Lettre LXXXI des Liaisons dangereuses
Publié le 16/10/2010
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Pierre Ambroise Choderlos de Laclos est officier d'artillerie en garnison lorsqu'il entame la rédaction de son plus fameux ouvrage : Les Liaisons Dangereuses. Publié en 1782, ce roman épistolaire et libertin tisse les liens d'un cercle d'aristocrates aux moeurs dévoyées, qui se plaisent à corrompre celles d'âmes plus honnêtes. En en faisant l'objet d'un pari, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont se posent en rivaux, et ce qui n'était qu'un jeu, deviendra un enjeu, un combat pour la supériorité avant de s'achever en guerre ouverte. Dans la lettre LXXXI, de la Merteuil à Valmont, nous nous situons au coeur de l'oeuvre, au moment où le pari devient lutte. La marquise affirme d'emblée sa supériorité sur le vicomte (et sur toutes les autres femmes), et la soutient par de nombreux arguments. Ce faisant néanmoins, elle dévoile les clefs de son personnage complexe, et peut-être jusqu'à ses failles. Ainsi elle établit une relation ambigüe avec son ancien amant.
Madame de Merteuil amorce sa lettre avec un ton plus que condescendant "Que vos craintes me causent de pitié !". Elle répond par le dédain et le mépris aux mises en garde de Valmont concernant son amant, le "très joli Prévan", comme il le dit à la lettre LXXIX. On note ainsi tout un champ lexical de la supériorité dans les deux premiers paragraphes : "pitié" ; "supériorité" ; "mon pauvre" ; "quelle distance il y a encore de vous à moi !" ; "l'intervalle qui nous sépare" ; "votre incroyable gaucherie" ; "le peu de valeur de votre conduite" etc. On peu de même relever le tutoiement que la marquise emploie dans le premier paragraphe ("il te sied bien...") qui dans un autre contexte eût pu passer pour un gage d'affection, mais qui ici marque nettement le peu de considération qu'elle accorde aux "craintes" du vicomte. Au cours du deuxième paragraphe, la Merteuil dresse le catalogue des faux-pas, des erreurs de Valmont, en affirmant ne pas les lui reprocher. Mais cette liste marque au contraire le fait indéniable qu'elle les relève avec précision, et qu'elle lui en tient rigueur. Ainsi elle "note" quatre fautes, sur lesquelles elle affirme passer (ce qui du reste marquerait encore sa supériorité en la plaçant ainsi dans une posture d'impératrice magnanime qui "pardonne") - "j'y consens" ; "je souris et vous le passe" ; "je le veux bien encore" ; "cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne". On remarque par ailleurs, que "l'humeur" de la marquise va crescendo. Enfin elle conclut le paragraphe par la "goutte de trop", qu'elle ne peut ignorer. Elle place par surcroît cette dernière faute sous le signe de la "confiance" qu'elle aurait en lui, ce qui est significatif par rapport au reste de la lettre. Non contente de lui montrer ses erreurs, Madame de Merteuil poursuit en dénigrant son ami. A la vérité Valmont n'a que peu de mérite, et elle place ceux-ci sur le compte du hasard et de la nature.
Supérieure au vicomte comme elle vient de le démontrer, elle tient aussi à être reconnue supérieure aux hommes ("venger notre sexe et maîtriser le vôtre"). Par de nombreuses formules, elle marque les différences qui existent entre elle, la plus experte des femmes et les hommes. On remarque le chiasme "notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur est de ne pas gagner" ou encore "cette partie si inégale". Ici le souci de la femme qu'à Laclos perce. La Merteuil évolue dans une société dominée par le pouvoir des hommes (et dont elle semble accepter les codes) et elle reconnaît les difficultés de son sexe tout en se plaçant nettement au-dessus des "autres femmes" ("mais moi qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ?"). Ainsi la marquise amène peu à peu le constat suivant : elle a dû, seule, inventer la femme qu'elle est, afin de se prémunir face au pouvoir des hommes.
Madame de Merteuil se lance donc dans une auto-analyse de son personnage, qui relève de psychologie. Afin de soutenir la supériorité qu'elle vient d'affirmer détenir, elle relate sa vie depuis son "entrée dans le monde". Et de fait, la marquise établit une sorte de méthodologie ; une explication des raisons qui l'ont fait devenir libertine. Destinée comme toute jeune fille de bonne famille à épouser un homme plus âgé qui la dominera comme ses parents la dominaient dans son enfance, la jeune "fille", comme elle se qualifie, s'instruit. Là encore le souci de Laclos concernant l'éducation des jeunes filles (sujet sur lequel il a rendu une thèse) est sous-jacent. Autodidacte, la marquise est une femme d'exception par sa culture, sa volonté et sa force, mais ses armes principales restent sa virtuosité dans le mensonge, le persiflage, le cynisme et l'hypocrisie.
C'est ce qui la rend "invincible", "infaillible". Sa devise formulée en fin de lettre résume son personnage : "Il faut vaincre ou périr.". Si la Merteuil est libertine, peu le savent, et en dehors d'un cercle d'intimes très restreint (Valmont, Prévan, Belleroche), la marquise couvre ses activités d'un voile de bonnes manières voire de fausse pruderie avec Madame de Volanges. Ainsi les codes de la société du XVIIIème la prémunissent de tout danger. Se fixant comme devoir de ne jamais écrire à ses amants (en dehors de Valmont ce qui constituera sa perte) - "ces précautions et celle de ne jamais écrire, de ne délivrer jamais aucune preuve de ma défaite" - la Merteuil semble intouchable. Elle garde ainsi un contrôle absolu sur ses infidélités et un pouvoir total sur ses amants, puisqu'elle sait, au moment venu, s'en débarrasser efficacement - "prévoyant mes ruptures, étouffer d'avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.".
Mais le vicomte de Valmont échappe aux "règles" et aux "principes" qu'à mis en place la marquise. Si du temps où ils étaient amants, il n'avait aucune arme contre elle (comme elle le précise - "si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés ?"), la relation ambigüe qui oscille entre amitié, amour et rivalité, qu'entretiennent les deux libertins remet à plat ce constat. Au cours de l'oeuvre, Madame de Merteuil n'écrit pas moins de 23 lettres à Valmont. Toutes sont autant de preuves de son existence dissolue, puisqu'elle confie au vicomte toutes ses aventures (Gercourt, Belleroche, Prévan, Danceny). Mais plus encore, cette longue lettre autobiographique permet de plonger au coeur de l'intimité et de la pensée tactique (qui relève presque de la stratégie militaire) du personnage. De ce fait la marquise est en complète contradiction : d'une part elle affirme par son long épître garder sans cesse la suprématie sur le monde, et d'autre part elle explique les clefs de sa personnalité à Valmont (son "presque égal" en homme).
C'est que la relation qui les unit est fort ambigüe. A première vue ils ne sont que deux anciens amants, ayant tous deux les mêmes valeurs (libertinage, cynisme...). Devenus simples "amis" au fil des années, ils piquent de nouveau leurs sens en imaginant ce jeu de séduction pervers autour de Madame de Tourvel.
L'amitié des deux libertins tourne vite à la rivalité, et les deux "généraux" (puisque le vocabulaire militaire s'emploie à l'époque tant pour la guerre que pour l'amour) qui agissent d'abord dans la même visée (ridiculiser le comte de Gercourt) sont pris par les turpitudes des "liaisons dangereuses" qui lient la Tourvel à Valmont, et dont Madame de Merteuil n'est d'abord qu'une spectatrice, avant d'en être la manipulatrice. Ainsi ils sont forcés de rompre leur alliance pour "la guerre".
Mais au travers des lettres - et la LXXXII confirme par bien des abords cette thèse - on s'aperçoit que les manoeuvres de la marquise suivent de plus en plus une logique de jalousie envers la présidente (qui atteint son point culminant avec l'envoi du petit modèle épistolaire de la lettre CXLI). Si on peut bien sûr mettre celle-ci sur le compte de la volonté de domination absolue de la Merteuil (comme on l'a vu plus haut), il n'est pas sans intérêt de considérer l'hypothèse d'un amour enfoui et caché, mais non moins vivace de la marquise pour le vicomte. On note notamment les phrases : "jamais hommage ne me flatta autant" ; "C'est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi.". Ainsi l'oeuvre semblerait renversée : la libertine prise et détruite par l'amour, et on envisagerait mieux les raisons qui poussent la marquise à expliquer tout son être à son "subordonné".
Cette lettre majeure et centrale de l'oeuvre de Choderlos de Laclos met à la fois en évidence l'avantage et la supériorité de la marquise de Merteuil sur les autres correspondants, ce qui équivaut à dire la façade qu'elle montre au monde, son caractère implacable, mais aussi les clefs profondes de son personnage, ce qu'elle s'attache à cacher aux yeux de tous. Ainsi elle pose sa thèse telle un orateur en la fondant sur une argumentation précise. Mais ce faisant, elle révèle des points cruciaux de son être au vicomte (bien qu'en fin de compte il n'en use ni intégralement, ni directement). De fait Valmont, comme le lecteur, pénètre dans l'intériorité de la marquise et établit des liens complexes et ambigüs avec son ancienne amante, qui peuvent au choix corroborer la thèse première de Madame de Merteuil, ou au contraire détenir un sens caché (à l'instar de toute l'oeuvre, qui joue sans cesse sur les doubles-sens), et révéler un supposé sentiment amoureux de la Merteuil pour Valmont.
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