L'Exotisme Dans Les Lettres D'Une Péruvienne De Mme De Graffigny
Publié le 16/10/2010
Extrait du document
Littérature comparée : le roman d’amour par lettres
Exposé : l’exotisme dans les Lettres d’une péruvienne
L’exotisme des Lettres d’une péruvienne est-il un artifice purement esthétique ou au contraire, par l’apport d’autres espace-temps, et à travers un personnage exotique, amène-t-il une perception et une représentation originales des relations et correspondances amoureuses?
I L’exotisme farde l’amour souffrant
Une souffrance exportée et rendue fascinante
L’utopie
La naïveté du regard
II L’artifice exotique, en même temps qu’il la cache, exacerbe une intériorité aimante, mais philosophe
Un être perdu dans la société
L’exotisme révèle un conflit intérieur entre amour et raison
Ironie de l’auteur, jeux sur l’abstrait et le concret
III L’exotisme, rouage et miroir de la dynamique amoureuse
L’abstraction du corps ou le fétichisme, et le culte du soleil ou l’héliocentrisme amoureux
Un exotisme inquiétant et « narcissique »
La mort, un espace et un temps universellement exotiques
Conclusion
Introduction : l’exotisme en littérature
L’exotisme tel que le définit le Dictionnaire des termes littéraires aux éditions Champions Classiques: «(du grec exôtikos: étranger, extérieur) généralement: culte de ce qui est étranger et éloigné, en littérature: l’exotisme prend souvent la forme d’objets, de tableaux, ou de personnes dotées d’une mystérieuse force d’attraction, laquelle peut également puiser dans le dépaysement suscité par la distance qui sépare l’univers représenté et celui du lecteur».
Aussi, nous nous demanderons :
L’exotisme des Lettres d’une péruvienne est-il un artifice purement esthétique ou au contraire, par l’apport d’autres espace-temps, et à travers un personnage exotique, amène-t-il une perception et une représentation originales des relations et correspondances amoureuses?
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I L’exotisme farde l’amour souffrant
Une souffrance exportée et rendue fascinante Le décor grandiose de la scène d’exposition : «les cent portes», «ornements précieux», «lames d’or» (lettre I) pour décrire la richesse du temple du Soleil. Aussi Zilia parle des «trésors de l’Amour» (lettre II), l’Amour avec un grand A, comme le Soleil avec un grand S.
L’utopie
*La naïveté* du regard
L’ingénuité de Zilia est stylistiquement soulignée par des périphrases : «du feu de leur tonnerre» pour les fusils (lettre I), «ces maisons flottantes» (lettre VI) pour la flotte espagnole, «une liqueur rouge semblable au maïs» pour le vin (lettre VII), «une espèce de canne percée» (lettre VII) pour la longue-vue, «cette ingénieuse machine qui double les objets» et «cette machine ou cabane, je ne sais comment la nommer, je la sentis se mouvoir et changer de place» (lettre XII) pour le miroir, et le carrosse, «de petites figures qu’on appelle lettres, sur une matière blanche et blanche que l’on nomme papier» (lettre XVI). A noter l'utilisation systématique des démonstratifs, d'une modalisation, ou de l’italique renforçant la naïveté.
Par la naïveté de Zilia, Mme de Graffigny dénonce la finalité vaine de l’art classique, à savoir imiter la nature : «que la nature ait placé dans ses ouvrages un attrait inconnu que l’art adroit ne peut imiter» (lettre XII). Par là même, Mme de Graffigny met à mal le langage dont elle dénonce l’inaptitude à rendre tout ce qui existe : «j’ai une infinité d’autres raretés plus extraordinaires encore ; mais, n’étant point à notre usage, je ne trouve dans notre langue aucuns termes qui puissent t’en donner l’idée» (lettre XV). Et la vénalité de toute chose : «sans avoir de l’or, il est impossible d’acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu’on appelle du bien, il est impossible d’avoir de l’or» (lettre XX), vénalité dont l’effet de boucle souligne le ridicule. Ainsi les Lettres d’une péruvienne sont-elles précurseurs de la pensée romantique ; les idées du XIXème siècle s’y trouvent déjà en filigrane grâce à l’exotisme et l’ingénuité de Zilia.
«Tes sujets les prennent pour des dieux» (lettre II) : l’ignorance et la fascination qui en découle, sont deux facteurs de l’aliénation et de l’adoration de n’importe quelle divinité, aussi bien que de l’amour. Aussi, tout ce qu’ignore Zilia, notamment la médecine, est qualifié par elle-même de religion, ou de superstition : «cette espèce de cérémonie me paraît une superstition de ces peuples : j’ai cru remarquer que l’on y trouvait des rapports avec mon mal» (lettre IV). Lettre V : «cette nation ne serait-elle point idolâtre ? Je n’ai encore vu faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte» : Zilia ne semble pas ignorer que la religion tend à expliquer tout ce qui est étranger, ce qui l’amène à penser que les hommes puissent idolâtrer les femmes.
Ainsi donc, Zilia n’est pas un être dénué de pensée, et de critique, mais avide de connaissances, d’horizons nouveaux : «à mesure que j’en ai acquis l’intelligence, un nouvel univers s’est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme, chaque éclaircissement m’a découvert un nouveau malheur» (lettre XVIII).
II L’artifice exotique, en même temps qu’il la cache, exacerbe une intériorité aimante, *mais* philosophe
Un être perdu dans la société
L’exotisme révèle un conflit intérieur entre amour et raison
*Ironie de l’auteur et jeux sur *l’abstrait et le concret
L’ironie de Mme de Graffigny s’exprime notamment par des jeux sur le concret et l’abstrait, plus explicitement par le décalage entre la volonté de Zilia et sa réalisation. En effet, Zilia est prise au mot, à la lettre. Elle avoue à Aza vouloir se soumettre à lui dans la lettre II : «ma soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander», être son esclave de c½ur ; or, Mme de Graffigny la fait se retrouver littéralement enchainée par un esclavage non plus moral mais concret, et tyrannique. L’esclavage est donc rendu de façon matérielle : «les chaînes de mon esclavage» (dès la lettre I) et l’expression est plusieurs fois usitée dans les lettres : «les chaînes de l’amour» (lettre IV). L’interrogation suivante exprime ce décalage en opposant l’amour, éloigné par l’emploi du « si » à valeur hypothétique, à la concrétisation formelle de la promesse de Zilia : «hélas! si tu m’aimes encore pourquoi suis-je dans l’esclavage ?» (lettre II). Cette proportion exagérée de la promesse de Zilia dénote une ironie acerbe de l’auteur.
De même que le roman procède d’une concrétisation exagérée et décalée de la volonté de Zilia, le roman tend à l’inverse vers une abstraction de son corps.
III L’exotisme, rouage et miroir de la dynamique amoureuse
*L’abstraction du corps ou le fétichisme*, et le culte du soleil ou l’héliocentrisme amoureux Le corps de Zilia tend vers l’abstraction et c’est son esprit, peint comme errant dans l’inconnu, qui vaut pour elle. Mme de Graffigny écrit Zilia d’avantage à travers sa pensée qu’à travers son corps, et cela préfigure la victoire de la raison sur l’amour. Néanmoins, Zilia s’efforce de trouver des sortes de substituts à son corps, d’objets comblant qui tiennent lieu et place de l’amour qu’elle perd dans l’abstraction. Ainsi n’est-il pas insensé de parler de fétichisme.
A la lumière de cela, il est aisé de comprendre la symbolique des quipos_ _: «il me reste si peu de quipos, mon cher Aza qu’à peine j’ose en faire usage. Quand je veux les nouer, la crainte de les voir finir m’arrête, comme si en les épargnant je pouvais les multiplier» (lettre XVI) : les quipos sont symboliques de la consumation de l’amour de Zilia. Lettre XVIII : « le soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j’ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m’entretenir avec toi » : deux acceptations, l’une littérale : il s’est passé douze heures entre l’écriture des deux lettres, et l’autre implicite : l’amour de Zilia, déçue, a diminué de moitié: « le soleil [ou Aza tel qu’il est toujours comparé au soleil] a fait la moitié de son cours », et «hélas ! je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers n½uds ; ces n½uds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon c½ur au tien, ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets» (lettre XVII). Aza n’est plus l’objet d’un amour infaillible mais de regrets : «le soleil même m’a trompée» (lettre XVIII).
Aza occupe une place héliocentrique dans le système des personnages, du moins au début. «Tu parus au milieu de nous comme un Soleil levant» (lettre II). Il apparait comme une sorte de transcendance divine et bienfaitrice : «ainsi que la rose tire se brillante couleur des rayons du Soleil, de même les charmes que tu trouves dans mon esprit et dans mes sentiments ne sont que les bienfaits de ton génie lumineux » (lettre II). On comprend là pourquoi Zilia peu à peu oublie Aza, qu’elle substitue au soleil, et dont elle finit par n’aimer que la lumière, autrement dit ce qui en émane, ce qui s’en exhale : «chère lumière de mes jours» (lettre III). On n’aime pas l’être a priori aimé mais les bienfaits que son génie, son amour apporte à notre âme. Lettre II : «J’étais trop ignorante sur les effets de l’amour pour ne pas m’y tromper (…) je pris le feu qui m’animait pour une agitation divine (…) j’en soupirai, mais après ton départ, j’examinai mon *c½ur*, et je n’y trouvai que ton image» : les modalisateurs soulignent la désillusion de Zilia qui, examinant son c½ur, n’y trouve qu’une image, autrement dit un reflet ; elle prend alors conscience que l’amour n’est rien d’autre qu’un miroir, un jeu d’images que l’on embellit, projette, et superpose à notre guise, à un être qui ne sert que de prétexte, et qui renvoie l’image aveuglante de notre amour, la seule que l’on aime.
Un exotisme inquiétant et « narcissique » Zilia est enfermée et enchainée, mais elle ne sait ni où ni comment : « je suis certaine qu’on m’éloigne de toi ; je ne respire plus le même air, je n’habite plus le même élément » (lettre VI). Par son ignorance, elle ne peut décrire cet endroit : « tout ce qui m’environne m’est inconnu, tout m’est nouveau, tout intéresse ma curiosité, et rien ne peut la satisfaire » (lettre IV). Le mot « inconnu » est par ailleurs outrageusement usité dans le roman, ainsi que des termes abstraits pour décrire l’univers : « air », « élément » etc. Zilia semble être dans un espace clos, mais par l'absence de description, dans un espace également infini, comme blanc, vierge. Les descriptions tardives ajoutent peu à peu des objets au décor. Le regard se concentre alors sur des objets significatifs ou symboliques, que Zilia appelle des «objets de mes désirs».
De fait, à la lettre VI, Mme de Graffigny feint amorcer une hypotypose dont le support serait une fenêtre du vaisseau : «je me suis traînée à une petite fenêtre qui depuis longtemps était l'objet de mes soucis», peu après l'on ressent par le biais du narrateur les émotions que sa représentation devrait nous susciter, or c'est cette représentation même qui fait défaut. Le paysage marin extérieur n'est absolument pas décrit. Il exerce pourtant un poids sur l'âme de Zilia : «ce terrible élément dont la vue seule fait frémir» ; «la mer abîme à jamais dans ses flots ma tendresse malheureuse, ma vie et mon désespoir.» Ainsi la mer, élément exotique par excellence, n'est-elle rendue qu'à l'état de métaphore, afin d’exprimer les ressentis de Zilia : «en dénouant les secrets de ton c½ur, le mien se baigne dans une mer parfumée » (lettre II), «mon esprit flotte toujours dans une mer d'incertitude» (lettre X). De même que la mer, le désert est un « élément » à portée symbolique rendu de la même manière : « la nouvelle espèce de désert où me réduit l’impuissance de communiquer mes pensées » (lettre V), « un vaste désert que je remplis des cris de mon amour » (lettre VI). L’exotisme est ressenti essentiellement à travers le regard de Zilia. Ainsi est-il rendu de façon métaphorique, et laconique. L’imagination de Zilia est à l’inverse très fertile…
Lettre III : «Mon imagination me peignit si vivement ce qui devait se passer, que la vérité même n’aurait pas eu plus de pouvoir» : nous somme tentés d’y voir une phrase explicitant un exotisme méta-critique: l’expression «ce qui devait se passer» relève d’un autre lieu et d’un autre temps et par conséquent de l’exotisme, définit là comme «imagination» capable de peindre «si vivement», ainsi dotée de la «mystérieuse force d’attraction» dont parlait la définition donnée en introduction ; si bien qu’elle emporte l’âme de Zilia dans le palais : «ce fut dans un de ces délires de mon âme que je me crus transportée dans l’intérieur de ton palais; j’y arrivais dans le moment où l’on venait de t’apprendre ma mort.» A noter l'utilisation du mot «délire» : trouble idéo-affectif formé de perceptions et sentiments erronés de la réalité extérieure, auxquels le sujet (Zilia) adhère de façon inébranlable.
La force de l’érotisme tient en cela qu’il permet le voyage délirant de l’esprit vers un ailleurs, voir un au-delà…
La mort, un espace et un temps universellement exotiques Tandis que l’exotisme relève des points de vue, Mme de Graffigny définit un nouvel ailleurs et un autre temps, la mort, un exotisme universel mais vers lequel Zilia tend plus que toute autre personne. En effet, Zilia semble accorder à la mort un attachement particulier, étant données sa tentative de suicide, les nombreuses allusions qu’elle y fait. La mort n’est autre pour elle que l’occasion de voir autrement : «que les points de vue sont différents sur les mêmes objets» (lettre VII).
Lettre III :_ _«je refermai promptement les yeux, afin que plus recueillie en moi-même, je pusse m’assurer si je vivais, ou si mon âme n’avait point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues.» Le fait de «refermer promptement les yeux» dénote un besoin («afin») de s’échapper vers un ailleurs. Un ailleurs puisé au fond de soi, qui paradoxalement découle d’un mouvement vers l’intérieur: «plus recueillie en moi-même», et qui en cela préfigure l’image romantique d’un paysage de l’intérieur : «je t’aurais fait trouver dans les sentiments de mon c½ur des charmes encore plus touchants que ceux des beautés de l’univers» (lettre XII). Plusieurs fois Zilia procédera à un ravalement de son être : «enfermée dans une obscure prison, la place que j’occupe dans l’univers est bornée à l’étendue à mon être» (lettre I), «renfermée en moi-même» (lettre IV) etc. Mais revenons à la lettre III, la phrase s’achève par le mouvement inverse, quant à lui conjecturé, un mouvement vers l’extérieur : «ou si mon âme n’avait point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues.» On passe d’un mouvement introspectif: «m’assurer si je vivais», à un mouvement mortifère (cf. note: «les Indiens croyaient qu’après la mort l’âme allait dans des lieux inconnus pour y être récompensée ou punie selon son mérite»).
Les frontières de l’amour sont donc étendues du connu vers un au-delà, fondamentalement exotique, grâce à la pensée : «si les objets marquent les bornes de l’espace, il me semble que nos espérances marquent celles du temps» (fin de la lettre XII). Et c’est ainsi que, par une espérance sans limite, Zilia y puise le remède à ses souffrances amoureuses, et par la même Mme de Graffigny, y puise l’irréfutabilité de ses propos quant à l’amour, parce que s’étendant à un espace-temps inconnu de tous.
Conclusion
L’exotisme des Lettres d’une péruvienne peut se comprendre comme un artifice purement esthétique, répondant à une mode ; alors qu’il fascine le lecteur, il déjoue la censure. Néanmoins, Mme de Graffigny en fait un véritable outil de pensée, apte à rendre à travers le regard de Zilia, une perception et une représentation originales des relations et correspondances amoureuses, et par là même des idées nouvelles, philosophiques, et annonçant la pensée romantique du XIXème. L’exotisme pour Zilia, ou ce qui à l’inverse nous est familier, permet de souligner la blancheur du personnage, et ainsi de le faire support d’une réflexion méta-critique de l’exotisme qui y définit ses modes de représentations et ses finalités, et de l’amour comme une force universelle, mais qui échappe à toute compréhension. Nous sommes tous étrangers face à l’amour. Notre raison ne nous permet pas de le comprendre, nous somme autant ingénus que Zilia face à lui ; mais, elle nous permet de nous en défaire dès lors que celui-ci est souffrant, et de vivre le plus agréablement possible notre passage ici-bas.
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