L'opinion a-t-elle nécessairement tort ?
Publié le 05/12/2010
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Introduction.
Pour la tradition philosophique notamment héritée de Platon, l’opinion est un jugement non fondé, qui avance sans preuve, qui a toujours tort. Le terme a donc ici un sens péjoratif. Pourtant on interroge l’opinion, on la sonde, on la mesure, lui reconnaissant, semble-t-il une valeur. La démocratie accorde à l’opinion publique le pouvoir de trancher, de décider. Platon lui-même reconnaît dans le Ménon une valeur pratique à l’opinion droite. Alors, est-on toujours dans son tort lorsqu’on énonce une opinion ou, au contraire, peut-il y avoir des domaines, des conditions où l’opinion aurait raison et, si oui, lesquels ? Ce qui est ici en jeu est à la fois le statut de la philosophie (qui s’est traditionnellement posée contre l’opinion) et le fondement de notre régime politique (car si l’opinion a toujours tort, la démocratie a-t-elle encore un sens ?). De prime abord, il semble bien que l’opinion ait tort, au sens où elle ne se justifie jamais pleinement. Pourtant, ne peut-on lui reconnaître un sens, d’abord au plan de la vérité, ensuite au plan pratique et politique ?
I L’opinion semble avoir toujours tort.
Avoir raison, ce n’est pas seulement dire la vérité, pas plus qu’avoir tort n’est nécessairement énoncer une erreur. Avoir raison c’est être fondé dans ce qu’on dit ou dans ce qu’on fait. Or, on peut très bien dire la vérité sans être capable de se justifier et donc sans que nos paroles soient fondées. C’est tout le problème de l’opinion.
1) L’opinion ne se justifie jamais elle-même.
L’opinion se définit, avons-nous dit, comme un jugement qui affirme de façon immédiate sans preuve, sans démonstration. Certes l’opinion utilise des procédés d’argumentation, mais nous allons voir qu’ils ne constituent jamais des preuves.
D’abord l’opinion s’appuie sur ce qu’elle voit. « Je ne crois que ce que je vois «, dit l’homme de l’opinion. Mais la vision suffit-elle à justifier un jugement ? Nos sens peuvent nous tromper et la vision ne fait pas exception. Il y a l’exemple des illusions d’optique : je vois ce bâton, qui est à demi immergé dans l’eau, brisé alors qu’il est parfaitement droit. De même je vois la terre immobile et le soleil se déplacer autour d’elle alors que la science nous montre que c’est notre planète qui tourne autour du soleil.
Ensuite l’opinion s’appuie sur ce qu’elle entend. C’est la connaissance par ouïe dire. Mais les rumeurs ont-elles raison ? Outre que les croyances les plus anciennes sont rarement les plus vraies (la vérité se conquiert, il y a une histoire des sciences), la rumeur déforme ce qui pouvait être initialement vrai.
De plus, l’opinion s’appuie sur des exemples. Mais l’exemple n’est qu’un cas particulier qui ne justifie jamais la généralité d’une proposition. Ce n’est pas parce qu’une proposition est vraie dans un cas qu’elle est valable pour tous les cas.
Enfin, l’opinion s’appuie parfois sur les philosophes, reconnaissant le principe d’autorité. C’est Bouvard et Pécuchet, mis en scène par Flaubert, s’affrontant sur le thème de l’origine des idées et invoquant Condillac et Descartes. Mais le principe d’autorité n’a aucune valeur. Le plus illustre philosophe a pu se tromper. Répéter ce qu’on a lu n’a de sens que si on l’a compris mais alors on n’est plus dans l’opinion : on est philosophe.
Ainsi, aucun des procédés d’argumentation de l’opinion ne suffit à lui donner raison. Tout au plus parvient-elle à une certaine probabilité, jamais à la certitude. Descartes préconisait de prendre le probable pour faux afin de se garder de l’erreur. L’opinion est un lieu d’errance. Elle argumente parfois mais ne démontre jamais. Cela l’entraîne d’ailleurs à se tourner en son contraire. Elle est un lieu de contradictions. Les opinions se contredisent entre elles. Bien loin de leur donner raison, ne faut-il pas alors les condamner sans appel ?
2) Il faut condamner l’opinion.
Cette condamnation est préconisée par Bachelard. « La science (…) s’oppose absolument à l’opinion(…) l’opinion a en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit ses besoins en connaissance. En désignant les objets par leur utilité elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. « Bachelard condamne ici tout effort de justification de l’opinion. L’opinion a « en droit toujours tort «. En fait elle peut avoir raison au sens où, par hasard il peut lui arriver de dire vrai. Mais « en droit « elle a tort car elle n’est jamais démonstrative. Son but n’est pas de connaître mais de voir ce qui nous est utile. Bachelard considère l’opinion comme un obstacle épistémologique c'est à dire comme une de ces représentations qui inconsciemment empêchent la science de progresser. C’est l’exemple déjà cité de l’évidence sensible, source de l’opinion, qui nous fait croire que la terre est immobile et au centre du monde. La science est toujours rupture avec l’évidence sensible et donc avec l’opinion. Sa méthode n’est pas l’empirisme de l’opinion qui s’en tient à ce qui est donné immédiatement mais l’expérimentation qui suppose toujours des hypothèses ou des constructions théoriques préalables à l’observation sensible. Le scientifique doit donc se défier de l’opinion, considérer que, au moins en droit, elle a toujours tort.
Mais le philosophe ne dit pas autre chose. Quand Platon, dans La République conseille de sortir de la caverne, c’est l’opinion qu’il condamne. Les dialogues socratiques visent à sortir les hommes de leurs opinions en en montrant les contradictions. Le problème de l’homme de l’opinion est qu’il est tellement certain de lui qu’il croit toujours avoir raison. Il ne se pose pas de question, ne cherche pas la moindre justification. Il n’est pas un ignorant (car l’ignorant sait au moins qu’il ignore), il croit savoir et cela lui interdit toute recherche de connaissance (pourquoi chercher ce qu’on croit posséder ?). Savoir qu’on ne sait pas, tel est le début de la science et de la philosophie qui suppose le renoncement à l’opinion. Il semble bien que l’opinion soit (en tant qu’opinion) toujours dans son tort et qu’il faille y renoncer.
Transition : Ainsi l’opinion semble avoir toujours tort au moins « en droit «. Mais « en fait «, ne peut-elle avoir parfois raison ? Il existe des opinions vraies. Si l’opinion dit n’importe quoi, il lui arrive, par hasard de dire vrai. C’est ce qu’on appelle l’opinion droite. Ne peut-on, au moins dans une certaine mesure, lui donner raison ?
II L’opinion peut-elle avoir raison relativement à la vérité ?
1) La question de l’opinion droite.
À partir du moment où une opinion est droite (c'est à dire qu’elle énonce une vérité) n’est-il pas possible de lui donner raison ?
La thématique de l’opinion droite se trouve essentiellement chez Platon. Platon définit l’opinion comme un intermédiaire entre l’ignorance et le savoir. Si l’ignorance ne sait rien, si le savoir est connaissance démontrée, l’opinion apparaît comme un jugement non démontré mais qui peut être vrai, comme le montre le cas de l’opinion droite. Dans La République, Platon écrit « L’opinion est la faculté intermédiaire qui saisit les choses qui flottent entre les deux extrêmes (le néant et l’être absolu) «.
Dans le Ménon, examinant le problème de l’opinion droite, Platon la compare aux statues de Dédale, statues qui, selon le mythe, avaient le pouvoir extraordinaire de se mouvoir seules. Pour les garder il fallait les enchaîner. De la même façon, il faut « enchaîner « l’opinion droite par la démonstration. Car tout le problème de l’opinion, même si elle est droite, est qu’elle peut se tourner en son contraire (parce qu’elle n’est pas justifiée). Il faut donc la justifier pour qu’elle reste droite.
Alors Platon donne-t-il raison à l’opinion droite ? Certes non ! Car démontrer une opinion droite, c’est la transformer en un savoir. Elle ne devient pas une opinion justifiée, qui aurait raison. Le seul fait de la justification la mue en autre chose qu’elle, en une connaissance. Car celui qui dit que l’opinion est droite, vraie, ce n’est pas l’opinion (quant à elle, elle prétend toujours avoir raison même quand elle est fausse), c’est la science ou la philosophie.
Ainsi, démontrer qu’une opinion est droite n’est pas lui donner raison. Nous n’avons pas une opinion qui a raison mais une connaissance. Il semble donc, qu’au plan de la vérité, l’opinion ait bien toujours tort, même quand elle est droite. Est-ce à dire que l’opinion, en matière de connaissance, n’ait aucune valeur ? Ce n’est pas tout à fait sûr.
2) La question des vérités indémontrables.
L’affirmation selon laquelle il faut renoncer à toute opinion, « la détruire « comme disait Bachelard, n’a de sens que si tout est connaissable, que si le monde est sans mystère c'est à dire qu’en ce qui concerne les domaines où la connaissance est possible. Mais la connaissance est-elle toujours possible ? N’y a-t-il justement aucun mystère ? Et, s’il y a des domaines où la connaissance est impossible, n’a-t-on pas alors raison d’avoir des opinions puisqu’on ne peut obtenir plus ?
Kant nous montre que tout n’est pas connaissable. Il est des domaines où je ne peux rien démontrer précisément parce que je peux démontrer aussi bien la thèse que l’antithèse. C’est le cas des réalités situées au-delà de l’expérience, ce qu’on nomme les réalités métaphysiques ou noumènes. Dans la Critique de la Raison Pure, Kant montre qu’au moins quatre propositions restent ainsi indécidables : y a-t-il ou non une origine dans le temps et une limitation dans l’espace du monde ? La substance est-elle ou non divisible à l’infini ? Existe-t-il ou non une causalité libre ? Existe-t-il ou non une causalité première du monde c'est à dire un Dieu créateur ? Pour ces quatre questions, la raison est antinomique c'est à dire qu’elle peut tout aussi bien démontrer la thèse et son contraire.
Faut-il alors renoncer, à défaut ici de connaître, à penser ? Faut-il par exemple renoncer à dire que Dieu existe ou non ? Non pas ! Nous pouvons effectivement croire en Dieu ou n’y pas croire. Et de fait il ne reste que la foi puisque le savoir est impossible. Mais qu’est-ce que la foi, sinon une opinion ? Le texte de Kant est ici sans aucune équivoque. Alors même qu’il montre qu’il est raisonnable de croire en l’existence de Dieu (pour sauver la morale, mais c’est une autre question) mais que ce ne pourra être qu’un acte de foi et non un savoir, Kant écrit « Le sens commun aurait bien pu en faire autant sans avoir besoin de consulter là-dessus les philosophes ! (…) Mais exigez-vous donc qu’une connaissance qui intéresse tous les hommes soit au-dessus du sens commun et ne vous soit révélée que par les philosophes ? « Le sens commun désigne ici l’opinion commune. Kant donne ici raison à l’opinion.
On insistera sur le fait que cette justification de l’opinion n’a de sens que là où la connaissance est impossible. J’ai raison d’avoir une opinion là où je ne peux pas connaître. Mais, il faut être clair : ce n’est qu’un pis aller. La connaissance vaudrait mieux et ce n’est que parce qu’elle est impossible que nous donnons ici raison à l’opinion.
Transition : Il apparaît donc que l’opinion n’aurait raison au plan de la vérité que là où la connaissance est impossible. Il serait d’ailleurs plus pertinent de dire alors que j’ai raison d’avoir une opinion plutôt que de dire l’opinion a raison (la nuance est importante). Au plan de la vérité l’opinion ne saurait quand même valoir une bonne démonstration philosophique ou scientifique. Faut-il alors considérer que l’opinion n’aurait jamais vraiment raison ? Au plan de la vérité, certes, mais en est-il de même au plan de la pratique et de la politique.
III Justification pratique et politique de l’opinion.
1) Justification pratique de l’opinion.
L’opinion ne peut-elle avoir raison au plan de la pratique ? L’approche cartésienne est ici intéressante.
Rappelons d’abord qu’au plan de la connaissance, Descartes condamne absolument l’opinion dont le caractère au mieux probable est totalement insuffisant à qui cherche la certitude. Néanmoins l’opinion a un sens pratique.
Il est impossible de toujours différer son avis au plan de l’action. Au plan de la connaissance nulle urgence n’existe et je peux toujours suspendre mon jugement. En revanche, il n’est pas toujours possible d’attendre quand il s’agit d’agir, il est parfois même question de vie ou de mort. Ne faut-il pas alors donner raison à l’opinion ?
Par exemple, ne pas avoir de certitude en politique ne me dispense pas de voter. Ne pas le faire serait encore favoriser quelqu’un. N’ai-je pas alors raison de suivre mon opinion, en attendant. Plus grave, si quelqu’un se noie devant moi, dois-je attendre des certitudes pour aller le sauver ? Ne dois-je pas me fier à cette opinion même indémontrée qui me conseille de l’aider ?
Il y a aussi une utilité pratique des sens sur lesquels se fonde l’opinion. Si je mets ma main sur le feu et que je sens la brûlure, mon opinion qu’il vaut mieux ne pas recommencer a raison sans nécessiter une démonstration.
Plus généralement, Descartes envisage l’opportunité d’une morale non rationnelle, à titre provisoire qui, certes, n’est peut-être pas vraie mais seulement probable (opinion) en attendant d’avoir constitué son système et donc une morale fondée en raison. Or, dans la morale provisoire, l’une des maximes propose de suivre « les opinions de mon pays « car, dit Descartes, à défaut de m’apporter la certitude, elles sont plus probables puisque partagées par plus de monde. Nous avons bel et bien ici une justification de l’opinion, certes avec ses limites (en attendant, avant que je connaisse ce qu’est la vraie morale) mais une justification quand même. L’opinion ici a raison parce que l’action presse et que nous ne pouvons pas toujours différer nos décisions.
2) Politique et opinion publique.
L’opinion n’est pas seulement le jugement personnel, individuel. Il existe aussi ce qu’on appelle l’opinion publique c'est à dire la pensée du plus grand nombre. Cette opinion est certes manipulable, malléable notamment par les démagogues et c’est pourquoi Platon s’en méfiait, demandant que seuls les experts exercent le pouvoir : les philosophes-rois. Mais cela pose un problème politique fondamental : en politique, la pensée du plus grand nombre a-t-elle nécessairement tort ? Faut-il exclure le peuple de la vie politique ?
On sait qu’éliminer de la vie politique l’opinion publique, c’est ouvrir la voie au totalitarisme. Ici c’est l’histoire qui nous éclaire et la déclaration des droits de l’homme insiste sur le droit d’avoir des opinions et de les exprimer. Qu’un individu ou un groupe décide à la place du peuple et c’est la tyrannie qui s’installe.
Rousseau dans le Contrat Social (livre II, chap. 3) écrit « La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique «. Contrairement à Platon, Rousseau fait confiance à l’opinion publique. Certes le gouvernement doit être attentif à ne pas sombrer dans la démagogie (flatterie de l’opinion) ou la versatilité (changer de décision au hasard de la mouvance des opinions) mais tout régime démocratique doit tenir compte de la volonté générale et donc de l’opinion publique. Une foule réunie, affirmait Aristote, peut produire un jugement juste car elle peut débattre davantage qu’un expert seul avec lui-même.
3) Le sens de l’opinion.
Il n’en reste pas moins que ce qui revalorise l’opinion, lui donne raison, la justifie, ce n’est jamais l’opinion elle-même mais plutôt une réflexion, un savoir sur l’opinion. La valeur de l’opinion c’est le discours qui la dit. L’opinion ne se suffit pas à elle-même. C’est par une réflexion philosophique, tout au long de ce devoir, que nous avons pu donner raison à l’opinion mais non en restant nous-mêmes sur le terrain de l’opinion.
Conclusion.
Il faut distinguer les niveaux du problème. Au niveau pratique et en particulier politique, l’opinion a sa valeur et on peut lui donner raison. Au niveau de la connaissance, si le savoir est possible l’opinion n’a aucune valeur et il faut lui préférer la science et la philosophie. En revanche, là où la connaissance est impossible, l’opinion a sa place. Ce qui est certain, c’est que ce n’est jamais l’opinion qui peut se donner raison à elle-même. La justification est toujours extérieure. C’est le philosophe ou le scientifique qui lui donne tort ou raison. L’opinion peut tenir lieu de savoir mais elle n’est jamais le savoir. Elle ne nous dispense pas de penser courageusement avec notre raison partout où cela est possible, ce qui est finalement ce que nous sommes en droit d’exiger de tout humain s’il est vrai que l’homme est un animal raisonnable.
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