Les deux victoires de Boris Eltsine
Publié le 22/02/2012
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21 décembre 1991 - Boris Eltsine a gagné. Mikhaïl Gorbatchev a définitivement perdu. Et, pour le reste, rien n'est sûr : la " Communauté " constituée à Alma-Ata n'est qu'une esquisse en pointillé qui peut aussi bien donner naissance à un vaste protectorat russe que partir dans tous les sens avant même de devenir une réalité. Même le résultat le plus clair de la conférence " historique " d'Alma-Ata-la proclamation officielle et définitive de la mort de l'URSS, annoncée à juste titre depuis des mois-ne règle pas totalement la question. Rayé des textes et du registre des vivants, un pays, aussi " monstrueux " et artificiel soit-il, ne disparaît pas sans laisser de traces. Dans la réalité de tous les jours, dans l'aspect des villes et des campagnes, des magasins et des maisons, et plus encore dans le comportement des dirigeants et des dirigés, le " soviétisme " est assuré de se survivre longtemps à lui-même.
Il en va de même du sentiment d'appartenir à une communauté plus large et plus réelle que celle des " Etats indépendants " : dimanche 22 décembre, les deux journaux télévisés diffusés à Moscou " ouvraient " tout naturellement sur les affrontements de Tbilissi, capitale d'une Géorgie en principe étrangère à la " Communauté " puisqu'elle n'a pas signé les accords d'Alma-Ata.
Il n'y a plus de citoyenneté soviétique, il reste deux cent quatre-vingts millions de citoyens " d'origine soviétique " libérés d'une estampille pesante mais aussi dépossédés de ce qui était devenu une partie d'eux-mêmes et leur assurait un certain " rang " dans le monde. Mikhaïl Gorbatchev était loin d'être le seul à souhaiter que soit maintenue sous un autre nom une citoyenneté commune mais, pour cela comme pour le reste, il n'a pas été entendu.
Est-ce précisément parce qu'il veut faire comprendre que les choses ne sont pas aussi simples qu'on a fait semblant de le croire à Alma-Ata que Mikhaïl Gorbatchev n'en finit pas de faire ce que tout le monde attend de lui ? Ou est-ce tout simplement parce qu'il n'en a pas la force ? Sa présidence ne tenait plus qu'à un bouton-celui de l'arme nucléaire-et ce bouton lui a été arraché pour être confié à Boris Eltsine. Ses collaborateurs ont commencé à quitter un Kremlin où lui-même n'est plus chez lui puisque tous les bâtiments sont désormais propriété de la Russie.
Boris Eltsine lui avait certes promis une sortie honorable. Mais on a constaté à Alma-Ata qu'il ne s'agissait en fait de rien d'autre que de lui garantir une retraite, " d'assurer sa situation matérielle et autre ", comme l'a déclaré le président russe après avoir expliqué, avec une maladresse un peu gênante puisque après tout il parlait d'un homme vivant : " Il faut mettre un terme à cette tradition apparue depuis 1917 qui nous a fait enterrer chaque dirigeant de l'Etat et ensuite le réenterrer ou bien le considérer comme un criminel... ".
Mais le président russe n'est pas du genre à faire dans la dentelle et ses manières abruptes, loin d'être un handicap, ont apparemment contribué à la double victoire qu'il a remportée dans la capitale du Kazakhstan.
La première-sur Mikhaïl Gorbatchev-n'était certes qu'une confirmation, l'épilogue d'une bataille de plusieurs années qui avait connu son tournant définitif en août dernier : Mikhaïl Gorbatchev, alors encore secrétaire général du parti, ne s'est jamais remis de l'humiliation publique que lui a fait subir Boris Eltsine en annonçant devant lui, et en dépit de ses brèves velléités de protestation, la mise hors la loi du PCUS.
Intangibilité des frontières
L'autre victoire, celle qui a consisté à faire accepter par les autres membres de la Communauté l'indiscutable prééminence de la Russie, paraissait plus aléatoire. Mais Boris Eltsine a gagné, provisoirement tout au moins, le pari engagé à Minsk avec la constitution surprise d'une communauté à trois et suivie par une succession de faits accomplis par lesquels la Russie s'est approprié la totalité de l'héritage de l'URSS. Boris Eltsine a obtenu de ses pairs le contrôle de fait de l'arme nucléaire même si cette réalité est entourée de diverses circonvolutions et que trois autres Républiques-l'Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan-ont un certain droit de regard, du moins tant que des armes nucléaires sont déployées sur leur territoire.
La Russie a obtenu le siège de l'URSS au Conseil de sécurité des Nations unies. Enfin, l'absence délibérée dans la nouvelle Communauté de toute institution centrale forte signifie en réalité que rien ne pourra brider la puissance de la Russie-sinon ses propres faiblesses internes-et que donc cette Communauté ne pourra fonctionner que si ses membres acceptent de danser au son de la musique jouée à Moscou par Boris Eltsine.
En dépit des apparences, cette victoire n'est pourtant pas sans contrepartie, ou alors il serait bien difficile d'expliquer pourquoi onze Républiques sur douze, au terme d'une rencontre longue d'à peine quelques heures, ont adopté les textes constitutifs de la nouvelle communauté. Aussi improvisé et fragile qu'il puisse paraître, l'accord d'Alma-Ata repose sur un marché fondamental : la Russie a ce qu'elle voulait-et que de toute manière il aurait été à peu près impossible de lui contester,-mais en échange elle reconnaît l'intangibilité de ses frontières avec ses partenaires.
C'est là un acquis essentiel, tout particulièrement pour l'Ukraine et le Kazakhstan, vastes Etats multinationaux dotés d'une forte population russe. Là encore, le brutal avertissement lancé par Boris Eltsine, dès la fin du mois d'août, a payé. Le président russe avait à l'époque menacé les Républiques qui quitteraient sans concertation l'URSS d'une révision des frontières, et si cette " maladresse " avait, à l'époque, beaucoup choqué, le message a finalement été bien reçu.
Pour le reste, la conférence d'Alma-Ata n'a pas réglé grand-chose : les futurs organismes de coordination ont été à peine ébauchés et même leur localisation n'est pas déterminée ( comme on pouvait s'y attendre, il n'est plus question de faire de Minsk le siège unique de ces organismes). On a fait une impasse à peu près complète sur les questions économiques et les quelques décisions communiquées suscitent les plus grands doutes. Ainsi, a annoncé Boris Eltsine, le rouble sera la monnaie commune à la Communauté et l'éventuelle création de monnaie nationale " se fera dans la concertation "...
On s'est mis d'accord sur certains principes concernant le regroupement, la réduction et le contrôle des armes nucléaires, qui reprennent pour l'essentiel les projets de la direction russe.
Ce qui par contre sautait aux yeux-en particulier lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion,-ce sont les différences de perception et de sensibilité et la méfiance qui règnent entre les signataires.
JAN KRAUZE
Le Monde du 24 décembre 1991
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