L'image du corps dans Fin de partie
Publié le 24/02/2011
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Dans le théâtre de Beckett, le corps est l'objet d'une attention extrême. Il est abordé comme un véritablematériau scénique, travaillé, sculpté, informé et déformé au même titre que les autres matériaux scéniques, l'espace, les objets, les costumes, la lumière, la parole. Les personnages présentent un corps souffrant, mutilé, morcelé, étranger à lui-même. A travers ces corps, Beckett ne vise pas seulement l'image pathétique d'une humanité mourante, mais aussi l'exploration systématique de possibilités de jeu. I] La représentation d'un corps pathétique Le corps des personnages de Fin de partie est un corps mutilé et souffrant. Hamm est aveugle et paralytique ; Nagg et Nell sont immobilisés dans leur poubelle après un accident de tandem. Clov, lui, ne peut pas s'asseoir et a une « démarche raide et vacillante ». Les fonctions vitales, et en particulier sensorielles, sont régulièrement inspectées presque afin de vérifier que rien n'entrave leur mouvement d'épuisement : « Comment vont tes yeux ? – Mal. Comment vont tes jambes ? - Mal. » Le corps est aussi asexué et infantilisé. Le sexe, « quelle importance ! » dit Clov à propos de l'enfant qu'il voit apparaître à la fin. L'enfant est donc asexué, de même que le chien, parce que le sexe se met à la fin et que la fin n'arrive pas. Les personnages ne sont plus en état de désirer. Nagg ne parvient plus à atteindre Nell pour « la bagatelle » et Clov éradique la puce qui lui gratte le pubis avec une forte dose d'insecticide, histoire que le coït se tienne coi. Le corps se réduit donc à ses fonctions infantiles : « faire pipi », manger « de la bouillie », sucer des « biscuits » ou des « dragées ». Le corps, de façon microcosmique, participe du dérèglement du monde et du chaos qui entoure les personnages. Ainsi, Hamm déclare solennellement : « Il y a une goutte d'eau dans ma tête. Un cœur, un cœur dans ma tête. » Il assiste, impuissant, à cette déformation. Pour Clov aussi, le corps parait déréglé : « J'ai mal aux jambes, c'est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser. » Le cœur est dans la tête, la tête est dans les jambes. Le corps des personnages est gagné par la désagrégation des choses : « Tu te crois un morceau ? » demande Hamm à Clov. « Mille », répond Clov. Le corps n'est plus pensé dans son unité, mais comme un assemblage de morceaux prêts à retourner à leur chaos premier. Le corps mutilé, souffrant, asexué, étrange, ouvre surtout à de nouvelles possibilités de jeu. II] Le corps travaillé comme objet scénique Le corps des personnages n'est pas entièrement visible. De Nagg et de Nell, on ne voit que la tête et le buste, et parfois les « moignons » accrochés aux rebords de la poubelle. Les yeux de Hamm, aveugles, se dérobent constamment à la vue du spectateur comme de Clov, qui n'a jamais osé soulever ses lunettes noires pour les contempler. Les corps, dans Fin de partie, font l'objet d'un dévoilement. Clov, le seul personnage mobile et entièrement visible, a pour rôle de faire apparaitre ses partenaires, au sens fort du terme. C'est lui qui, dans sa longue pantomime du début, enlève les draps qui dérobaient à la vue du spectateur les poubelles d'une part, le fauteuil de Hamm d'autre part. Mais l'apparition est encore retardée, car le drap ne recouvre qu'une surface derrière laquelle les personnages sont encore cachés : Nagg et Nell dans leur poubelle dont il faudra soulever le couvercle pour les voir apparaitre ; Hamm derrière un mouchoir, ce « vieux linge », miniature du drap qui lui recouvre le visage et à qui il s'adresse à la fin, comme à son ultime compagnon. On voit bien là que Beckett traite le corps de ses personnages comme des objets, des meubles, qui disparaissent derrière des draps. Pour le spectateur, les corps cachés derrière ces voiles ne sont autres que des meubles occupant une scène qui, autrement, serait vide. Le corps n'est pas seulement fragmenté dans sa visibilité, rejeté dans l'ombre, recouvert ou enfermé, il est aussi privé de la faculté la plus naturelle, celle de se mouvoir. Le mouvement ne va pas de soi ; il n'est montré que par rapport à la difficulté ou à l'impossibilité de se déplacer. Hamm, immobile au centre de la scène, regarde Clov arpenter la scène, occuper l'espace, faire des pas. Par contraste, l'immobilité de Hamm fait ressortir l'inutilité de l'agitation de Clov, qui, malgré ses dires et ses disparitions, revient toujours se planter à côté de Hamm. Ainsi, chaque mouvement du corps infirme devient un évènement. Beckett cache, entrave et fait disparaitre le corps pour mieux en révéler les possibilités scéniques. III] Le corps et la parole : une disjonction redondante Dans le théâtre classique, les indications scéniques concernant le jeu de l'acteur donnent des informations sur les intentions du personnage, le dessein, la volonté qui gouvernent ses paroles. Rien de tel chez Beckett puisque, la plupart du temps, les didascalies semblent au contraire indiquer que les personnages jouent de leur corps sans intention signifiante, comme des musiciens joueraient de leur instrument, non pour faire de la musique, mais pour faire du son. Ainsi, quand Clov « sort en claquant la porte » (p.67), rien dans le dialogue qui précède ne justifie un acte qui, dans le théâtre classique, serait interprété comme un signe de colère. De même, Hamm enlève et remet sa calotte tandis que Clov dit : « La belle époque ! » (p.61). Les indications scéniques rompent avec le corps instrumental, expression de la volonté humaine. Le corps n'exprime pas ce que les paroles annoncent. Nell dit vouloir rentrer dans sa poubelle, mais elle ne bouge pas. Le corps est inadéquat à la parole, et vice versa. Clov ne commence à parler au début de la pièce qu'après s'être immobilisé : il faut que le corps se taise pour que la parole soit. Leurs relations ne peuvent donc aboutir qu'à des contradictions ou à des ignorances réciproques. Ils ne peuvent se rejoindre que dans l'inertie et le silence ; Hamm le dit : « Je serai [...] seul contre le silence et... (il hésite)... l'inertie. Si je peux me taire, et rester tranquille, c'en sera fait, du son et du mouvement. » « Qu'est-ce que tu fabriques », demande Hamm à Clov, que le spectateur voit ramasser les objets tombés à terre. La cécité de Hamm induit un rapport différent entre le geste et la parole, puisque Clov est obligé de décrire ce qu'il fait et ce qu'il voit. Là où la vie du corps est normalement indépendante et où la parole sert juste à en expliciter les intentions, ici, la parole vient redire le geste. Dans Fin de partie, le corps existe doublement : par lui-même et par la parole qui le duplique. Ainsi, loin de se limiter à l'image d'un corps en voie d'amoindrissement, Beckett fait du corps un enjeu scénique et interroge le lien entre le corps et la parole.
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