Les ratés de la perestroika
Publié le 22/02/2012
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19 octobre 1990 - L'économie soviétique peut-elle être réformée ? Depuis 1985, Mikhaïl Gorbatchev a engagé en matière économique une politique de réformes " pas à pas ". Dès le départ, ses experts ( à l'époque notamment la sociologue Tatiana Zaslavskaia et l'économiste Abel Aganbeguian) avaient mis en évidence les résistances auxquelles il se heurterait dans toute volonté de transformation de l'économie : les idéologues du parti, les bureaucrates centraux, la nomenklatura régionale, certaines couches de la population...
Pour éviter de les heurter de front, Mikhaïl Gorbatchev a, à chaque fois, accepté des compromis. C'est cette stratégie qui a échoué. Les opposants se sont précipités dans les failles ainsi ouvertes. Quatre réformes, parmi d'autres, permettent d'illustrer cet échec : la réforme des entreprises d'Etat en 1987 celle des coopératives en 1988 la création de sociétés mixtes, mariant capitaux occidentaux et soviétiques les changements enfin qui ont été apportés dans l'agriculture.
Premier exemple : la loi sur l'entreprise d'Etat de juillet 1987, entrée en application au 1e janvier 1988. L'objectif est déjà l'introduction du marché. Il s'agit de libérer l'entreprise de l'emprise de la bureaucratie centrale, d'accroître son autonomie. Le nombre des " diktats " fixés par le plan aux entreprises va être réduit, les ministères sectoriels supprimés. Un " marché de gros " va être créé, marché sur lequel l'offre et la demande des entreprises d'Etat viendront se confronter.
Rien n'a vraiment changé dans les entreprises
Fruit d'un délicat compromis, la réforme était pourtant timide. Elle ne remettait pas en cause la propriété étatique, par exemple. Elle a pourtant échoué. La bureaucratie centrale, celle du plan en particulier (avec ses milliers de fonctionnaires) a réussi à l'étouffer. Lors de la conception de la loi, le plan a en effet introduit un nouvel instrument : les commandes d'Etat. Son argument était que, pendant la transition, les entreprises devaient continuer à travailler pour l'Etat-en respectant ses ordres-et ne venir que progressivement sur le marché.
Ainsi, le Gossnab, le comité d'Etat pour l'approvisionnement, l'organisme central qui répartit l'ensemble de la production entre les entreprises, n'a pas été supprimé. De 100 % en 1987, la part de l'activité des entreprises effectuée directement pour l'Etat devait tomber à 40 % en 1990. Elle se situe officiellement aujourd'hui entre 90 % et 100 %. Du fait de la pénurie et de la désorganisation générale, le rôle du Gossnab est peut-être plus fort que jamais.
" Le système ministériel est toujours en place ", note Marie Lavigne, professeur d'économie à Paris-I (Chroniques de la SEDEIS, Société d'études et de documentations économiques industrielles et sociales, mai 1990). En cinq ans, le nombre des ministères a été réduit de 25 %, leurs effectifs de 14 %, mais il reste encore, selon la statistique officielle, 76 ministères à l'échelon fédéral et 568 dans les Républiques ! Dans les entreprises, en définitive, rien n'a vraiment changé.
Deuxième exemple : les coopératives. Faute de pouvoir autoriser immédiatement le développement d'un secteur privé, Mikhaïl Gorbatchev a fait adopter, en 1988, une loi autorisant les activités individuelles dans un cadre coopératif. Dans certains secteurs (commerce, artisanat, restauration...), les coopératives ont connu un rapide développement, traduisant l'existence d'un esprit d'entreprise et d'une volonté d'indépendance dans une partie de la population. Il y avait officiellement plus de 200 000 coopératives à la fin de 1989. Jouant un rôle toujours marginal dans l'économie (1,5 % à peine du commerce de détail, par exemple), elles connaissent pourtant des difficultés croissantes.
Par les prix élevés qu'elles pratiquent, elles ont provoqué un vif mécontentement dans la population. Il est vrai que certains profitent de la situation de quasi-monopole pour s'enrichir rapidement : ils sont accusés par l'opinion publique d'être des " spéculateurs ". Certaines coopératives ont des difficultés à s'approvisionner, les entreprises d'Etat ne travaillant qu'entre elles. Elles sont enfin l'objet de contrôles de prix accrus. A la fin de 1989, 4,8 millions de personnes travaillaient dans des coopératives (3 % environ de la population active). Les bureaucrates et les idéologues, s'appuyant sur la réaction d'une partie de la population, ont en définitive réussi à en limiter l'extension.
Les sociétés mixtes-l'un des autres grands espoirs de Mikhaïl Gorbatchev-sont un troisième exemple de compromis qui a abouti à un échec. Dès 1987, le nouveau patron du Kremlin prend une décision considérée alors comme révolutionnaire : l'ouverture de l'URSS aux capitaux occidentaux.
C'est la stratégie du cheval de Troie. Installés en URSS, les capitalistes vont y apporter leurs capitaux, leurs technologies, mais aussi et surtout leurs méthodes de gestion. Malgré l'avis de ses conseillers-certains lui recommandaient alors la création massive et immédiate de zones franches où le capital occidental aurait pu travailler sans aucune contrainte,-il limite dès le départ considérablement la portée de cette ouverture. Les Occidentaux ne pourront venir en URSS qu'en créant des sociétés avec des " entreprises " soviétiques. Les conditions de fonctionnement de ces sociétés feront l'objet de longues discussions entre les différentes bureaucraties du pays.
Méfiance des industriels occidentaux
Après trois ans, l'expérience apparaît là aussi très décevante.
Certes, le ministère des finances soviétique avait enregistré, à la fin de 1989, environ 1 300 sociétés mixtes. Très peu ont une véritable activité industrielle. Aucun des grands projets annoncés n'a vraiment abouti. Les industriels occidentaux sont de plus en plus méfiants.
L'agriculture enfin-dont est chargé Egor Ligatchev, un des dirigeants conservateurs du parti-est aussi l'un des champs où ont été menées des expériences qui ont échoué. En 1989, par exemple, l'Etat s'engageait à payer pour partie en devises les paysans pour leurs livraisons de céréales. La mesure a été un échec complet. Les paysans n'ont pas fait confiance au gouvernement. Les dirigeants des exploitations agricoles ont tout fait pour décourager les candidats éventuels. Le fait que la prime en devises n'était payable que quelques mois après la récolte a également eu un effet dissuasif. Au total, 223 000 tonnes de blé ont été achetées en devises par l'Etat, alors que l'on attendait plusieurs millions de tonnes.
Désorganisation générale de la production
Partielles, toutes les réformes engagées depuis 1985 ont donc échoué.
Pis, elles ont contribué à une désorganisation générale de l'activité et abouti à une situation économique catastrophique. La production a dégringolé. Les tickets de rationnement sont les seuls produits qui connaissent un développement rapide. Le mécontentement social se traduit par des grèves de plus en plus fréquentes.
La situation financière extérieure elle-même s'est fortement dégradée.
" Nous n'avons plus d'argent pour acheter des céréales à l'extérieur ", a expliqué Iouri Maslioukov, le président du comité d'Etat pour la planification, pour justifier les réformes. Les retards de paiement de l'URSS atteindraient déjà plus de 10 milliards de dollars ( 10 % environ des importations annuelles soviétiques en devises du pays), d'après une évaluation bancaire française.
Face à cette dégradation de la situation, que faire ? Le gouvernement a présenté, en mai 1990, au Parlement, un projet de réformes qui a provoqué la panique en Union soviétique... et le scepticisme des milieux occidentaux. Certes, le projet d'Alexeï Ryjkov est révolutionnaire : c'est la première fois que la réforme des prix de détail est annoncée. Mais à nouveau, et avant même les amendements parlementaires, il apparaît comme une somme de compromis.
L'administration du plan chargée de créer le marché
Ainsi, Alexeï Ryjkov annonce un calendrier de hausses de prix, mais, en même temps, il indique que ces hausses seront compensées par une indexation partielle des salaires et des aides diverses en faveur des personnes âgées ou des jeunes. Globalement, les hausses de prix vont permettre de réduire de 130 milliards de roubles les subventions de l'Etat à la consommation. Les compensations sont évaluées à 108 milliards de roubles.
On va ainsi substituer des aides au revenu à des aides aux prix à la consommation. Les premières seraient plus efficaces socialement et plus faciles à réduire, affirment les auteurs de la réforme. Avec cette hausse administrée des prix, il n'y a pas vraiment création d'un mécanisme de marché. Changer les étiquettes, ce n'est pas changer de système économique.
ERIK IZRAELEWICZ
Le Monde du 6 juin 1990