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L’irrationnel et la peur du futur

Publié le 14/09/2013

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Les basses époques voient grandir et proliférer les peurs collectives. Nos contemporains ont peur de tout. Ils

redoutent la surpopulation du globe; ils croient déjà que leurs descendants ne trouveront plus de place dans

les foules qu’ils imaginent peuplant notre planète et, comme on leur dit qu’alors l’humanité mourra de faim,

ils croient préférable que la terre se dépeuple.

Lorsqu’on montre que les fléaux épidémiques disparaissent, que le moment approche où les pestes ne

ravageront plus des populations entières, alors on s’entend cette remarque : mais d’autres fléaux terribles

vont surgir, que vous ne saurez pas dominer.

Les progrès de la santé publique dans des pays misérables et déshérités sont présentés comme des résultats

fâcheux d’un humanitarisme aveugle puisque la survie des pauvres enfants va augmenter le nombre des

bouches à nourrir.

Le Moyen-Age qui connut une grandiose et admirable floraison eut aussi ses basses époques où régnait la

grande peur. Nous vivons une sorte de Moyen-Age et l’on est tenté de penser que si la peur de l’An mille fut

celle de l’ignorance et de la superstition, la peur de l’An deux mille, celle de la science et de la technique, est

pour notre basse époque plus terrifiante encore.

La peur de l’avenir que ressent chacun pour les siens et pour l’humanité n’est pas sans jouer un rôle dans la

faveur dont jouissent tant de fausses sciences.

Au cours des siècles passés régnait la croyance aux sorciers, la confiance dans les charlatans, les diseurs de

bonne aventure, les astrologues, les visionnaires. Au cours du XVIIIème siècle, le développement de l’esprit

critique diminua leur influence et souvent on en riait. Voici qu’à présent, il est de bon ton de ne pas accepter

les justes méthodes, les démonstrations rationnelles et les expériences valables de la science «officielle«, c’est à

dire de la vraie science, mais de lui opposer les succès de ceux qui guérissent des maux incurables par

l’imposition des mains ou l’ingestion d’une tisane bien composée. L’hypnotisme et le somnambulisme

renaissent. Aux efforts difficiles de la psychologie pour acquérir les caractères d’une science, on oppose la

parapsychologie et ses fantaisies. Des chimères se mêlent aux sottises. La radio et la télévision prédisent à

chacun son avenir personnel, ses difficultés d’argent, ses peines de coeur et toutes les aventures de sa vie en

lui rappelant qu’il est né sous l’influence d’une constellation ou d’un astre.

Comme dans toutes les basses époques, c’est la diffusion de cette crédulité qui manifeste la défaite du bon sens

et de la raison. Même chez certains qui se disent ou se croient éclairés, cet appel à l’irrationnel se propage.

Point d’effort pour comprendre, il n’est pas toujours simple d’y parvenir, mais plutôt la recherche d’un refuge

vers les mystères ou l’abri que procure une crédibilité qui va souvent jusqu’à la sottise.

Robert Debré, Ce que je crois, 1976.

L’auteur :

Robert Debré (1882-1978), médecin des Hôpitaux de Paris (1920), professeur de bactériologie (1933), puis

de pédiatrie (1940), membre de l’académie des sciences (1961), fut le promoteur de la grande réforme

hospitalo-universitaire de 1958.

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