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« L'évolution de l'image et du rôle du juge au sein de la société »

Publié le 17/01/2011

Extrait du document

   L’image du juge (magistrat de l’ordre judiciaire) dans la civilisation occidentale a été souvent teintée de méfiance et de soupçon. Aux yeux des philosophes des Lumières, la magistrature est considérée comme le bastion de l’Ancien Régime, de l’intolérance religieuse et des privilèges.

L’évolution qui s’est produite depuis les jours de la Révolution française et l’épisode de la codification napoléonienne ont fait prévaloir que le juge ne soit qu’un simple organe d’application des lois rompant ainsi avec la tradition de l’Ancien Régime. L’idée que les juges pouvaient constituer un pouvoir propre s’est peu à peu évanouie et la justice n’a cessé d’être soumise à des statuts fragiles. Cette vision qui perdure tout au long du XIXème siècle est remise en cause aujourd’hui. Par la réévaluation du rôle du droit dans la politique, la juridictionnalisation croissante des rapports sociaux, la fonction du juge se démultiplie. Le juge de nos démocraties n’est plus seulement celui qui arbitre et tranche les litiges, il devient celui qui comble les lacunes du droit, qui garantit les libertés individuelles contre l’arbitraire…

L’expression « gouvernement des juges « (introduit en France en 1921 par Lambert), comporte en soi l’idée d’usurpation, d’empiètement puisqu’elle associe deux termes que tout oppose, deux fonctions qui s’excluent mutuellement : juger et gouverner. Gouverner désigne l’autorité politique, c’est-à-dire le pouvoir de prendre et faire appliquer des décisions, des normes qui concernent l’ensemble de la société. Les gouvernants doivent pour ce faire être dotés d’une légitimité démocratique. Les juges, quant à eux, n’ont ni légitimité démocratique, ni pouvoir d’agir ou d’édicter des normes. Ils ne sont qu’arbitres, se prononçant sur des cas particuliers après avoir été saisis. Cette expression se réfère donc à l’accroissement du pouvoir du juge, de nos jours, et à sa maîtrise du politique, autant qu’elle traduit une méfiance à l’égard d’un juge tout puissant. Elle invite par conséquent à la réflexion sur la figure du juge dans la démocratie. A partir de quand le juge outrepasse-t-il son rôle et s’accapare-t-il de façon illégitime le pouvoir politique ? De plus, ne doit-il pas être qu’une simple bouche de la loi ou peut-il être doté d’un pouvoir discrétionnaire et contribuer aux régulations des mœurs d’une société ? Une place accrue du juge dans l’espace public contribue-t-elle à renforcer l’Etat de Droit ou à générer un Droit sans Etat ?

Ainsi, la dénonciation récurrente du « gouvernement des juges « dans plusieurs pays d’Europe occidentale (France, Espagne, Italie pour l’essentiel), reflète l’intervention croissante du juge dans la vie politique de ces pays et l’inquiétude des pouvoirs législatif et exécutif face à la montée en puissance du juge. Le jugement du juge (chargé de « dire le droit «) a une emprise sur le réel, dans la mesure où ses décisions sont exécutoires. Le pouvoir du juge est soumis à un impératif transcendant, celui de la Justice, exigence morale de conformité au droit naturel et, surtout depuis les Lumières, de conformité au droit positif. Pouvoir encadré et limité dès les origines de la République, il a cependant pris à partir des années 1970 un incontestable ascendant. Or cette montée en puissance d’un pouvoir non-élu, souvent irresponsable et dont la légitimité est discutée, semble contraire aux principes de la démocratie française. Comment apprécier dès lors cette transformation ? Constitue-t-elle un progrès ou un problème pour la démocratie ?

Après avoir montré que dans un régime démocratique, l’accroissement des pouvoirs du juge peut être considéré comme une remise en cause des principes démocratiques et comme l’avènement d’un « gouvernement des juges « (I), il est nécessaire de voir en quoi la nouvelle place du juge dans la société inaugure une nouvelle conception entre droit et démocratie et que sa récente montée en puissance rend indispensable une réflexion sur la responsabilité et la légitimité du juge (II).

 

I - Accroissement des pouvoirs du juge et émergence d’un nouveau pouvoir judiciaire

 

Le phénomène de la judiciarisation de la démocratie s’est établi à partir des années 1990. Cette réévaluation du droit et cette affirmation nouvelle du juge en tant qu’acteur ont soulevé le « spectre « du « gouvernement des juges «. Cette nouvelle place assignée au pouvoir judiciaire était, en effet, en contradiction avec le rôle de « bouche de la loi « qui lui était traditionnellement assigné.

La fonction de juge est donc en plein essor de nos jours (1), mais laissant craindre un « gouvernement des juges « (2).

 

  1. Le rôle du juge est aujourd’hui en plein essor ...

 

La seconde moitié du XXème siècle connaît un accroissement du rôle du juge tant sur la scène internationale que nationale. Le développement des tribunaux pénaux internationaux en 1993 et 1994 dont la fonction était de ne pas laisser impuni les crimes de guerre, de génocide et contre l’Humanité puni au Rwanda et dans l’ex-Yougoslavie, illustre cette juridisation de l’ordre international. La récente création de la Cour Pénale Internationale participe du même mouvement.

Mais c’est principalement au sein même des rapports sociaux que le juge a pris une ampleur considérable. La mise en place de l’Etat-providence s’est accompagnée d’un accroissement des droits des citoyens et par là même d’une juridisation des liens entre individus. Par ailleurs, ceux-ci ont de plus en plus recours à l’arbitrage judiciaire. Les requêtes devant les juridictions civiles ou administratives sont ainsi en constante augmentation depuis les années 1960, c’est-à-dire depuis l’affirmation de l’Etat-providence. Dans cette nouvelle société, la place du juge n’en a été que plus accrue. Elle s’est renforcée avec le développement des affaires et la corruption du monde politique. Le développement des affaires et l’apparente corruption croissante de la classe politique ont dressé l’image d’un juge qui imposerait sa force et sa loi. Le juge s’est peu à peu imposé comme l’autorité de contrôle de la démocratie. En Italie, les interventions croissantes du pouvoir judiciaire dans le champ politique ont laissé croire à une démocratie judiciaire. Les juges deviendraient alors les gouvernants en ce sens où ils auraient l’initiative et la capacité de faire exécuter des décisions, compétences traditionnellement réservées au pouvoir politique. Ainsi, de plus en plus de conflits sont arbitrés par le juge en lieu et place du politique.

Donc, l’ascension actuelle du juge se manifeste à deux niveaux : quantitatif (développement du contentieux) et qualitatif (nouveau type de contrôle). Plus rien ne semble échapper au contrôle du juge : les juridictions se multiplient et affirment chaque jour un peu plus leur autorité. L’intervention du juge s’observe dans des secteurs toujours plus étendus de la vie sociale et économique : dans le domaine économique, les départements juridiques se développent rapidement, dans les conflits sociaux le juge est de plus en plus sollicité ; dans le domaine moral également, on peut penser à tous les problèmes de bioéthique pour lesquels on a fait appel au juge plutôt qu’à l’Etat. Mais cette montée en puissance du juge est surtout notable dans le domaine politique, où son action est la plus médiatisée. Ainsi, cette explosion du contentieux conduit à un engorgement des tribunaux, qui encourage les juges à juger de façon moins collégiale, ou à classer certains dossiers, remettant en cause l’égalité de tous devant la justice et apparaissant comme un abus de pouvoir aux yeux des parties.

Au-delà de ces considérations quantitatives, un nouveau type de contrôle du juge émerge. La montée en puissance du juge est aussi sa faculté actuelle de s’ériger en gardien des principes démocratiques, à travers notamment la création du Conseil Constitutionnel en 1958. C’est aussi l’autorité récente et croissante des cours de justice européennes : l’autorité de la Cour de Justice des communautés européennes(CJCE) est sans cesse plus forte. Certes, ce nouveau type de contrôle a été crée en vue de mieux garantir les libertés fondamentales, mais il s’agit d’un contrôle sur ce qui touche au politique, d’un contrôle très haut placé, tandis que les juges ne sont ni élus ni responsables.

 

  2. et inaugure une nouvelle conception du juge, qui laisse craindre un   « gouvernement des juges «

 

Dans un Etat qui a une constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi. Ceci illustre la traditionnelle opposition entre la Justice et l’Etat qui a abouti aux lendemains de la Révolution française à une stricte subordination du pouvoir judiciaire à un rôle de « bouche de la loi «. La puissance de juger n’a pour Montesquieu aucune autorité politique et le juge dans un gouvernement tempéré n’est que la « bouche de la loi «. Cette tradition qui perdure après la Révolution française fait du juge une instance, une machine propre à ne faire que des syllogismes et à appliquer la loi générale à des situations particulières. L’idée principale est que le juge ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire (prenant l’initiative de certaines mesures), ni même d’un pouvoir d’interprétation sur la loi. Pourtant, une nouvelle figure du jour s’est faite, qui a laissé craindre l’apparition d’un gouvernement des juges. En effet, le juge n’est aujourd’hui plus le simple exécutant de la loi tel qu’il était présenté par Montesquieu. Aujourd’hui, le juge joue un rôle de plus en plus croissant dans la régulation des mœurs. Il est bien souvent la source d’évolution de la société. La jurisprudence du Conseil Constitutionnel français a ainsi souvent été à la source d’évolutions sociales et juridiques importantes. Il en va de même pour la Cour de Cassation ou le Conseil d’Etat. C’est quand il outrepasse ce droit que le juge est accusé d’usurper la fonction traditionnellement à la loi. Si le juge ne produit pas la règle qui reste l’émanation de la loi, produit en revanche un sens de la loi. Ce sens est issu des principes qui dominent la société. Ainsi, une telle montée en puissance du juge devrait donc s’accompagner d’une plus forte légitimité de son statut. Or cette légitimité n’est pas sans failles : l’indépendance du juge est la condition directe de son impartialité. Or elle est souvent contestée. Le magistrat du parquet est clairement soumis au pouvoir exécutif dans son recrutement et dans son avancement, mais cela semble normal, puisque sa fonction est de servir le service public en protégeant l’intérêt général. En revanche, le juge judiciaire ne peut en aucun cas être soumis à une pression extérieure. Mais le juge n’en reste pas moins un homme, influençable, sujet à la pression médiatique ou aux courants d’opinions. La responsabilité est théoriquement la contrepartie indispensable de tout pouvoir. Or le statut juridique du juge laisse entrevoir la faiblesse de sa responsabilité, ou plutôt de ses responsabilités, judiciaire, civile et surtout pénale. En effet, si le fonctionnement de la justice est défectueux occasionnellement, c’est la responsabilité civile de l’Etat qui est mise en jeu, et non celle du juge à l’origine de la faute. Ainsi, la faible responsabilité du juge s’oppose clairement à la responsabilité du pouvoir exécutif (Président de la République et Gouvernement) ainsi qu’à celle du législatif (Parlement). De plus, tout comme la responsabilité, la légitimité du juge n’est pas la même que celle des pouvoirs législatif et exécutif : le juge n’est pas élu. Il ne doit donc pas être partisan, il ne peut pas non plus tenter de s’imposer comme un créateur de droit, ni tenter de se substituer au politique. Or, de plus en plus de conflits de nature politique sont réglés par le juge. Cela nuit au rôle des instances démocratiques, au jeu concurrentiel de la démocratie : ce n’est plus le politique contre le politique qui joue, mais le judiciaire contre le politique. D’où la crainte d’un gouvernement des juges, qui advient à juste titre lorsque le juge dépasse sa fonction d’arbitre et empiète sur la politique.

Donc, la vision traditionnelle selon laquelle le politique doit dominer le droit et en être la source est remise en cause par l’accroissement du pouvoir du juge. Cette contradiction alimente la thèse d’un gouvernement des juges et la crainte d’un Droit sans Etat. Le gouvernement des juges désignerait alors cette tyrannie du pouvoir judiciaire qui viendrait contraindre de façon illégitime le pouvoir politique. Le juge viendrait combler les lacunes de la législation. Le politique doit, en effet anticiper et prédominer le droit. En tant qu’expression de la souveraineté populaire, il semble inacceptable que le politique soit soumis au droit comme l’illustre le phénomène de la montée en puissance des juges. L’idée que la loi puisse être soumise à un contrôle de légalité par une assemblée de juges non élus, semble porter atteinte aux principes démocratiques traditionnels et engendre l’accusation de gouvernement des juges. Les juges semblent en effet usurper le pouvoir législatif et dépasser leur champ de compétence.

 

Ainsi, la crainte d’un « gouvernement des juges «, où le juge, sans légitimité démocratique aucune, se substituerait au pouvoir politique, puisque la classe politique subit un contrôle croissant de ce dernier sur ses activités. Mais l’affirmation du rôle du juge et de son pouvoir est nécessaire car il répond à une demande sociale et citoyenne, avec tout de même des limites.

 

II - Des pouvoirs nécessaires et encadrés

 

La société recourt de plus en plus à la justice et la demande de transparence politique se fait sans cesse plus pressante (1). De plus, le pouvoir des juges doit être encadré et limité (2).

 

  1. Le pouvoir du juge répond à une demande sociale croissante et permet l’instauration et la préservation de l’Etat de droit ...

 

La société se judiciarise : le nombre de recours au contentieux explose, les juridictions se développent et se multiplient. Cela se manifeste à échelle nationale et au niveau international : à l’échelle nationale, les rapports sociaux, voire affectifs, qui étaient hier codifiés par des règles tacites ou par les mœurs, sont de plus en plus souvent enfermés dans des rapports de droit. L’intervention du juge devient considérable dans les affaires familiales. Au niveau international également, l’intervention du judiciaire se fait plus fréquente : les tribunaux internationaux se développent et s’imposent peu à peu, les prérogatives de la CJCE se renforcent pour instaurer une Europe du droit. La montée en puissance du juge tient donc en partie à l’évolution de la société, où le droit au droit est de plus en plus invoqué.

Mais le recours croissant au juge se manifeste aussi dans le domaine politique : il répond à un affaiblissement du politique dans certains domaines d’une part. Dans nombre de situations difficiles et politiquement hasardeuses, la classe politique a su tirer partie du pouvoir du juge pour préserver sa légitimité démocratique. En effet, sur les questions qui fâchent, la politique s’efface de plus en plus pour préserver sa popularité au regard de l’opinion, et fait appel au juge. De plus, le recours au droit dans le domaine politique répond d’autre part à une demande toujours plus affirmée de la part des citoyens de transparence. Les médias ont largement contribué à ce mouvement, en dénonçant le climat actuel de corruption politique. Le développement des affaires dans la sphère politique, avec en tête de liste les financements occultes des partis, témoigne d’un discrédit de la classe politique. Le juge se forge ainsi une nouvelle image, s’impose comme une autorité correctrice de notre démocratie, représentant en permanence le contrôle des gouvernés sur les actes des gouvernants.

De plus, le pouvoir des juges permet l’instauration et la préservation de l’Etat de droit. En effet, l’Etat de droit suppose que des règles limitent la puissance de l’Etat en la subordonnant à l’ordre juridique. Il préserve les citoyens des abus du pouvoir majoritaire, et leur garantit des droits fondamentaux placés au-dessus de tout pouvoir. L’Etat de Droit est aussi la garantie pour le citoyen du respect de ses droits, de ses libertés. A cet égard, le juge joue un rôle fondamental, en protégeant les libertés fondamentales contre les pouvoirs exécutif et législatif.

 

  2. étant limité par ses propres règles juridiques

 

Ces restrictions internes sont intrinsèques au fonctionnement de la justice et au statut des juges. Une juridiction ne peut pas s’autosaisir : au contraire du législateur, le juge n’a pas d’initiative de création du droit. Il ne peut dégager de jurisprudence qu’à l’occasion du recours au contentieux. La compétence du juge en matière d’édiction de normes n’est donc que subsidiaire, elle est le fruit du hasard du contentieux. La décision du juge ne s’applique qu’individuellement, statue sur le seul litige, donc sur un cas concret. L’article 5 du Code Civil interdit au juge de se prononcer par une décision générale sur le litige qui lui est soumis. Les arrêts de règlements sont donc prohibés. La jurisprudence n’est que technique, partielle et concrète. Elle se soumet à la loi qui a une portée générale et impersonnelle.  De plus, la légitimité du juge lui impose une limite : le respect de la souveraineté. Le juge n’est pas élu, il n’a donc pas de légitimité politique démocratique. Sa légitimité est autre, elle repose sur son indépendance, gage d’impartialité. Ceci constitue un rempart très efficace contre un éventuel gouvernement des juges : dès qu’il entre dans la politique, le juge perd ce qui a fait son succès. Le juge n’a donc pas intérêt à sortir de sa condition d’arbitre.

Le pouvoir des juges est donc également limité par des pressions extérieures, qui sont celles du pouvoir politique. La déclaration du Premier ministre E. Balladur en 1993 illustre la réaction des législateurs face à la montée en puissance des juges : «Face aux représentants de la Nation, le juge, quel qu’il soit, judiciaire, administratif ou constitutionnel, ne saurait s’ériger ni en législateur ni en constituant «. Ainsi, il est paradoxal de dénoncer les excès de pouvoir des juges quand ceux-ci tendent à affirmer les principes de l’Etat de droit et conforter la démocratie. Il y a eu certes une évolution dans la fonction de juger, et le pouvoir du juge s’est réellement affirmé, mais ce phénomène répond à une demande sociale autant qu’à une nécessité politique. La classe politique se plaint des rigueurs des juges à son égard. Mais ce contrôle est réciproque : le juge se heurte en retour aux résistances du politique, et c’est de cette façon que s’établit progressivement un véritable équilibre entre ces deux pouvoirs, chacun constituant une garantie contre les dérapages de l’autre.

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