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L'homme du tournant inéluctable

Publié le 27/02/2008

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15 octobre 1990 -   De tous les mérites qui justifient le prix Nobel de Mikhaïl Gorbatchev, le plus grand n'est pas le plus évident.

   Bien avant d'être l'homme qui aura laissé six pays d'Europe devenir, en un an, maîtres de leur destin, bien avant d'être celui qui aura permis la fin de la guerre froide et de la course aux armements, il est en effet l'initiateur de la plus grande révolution non violente jamais tentée dans l'histoire.

   C'est de ce pari intérieur, de cette constance mise à poursuivre l'indispensable mais folle entreprise de transformation pacifique de l'Union soviétique, que découle tout le reste. Sans elle, l'ordre des blocs n'aurait pas été balayé par le souffle d'espoirs et de liberté qui secoue le monde depuis 1985. Sans elle, le grand rêve de droit international et de concert des nations n'aurait pas aujourd'hui ressurgi pour la troisième fois dans le siècle. Sans elle, enfin, rien ne permettrait de croire qu'un jour peut-être, de l'Atlantique au Pacifique, l'Europe aura, dans ses valeurs et son rayonnement, trouvé son unité.

   La plus grande oeuvre de Mikhaïl Gorbatchev, celle sans laquelle rien d'autre n'aurait été possible, est ainsi la plus incertaine et la moins achevée de toutes. Lundi 15 octobre, à l'heure où, du monde entier, pleuvaient, sur le Kremlin, les messages de félicitations, quelque deux cent soixante millions de Soviétiques grommelaient donc, eux, que si la perestroïka ravit le monde, elle n'a pas fait leur bonheur.

   Et de fait, confrontés à la chute de leur niveau de vie et au vide toujours plus abyssal de leurs magasins, ils n'auraient guère eu de raisons de sabler un champagne devenu introuvable. Pas pour tous, mais pour beaucoup d'entre eux, ce prix avait même quelque chose d'insolent, d'insultant pour leur détresse. Car à peine ont-ils vu, en juillet 1990, défaire à l'issue du vingt-huitième congrès du parti le vieil appareil communiste, à peine se sont-ils convaincus que le communisme c'était l'ancien régime, que déjà s'impose l'évidence des nouvelles épreuves à venir.

   Personne ne l'ignore plus. Ni la démocratie ni l'économie de marché n'apporteront de bonheur immédiat. Ce dont débattent journaux, députés et ministres n'est pas de savoir si les prix et le nombre de chômeurs augmenteront, mais dans quelle proportion, forte ou effroyable, cela se fera. En quelques mois, pendant que le reste du monde achevait enfin de se convaincre que l'ambition de Mikhaïl Gorbatchev n'était pas de sauver le communisme, mais de sauver son pays du communisme.

   Les Soviétiques ne sont, eux, sortis de leur prudence et de leur scepticisme que pour découvrir avec rage que tout leur restait à faire. Une fois encore, le bien-être est remis aux lendemains qui chantent. Une fois de plus, la promesse d'une vie normale est remise aux générations futures-pour dans dix ans, disent les optimistes  vingt, corrigent les réalistes, et pour jamais, concluent les pessimistes.

   Cela suffit amplement à expliquer l'absolu décalage des réactions de lundi, mais cela suffit-il à décréter l'échec de Mikhaïl Gorbatchev ?

   A déjà dire qu'inéluctablement le dernier empire du monde s'effondrera dans un chaos sanglant ? A nier que la démarche du nouveau prix Nobel de la paix puisse permettre à ce qui est actuellement l'URSS d'évoluer-chaotiquement mais pacifiquement-vers les nouveaux équilibres qu'imposent la géographie et l'histoire ?

   Le pire est toujours possible, mais outre qu'il n'est pas le plus souhaitable, il n'est, en l'occurrence, pas le plus probable non plus.

   Car s'il faut, pour s'étonner, que le changement ait provoqué la débâcle de l'empire et de l'économie soviétiques, avoir cru le communisme bien plus fort qu'il n'était, ni Mikhaïl Gorbatchev ni son équipe ne participaient, eux, de cette illusion.

Canaliser les crues

   Si depuis presque dix ans, du sein même du comité central, ces hommes travaillaient et faisaient travailler à préparer le tournant dont ils connaissaient l'inéluctabilité, c'est qu'ils savaient qu'il n'y avait pas d'autre choix. C'était, ou bien le surplace et l'explosion incontrôlée, ou bien le mouvement et l'aventure assumée d'une marche vers l'inconnu. Depuis cinq ans, depuis trois ans surtout qu'ont été lancées les réformes politiques, toute l'action de l'équipe Gorbatchev a donc consisté à canaliser les crues qu'elle provoquait en faisant sauter les barrages de l'ancien régime.

   Souvent, la force des courants ainsi libérés a surpris ces hommes, les a pris de court et ébranlés parfois, mais leur politique a toujours été d'utiliser et d'accompagner le mouvement plutôt que de vainement tenter son endiguement. Dès que la pression était assez forte pour menacer de tout emporter et faire donc céder l'appareil, un nouveau barrage était ouvert et, l'une après l'autre, toujours, toutes les limites de l'impossible ont reculé-levées dès lors que l'impossible était devenu banal.

   C'est ainsi qu'on a vu la libéralisation de la censure ouvrir la voie à la liberté de la presse. La décentralisation de l'économie mener à la reconnaissance de la " diversité des formes de propriété ", puis à l'hymne au marché. L'acceptation des " organisations informelles " déboucher sur le multipartisme. La libéralisation des lois électorales susciter une vie parlementaire d'où naît une nouvelle classe politique. L'affirmation de l'autonomie de l'appareil d'Etat permettre sa décentralisation. L'émergence d'autorités locales donner un sens à la souveraineté des Républiques et cette souveraineté induire enfin l'idée que l'union et son contenu ne pourraient être que le fruit de la décision libre de Républiques indépendantes. Il y a plus d'un an déjà que le profil de cette future union a été esquissé dans les secrets du Kremlin. Elle ne sera, bien sûr, ni socialiste ni soviétique et moins encore fédérale. Toutes les actuelles Républiques de l'URSS n'en feront pas forcément partie. Elle sera devenue une confédération d'Etats et de fédérations d'Etats à laquelle seront liés par des accords bilatéraux-économiques certainement et peut-être aussi de défense-d'autres Etats encore, qui n'auront rien voulu déléguer de leurs prérogatives.

Plus d'Est ni d'Ouest

   C'est un peu-mais par un processus exactement inverse-une autre communauté européenne qui va chercher à se mettre en place, lentement, difficilement, mais scellée dans la nécessité d'un marché commun que préfigure déjà la multiplication des accords directs entre Républiques. Aujourd'hui, ces accords sont conçus par les Républiques comme autant de défis à l'Etat fédéral. Demain, ils cimenteront l'Etat confédéral aussi sûrement que l'apparition de concurrents à Mikhaïl Gorbatchev-de nouveaux dirigeants politiques-permettra bientôt de changer de gouvernement et, un jour-fatalement et tant mieux-de président.

   A l'heure où plus rien ne saurait déguiser le bilan de soixante-dix ans de communisme, à l'heure ou le désastre pourrait faire exploser une rage populaire qu'à peu près plus rien ne pourrait contenir, il n'y a ainsi déjà plus de Bastilles à prendre. D'un trimestre à l'autre, le siège du comité central se vide, l'appareil présidentiel s'étoffe et le pouvoir se dilue tant qu'il n'y a plus de Palais d'hiver ou de Versailles sur lesquels marcher. Il n'y a plus-petite tâche...-qu'une économie " de marché " à créer.

   Et au moment, surtout, où des Républiques entières pourraient faire le mur et vouloir passer à l'Ouest, il n'y a plus d' " Est " et d' " Ouest ", plus d'autre mur-mais ô combien !-que le désir de stabilité de la communauté internationale.

   Ce n'est plus que l'URSS éclate mais qu'elle a éclaté. Ce n'est plus que le communisme s'y effondre mais qu'il s'y est effondré. Ce n'est pas que la page ouverte en octobre 1917 se tourne mais qu'elle est tournée et que déjà le problème est d'en écrire une nouvelle. Ce n'est déjà plus, en un mot, que la révolution menace car elle a déjà eu lieu, mais avec si peu de violence qu'elle est-grâce à Mikhaïl Gorbatchev-finie avant d'avoir déchaîné l'horreur.

   Sous nos yeux, sans que nous puissions, donc, appréhender la formidable nouveauté du phénomène, la fin du communisme a généré un nouveau type de révolution dont l'Espagne avait donné le premier exemple-étudié et médité de Varsovie à Prague et Moscou.

   C'est avant tout pour avoir été, en URSS même, l'homme de ce tournant, pour avoir su le conduire et le négocier, pour incarner la révolution sans révolution, que Mikhaïl Gorbatchev méritait son prix Nobel de la paix.

   Reste que, du deuxième type ou pas, les révolutions sont forcément suivies de phases d'adaptation successives. Pas seulement à Moscou, mais dans tout ce qui fut le bloc socialiste aussi, elles seront forcément difficiles, heurtées et coupées-tout le laisse prévoir-de périodes dont la démocratie ne sera pas la marque première. Rien n'est, ni ne sera, facile aux peuples de l'ancienne patrie du communisme mais ils ont pour eux trois atouts au moins.

   Le premier est de sortir de soixante-dix ans de guerre civile, froide ou chaude, et de n'être en conséquence pas pressés d'y revenir. Le deuxième est le refus des pays les plus riches de voir-des frontières de la Pologne à celles du monde musulman-triompher l'anarchie sur une moitié du continent européen.

   Et le troisième, enfin, est d'avoir à leur tête, pour un temps encore, un homme qui, moins que jamais maintenant, voudra laisser démentir l'oeuvre de paix saluée par le comité du Parlement norvégien.

BERNARD GUETTA Le Monde du 17 octobre 1990

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