à héros problématique et le roman non biographique constituent des structures relativement unitaires et stables, entre l'un et l'autre se situe une période de transition beaucoup plus variée et plus riche en types de création romanesque, née du fait que, d'une part, la disparition du fondement économique et social de l'individualisme ne permet plus aux écrivains de se contenter du personnage problématique comme tel sans le relier à une réalité qui lui est extérieure et que, d'autre part, l'évolution économique, sociale et culturelle n'est pas encore assez avancée pour créer les conditions d'une cristallisation définitive du roman sans héros et sans personnage.

 

ANTHOLOGIE

Il ne faut pas imaginer, bien entendu, que ces trois périodes sont clai-rement délimitées dans le temps. La vie sociale est une réalité complexe et ses différents aspects se superposent ; quelques écrivains élaborent déjà des romans sans personnage, d'autres en sont encore au roman à héros problé¬matique, alors qu'un certain nombre d'entre eux se situent sur le plan de ce que nous avons appelé la période de transition, la distinction de trois périodes successives étant en tout premier lieu une schématisation destinée à orienter la recherche.

Quoi qu'il en soit, les premiers romans de Malraux se situent dans la ligne globale du roman de transition, dont la problématique est celle du sujet et du sens de l'action et, autant que possible, de l'action individuelle dans un monde où l'individu ne représente plus une valeur par le simple fait d'être individu. Et l'importance des Conquérants et de La Voie royale réside en ce qu'ayant intégré à un niveau très avancé la conscience du problème de la crise des valeurs exprimé déjà de manière radicale dans ses trois premiers écrits, Malraux présente néanmoins une solution sur le plan de la biographie individuelle alors qu'un certain nombre d'autres écrivains (et lui-même à partir de La Condition hHmaine) , s'orientent vers le remplacement du héros individuel par un personnage collectif.

En somme Les Conquérants et La Voie royale se situent parmi les dernières grandes tentatives de roman à héros problématique, et cela avec la pleine conscience du fait que la vie des héros de ce type ne saurait plus se suffire et que, pour la rendre significative, il faut la dépasser vers un certain contexte social et historique. Disons d'emblée, et avant même d'aborder la description structurelle des deux ouvrages, que, dans cette perspective, leurs héros doivent être nécessairement des hommes d'action.

Don Quichotte, Julien Sorel, Emma Bovary étaient en effet intéressants par leur propre psychologie; Garine et Perken ne sauraient être séparés de leur action. Celle-ci n'est pas un détail accidentel ou l'expression d'une préférence psychologique de Malraux, mais une nécessité structurelle de leur personnage.

Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964, pp. 5 5 -58

malraux

« concept uels corresp ondant au contraire à l'a bsence d'une telle foi, que cette absence ait la forme de la désillusion initiale ou celle de la thé orie des élites créatrices annoncée dans Les Noyers de l'Al tenb urg et déve loppée à partir du Musée imaginaire.

Le romancier Malraux, entre Les Conquérants et La Cond ition hum aine, est un homme qui croit à des valeurs universelles bien que problémati ques.

L'éc rivain Malraux du Temps du mépris et de L'Espoi r est un hom me qui croit à des valeurs humaines universelles et transp arentes , bien que hautement menacées.

L'auteur des Noyers de l'Al tenburg, ouvrage qui se situe entre la créati on littéraire et la réflexion conceptuel le, est un homm e qui raconte sa désillusion et cherche encore un fondemen t à sa foi en l'homme.

Pa r la suit e, il y aura l'essayiste et l'historien de l'art qui ne concernent plus notre étude , car c'est de l'éc rivain Malraux et de sa visi on, ou plus exacte ment de ses visions et de leu rs expressions littéraires, que nous vou1ons nous occuper ici.

Nous ne savons pas dans quel ordre Les Conq uérants et La Voie royale ont été écrits .

Bien qu'im portan te, la quest ion n'est cepend ant pas décisive , car les deux livres ont une structure analogue et se com plètent.

Ils classent, d' ailleurs , d'em blée, Malraux parmi les grands écrivains du xxe sièc le, pou r cette raison qu'i ls app ortent une soluti on neuve et originale au problème le plus import ant qui, sous des formes différentes et complé mentaire s, se po sait aussi bien à la phi losoph ie qu' à la littérature occiden tale de l'époq ue : celui de donner une signi fication à la vie à l'in térieur de la crise générale des valeu rs.

Essayons au niveau très relatif d'une recherche qui en est encore à ses débu ts d'esquisser la situati on à la fois en littérature et en philosoph ie.

Da ns nos études sur la sociolog ie du roman nous avons caractérisé cette période comme une période de transition entre deux formes romanesq ues qui se trouvaient en liais on intelligible avec l'ensem ble de la structure soc iale et économ ique, la prem ière, celle du roman à héros problé matique , corres­ pondant à l'économ ie libérale et liée à la valeur, universe llement reconnue et fondée dans la réali té, de tou te vie individuelle en tant que telle, et l'aut re, le roman à carac tère non biographique correspondan t aux sociétés dans les quelles le marché libéra l et avec lui l'ind ividual isme sont déj à dépassés .

Or, si le roman à héros problématique et le roman non biographi que cons tituent des structures relativement unitaires et stabl es, entre l'un et l' autre se situe une période de transition beaucoup plus variée et plus riche en types de création romanes que, née du fait que, d' une part, la disparition du fonde ment économ ique et social de l'ind ividualis me ne perm et plus aux écrivains de se conten ter du personnage probléma tique comme tel sans le relier à une réalité qui lui est extérieure et que, d'autre part, l'évolution économ ique, sociale et culturelle n'est pas encore assez avancée pour créer les cond itions d'une cristallisation définitive du roman sans héros et sans pe rsonnag e .. »

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