L'étranger
Publié le 11/06/2014
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Lecture analytique de l'incipit de L'Etranger d'Albert Camus (extrait n°1) Introduction - Camus est un philosophe et un écrivain né en Algérie en 1913 et mort en 1960. Dans son oeuvre, aussi bien philosophique que littéraire, il a mis en valeur l'absurdité de la condition humaine, c'est à dire l'idée que la vie humaine n'a pas de sens a priori et que le monde nous est vraiment étranger. - L'Etranger est un roman publié en 1942. Un roman passionnant tellement sa signification est ouvert. - Situation de l'extrait : L'extrait que nous allons étudier est l'incipit. - Lecture du texte - Problématique : Bien souvent l'incipit donne implicitement une sorte de programme du roman à venir, il en fait saisir les principales caractéristiques. Nous allons donc nous demander quel type de livre et de héros nous annonce cet incipit - Plan : Nous essaierons d'abord d'analyser la narration, cette voix blanche, glaçante qui est vraiment très surprenante. Nous montrerons ensuite que le héros est un homme étranger au monde, un homme « sans qualité ». Développement I) Une narration neutre et froide 1) Un récit sans mise en scène - Le récit est une narration à la première personne. Le moment de l'énonciation change au fur et à mesure du texte. Le récit s'écrit un peu comme des notes que le personnage prendrait dans un carnet au fur et à mesure. Ainsi les deux premiers paragraphes semblent être écrits après la réception du télégramme. Les deux derniers après le trajet en bus : « je prendrai l'autobus à deux heures » (ligne 5) / J'ai pris l'autobus à 2 heures (ligne 15). Le récit ne se présente donc pas comme une reconstitution a posteriori écrit avec une finalité. - On observe d'ailleurs un certain désordre dans la chronologie. « J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d'habitude ». Le récit semble mené sans souci du lecteur, sans le souci d'expliquer de séduire - le narrateur ne prend d'ailleurs pas soin de décrire les personnages, de décrire les lieux ou d'expliquer les situations. Le narrateur ne se présente pas. Sa présence est immédiate, évidente. Il évoque les prénoms de ses proches sans rien en dire comme si nous les connaissions (« J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire » ligne 19), Ou surtout comme si le lecteur n'avait pas beaucoup de place, d'importance aux yeux du narrateur. Comme si le personnage se parlait un peu à luimême. 2) Un style sans qualité - On est d'abord surpris par l'utilisation de phrases courte, simples ou avec une seule subordonnée sans procédés de mise en relief: « Je lui ai même dit : ce n'est pas ma faute. Il n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances » (lignes 8, 9, 10). Un style très simple, lisse, sans émotion, presque télégraphique lui-même - Le vocabulaire est lui aussi sans effet : pas la moindre image, la moindre hyperbole. Le narrateur ne cherche donc pas à donner un surplus de sens à ce qu'il raconte, pas plus qu'il ne cherche à grandir telle ou telle idée. - On observe cependant que Camus sème quelques signes presque en cachette : le nom des personnages par exemple : Céleste, c'est le ciel, ce sont les dieux. Emmanuel, c'est, dans la religion chrétienne une manière de désigner le christ. On peut interpréter cela : dire que pour Camus, il n'y a pas d'autres dieux que ces êtres que nous côtoyons et qui sont aussi médiocres et étrangers au monde que nous. 3) Une voix sans émotion - En surface du texte il n'y a pas d'émotion. Le narrateur n'emploie pas les euphémismes habituels par lesquels on évoque la mort d'un proche et qui montrent la difficulté qu'on a à envisager cette disparition : « Maman est morte ». Pas d'euphémisme non plus pour désigner le lieu dans lequel elle était pensionnaire (« un asile de vieillard »). La voix qui s'exprime ne manifeste ni pitié, ni peine. - Le vocabulaire est très concret. Aucun mot appartenant au champ lexical du sentiment en dehors du mot « sentiment » lui-même utilisé dans la formule totalement convenue « sentiments distingués ». Il y a une ironie du texte dans cette formule. Ph. Campet / Lycée Victor Hugo / Marseille / - Cette voix aspire d'ailleurs à s'éteindre, à se taire. Le thème de la vanité, de l'inutilité du discours est d'ailleurs présent à plusieurs endroit du texte : « cela ne veut rien dire » (ligne 3), « j'ai dit oui pour ne plus avoir à parler » (ligne 26). Transition : Nous avons vu que le récit était épuré mené par une voix blanche, froide, très à distance des choses, et qui semble se déployer sans intention de produire le moindre effet. Nous allons essayer d'analyser le personnage lui-même. II) Un héros sans qualité et étranger au monde 1) Un homme banal - Meursault (nous ne connaissons pas encore son nom) est manifestement un petit employé. Il a en effet un patron à qui il doit demander ses deux jours de congé et qu'il semble craindre puisqu'il se sent coupable de demander ce congé : « Je lui ai même dit : ce n'est pas ma faute » (ligne 8). - Sa vie semble être assez lisse et monotone. Il mange « comme d'habitude » chez Céleste. Ses rapports avec les gens qu'il côtoie semblent très convenus, son univers semble assez étriqué. La consolation que lui adresse Céleste « on n'a qu'une mère », assez idiote (c'est une lapalissade), souligne un manque de profondeur des rapports humains. - Sa vie intérieure semble être étriquée, presque minable. Ses pensées semblent se réduire à des petits calculs assez triviaux : « il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille » (ligne 7), « C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances » (ligne 10) 2) Une âme indifférente dans un corps sensible - Meursault ne semble pas éprouver de sentiments. Comme il est le narrateur, nous avons vu que cette absence de sentiment apparaissait dans sa manière même de parler : il n'y a pas la moindre évocation d'un sentiment de tristesse ou d'affection. Seule la désignation de sa mère par « Maman » peut donner une connotation affective. Mais c'est surtout le signe de ce que l'étranger ne parle pour personne, qu'il parle pour lui finalement, pour « rien ». - De manière très symptomatique, il doit « emprunter » la cravate noire et le brassard à Emmanuel. C'est une manière de montrer qu'il doit « emprunter » ses sentiments (ou leurs marques extérieures), et qu'en lui-même, en vérité, il n'éprouve pas grand chose, pas grand chose d'exprimable en tous les cas. De même, il pense que son patron présentera ses condoléances « quand il le verra en deuil ». Pour le moment, c'est un peu comme si Maman n'était pas morte » (ligne 11-12). - Il n'a pas de sentiments mais il a une grande sensibilité physique. Autant le vocabulaire des sentiments est absent, autant celui des sensations est abondant : la chaleur (ligne 15), les « cahots » du bus, « l'odeur d'essence », « la réverbération » sont vivement ressentis (lignes 22 et 23). De même il n'éprouve pas de peine mais se dit « étourdi » par sa course pour récupérer le brassard et la cravate (ligne 18). 3) Un personnage qui semble accepter le vide fondamental de l'existence humaine. - On peut envisager Meursault comme un personnage qui a le mérite de ne pas tricher, de ne pas se payer de mots. Nous avons vu les mots qu'il utilisait pour désigner le décès (« Maman est morte ») ou l'établissement dans lequel sa mère était pensionnaire (« l'asile »). Il y a une forme de franchise. Dans un sens, son style rude asséché, n'est que la réponse à un télégramme encore plus rude dans le fond mais avec un vernis hypocrite de pudeur et de politesse : « décédé », « sentiments distingués ». - On est surpris par une forme de sérénité qui se dégage du personnage. Il s'assoupit dans le bus. Cet endormissement signale l'absence d'angoisse, de mauvaise conscience. Une forme de paix finalement. - le oui adressé au soldat est lui aussi symptomatique. Il dit « oui » pour n'avoir plus à parler » (ligne 25). Il y a là comme un refus de jouer, d'interagir mais une sorte de consentements à ce qui est. Conclusion Ce début de roman est donc très « étrange ». Son écriture semble exclure toute possibilité d'émotion, d'identification. Le personnage restera donc « étranger » au lecteur comme il l'est à la vie et à son environnement semble-t-il. Pourtant ce personnage et cette écriture extrêmement secs donnent le sentiment d'une gravité et d'une profondeur à explorer. Ph. Campet / Lycée Victor Hugo / Marseille /
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