L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain. Gilles Lipovetsky
Publié le 02/08/2010
Extrait du document
Gilles Lipovestsky dresse ici une diatribe véhémente de la société de la fin du XXème siècle, dans laquelle l’indifférence a succédé à l’autorité et la discipline. En effet, l’ouvrage du philosophe s’articule autour de ce concept : il passe au peigne fin chacune des attitudes, chacun des comportements de l’individu, pour en arriver à la conclusion qu’aucun domaine des relations sociales n’échappe à une apathie généralisée, un repli sur la sphère privée qui vient confirmer et dépasser les thèses tocquevillienne. _« La prophétie tocquevilienne trouve son accomplissement dans le narcissisme postmoderne « _ Ainsi l’ère du vide désigne la fin des idéologies, le vide des idées : « Plus aucune idéologie politique n’est capable d’enflammer les foules, la société postmoderne n’a plus d’idole ni de tabou, plus d’image glorieuse d’elle même, plus de projet historique mobilisateur, c’est désormais le vide qui nous régit « Il s’agit d’une ère dans laquelle la bulle où se renferme l’individu devient totalement imperméable à toute sollicitation ou participation de la sphère publique. Le désintérêt de la collectivité, la volonté de ramener sa vie à sa vie, l’exacerbation de la sexualité, des loisirs, d’un hédonisme débridé se fait au détriment de l’intérêt général. Partant, ce ne sont plus les individus qui doivent s’adapter à des normes imposées et coercitives, ce sont les institutions qui doivent légiférer en fonction des intérêts particuliers. Ainsi seront établies des normes qui ne sont plus générales, et qui nécessitent de nombreuses négociations avant que la personne, placée au centre de tout, sacralisée au point que la violence de l’Etat perd de sa légitimité, daigne appliquer des règles qui lui conviennent. Cet individualisme devient narcissisme, en ce que l’individu, ainsi que son corps, font l’objet de la plus grande attention. Toute forme de relation sociale tourne désormais autour du culte de la beauté, du bien-être, du plaisir, au détriment de valeurs telles que le travail, l’abnégation, la participation à la vie de la collectivité, qui sont devenues totalement archaïques, dépassées, ringardes. En outre, ce narcissisme devient parfois même collectif, ce qui n’a rien de contradictoire si l’on considère que l’essor de l’associationnisme tend vers la défense de causes restreintes telles les gays, bègues, obèses, qui se regroupent du fait de leur ressemblances, ce qui n’a rien à voir avec des engagements collectifs au nom de grandes idéologies. L’auteur va donc tenter de démontrer dans cet ouvrage que l’ensemble des comportements est guidé par ce vide des idées, cette apathie et cette exacerbation du narcissisme, en regroupant différentes enquêtes et publications qui ont été enrichies afin d’illustrer sa thèse. Cet essai se compose de six chapitres qui vont donner une vision globale de la société contemporaine, et dans lesquels Lipovetsky va avoir pour fil d’Ariane la montée de l’individu et l’éloignement de la sphère publique ayant pour cause non pas une volonté de révolte, voir de révolution, mais bien au contraire, une indifférence généralisée. Pour se faire, le philosophe va exposer différentes thèses de sociologues et autres spécialistes des sciences sociales, et va démontrer leurs limites en exposant sa théorie.
Chapitre 1 : séduction non stop « Au comble du désert social se dresse l’individu souverain « Lipovetsky fait ici le portrait d’une société dans laquelle tout est adapté, individualisé, édulcoré. En témoigne l’augmentation des choix pour les individus, le règne de ce que l’auteur nomme « à la carte « : toute obligation, toute entreprise, doit pouvoir faire l’objet d’un aménagement personnalisé. Ainsi, les personnes ne sont croyantes qu’à certains moments ou dans certaines circonstances, tandis qu’elles ne font des efforts que pour sculpter leur corps. Le souci de soi, la psychologie, l’homéopathie, la conscience de sa fragilité et la volonté de sécurité sont placés au centre de tout lien social. Tout doit être « soft «, les mots sont édulcorés pour ne froisser personne, pour atténuer leur portée. « Je suis un être humain, ne pas plier, abimer ou tordre « Les politiques se prêtent désormais aussi à cette séduction, en se mettant à l’image de la société postmoderne, notamment par le biais de la décentralisation qui leur permet de se rapprocher des citoyens et donc des intérêts individuels. Même le parti communiste veut quitter son image rétro pour séduire, quitter son austérité. A cette fin, il est même prêt à renoncer à la lutte des classes. De plus , la mise à jour de sa vie privée est un passage obligatoire pour le politique en quête de légitimité. L’actualité vient corroborer les dires de Lipovetsky si l’on se tourne vers les pratiques du président des Etats-Unis, ou vers les controverses sur une présidence française qualifiée de « bling-bling «.
Chapitre 2 : l’indifférence pure « L’apesanteur indifférente dans laquelle se déploient les opérations sociales « Le thème de l’indifférence est, avec la narcissisme, le centre de la thèse de Lipovetsky. Les valeurs se sont effondrées, il n’y a plus de croyance dans le travail, la famille, l’armée, l’église ou le syndicalisme. Cette démobilisation de masse, contrairement à la thèse de Nietzsche, n’est pas due à un désespoir généralisé. Au contraire, elle est le fruit d’une indifférence totale, qui a pour conséquence une dépolitisation, plus rien n’étonne, plus rien ne choque, plus rien ne motive. « Dieu est mort, les grandes finalités s’éteignent, mais tout le monde s’en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l’endroit de l’assombrissement européen « Certes, on peut observer un semblant de retour des valeurs, mais force est de constater que celles-ci changent tous les six mois, comme si il ne s’agissait que de simples phénomènes de mode (environnement, religion, travail).
Chapitre3 : Narcisse ou la stratégie du vide Pour de nombreux chercheurs américains, Narcisse symbolise notre époque. Nous serions passés d’un capitalisme autoritaire à un capitalisme hédoniste et permissif, un nouvel âge de l’individualisme. « Seule la sphère privée semble sortir victorieuse de ce raz-de-marée apathique «. « Vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible « L’individu ne se sent encombré d’aucun héritage du passé, ne voit pas plus loin que le présent immédiat, ainsi la sphère privée l’emporte sur l’intérêt général, aucune action n’a de signification à long terme. Il résulte de ces faits que la politique n’intéresse plus, les grands problèmes (environnementaux, économiques) n’inquiètent pas outre mesure, ceux-ci n’ayant pas d’impact à court terme. Ainsi, Nous assistons à un phénomène de concentration sur les loisirs, dans une société dépourvue de tout idéal transcendant, comme l’auteur l’a souligné dans le chapitre précédent. Encore une fois, Lipovetsky insiste sur le fait que ce vide n’est pas tragique, mais indifférent. Ce repli narcissique se traduit par ailleurs par ce que Nietzsche appelle « la volonté faible «, c'est-à-dire une anarchie des impulsions qui ne sont pas coordonnées entre elles, phénomène qui prend la forme de la pornographie ou encore de la violence extrême. Narcisse est aussi passionné par son corps, qu’il identifie désormais à sa personne, et prend donc soin de lui en conséquence. Il dit tout de lui, l’ère du narcissisme étant celle de la biographie, l’autobiographie ( nous pourrions rajouter, 26 ans plus tard, les blogs dans lesquels la vie est dévoilée au grand jour, où rien n’est gardé pour soi). L’auteur conteste la thèse Lash, en ce que ce dernier considère que nous serions passé de la guerre des classes à la guerre de tous contre tous, les rapports entres les hommes étant devenus conflictuels, dans lesquels se trouve une volonté d’être envié et de dominer. Au contraire, pour Lipovetsky, le narcissisme pousserait l’individu à se désintéresser des luttes, ayant pour seule volonté la tranquillité et étant dépourvu de toute ambition.
Chapitre4 : modernisme et postmodernisme Lipovetsky explique ici les thèses de D.Bell (sociologue américain). Ce dernier fait ici une comparaison entre le modernise, qui atteint son apogée dans la première moitié du XXème siècle, et le postmodernisme qui fait son apparition dans les années 30. Tandis que le premier se traduit par une volonté de rupture avec la tradition, avec l’ancien, le conformisme, et s’inscrit dans une logique d’invention perpétuelle, le deuxième, à l’inverse, marque la fin de toute innovation artistique dans une époque où les avants gardes sont à bout de souffle. L’auteur illustre son propos en faisant référence à l’art, que ce soit dans le domaine de la peinture, la sculpture, la musique ; la nouveauté semble céder le pas au plagiat des œuvres anciennes. Cette société postmoderne se caractérise par une consommation de masse. Cette dernière, qui a démocratisé l’hédonisme en le mettant à la disposition de tous par la diffusion de produits et de besoins entraine une responsabilisation de l’individu. Sur ce point, Lipovetsky s’oppose à Bell en contestant le fait que la consommation à outrance entraine une apathie générale. Au contraire, le consommateur ne serait pas passif mais doit choisir et changer son mode de vie. De plus, cette société verrait apparaître un paradoxe : si les comportements tendent vers une uniformisation, les singularités vont en s’accentuant. « L’effacement progressif des grandes entités et identités sociales au profit non pas de l’homogénéité des êtres mais d’une diversification atomistique incomparable « Il faut tout de même noter que pour Lipovetsky, cet essor de l’individualisme ne met pas en danger la démocratie. En effet, il suit ici la citation de Tocqueville, pour lequel « on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs «. Ainsi l’attachement à la démocratie resterait profond, le maintien de ce régime reposant sur la volonté croissante d’expression d’un pluralisme et d’oppositions.
Chapitre5 : La société humoristique Au-delà de la dramatisation de tous les aspects de la société par les médias, un humour reste omniprésent. Après un rappel de l’évolution des formes du rire au cours de l’histoire, l’auteur constate qu’un humour banalisé a pris place au sein des relations sociales, un humour qui n’a plus pour objet la raillerie et le rabaissement de l’autre, mais qui permet l’instauration d’une atmosphère détendue, dans laquelle le rire démonstrateur a laissé place au sourire, preuve d’une isolation douce postmoderne, manifestation d’une désocialisation. Tout sérieux est désormais aboli, tout doit prêter à rire, que ce soit la mode, ou soi-même : l’autodérision permet en effet au narcissisme de se développer en dévoilant sa personnalité derrière le voile de l’humour, « écran protecteur et moyen cool pour se mettre en scène «. Chapitre6 : Violences sauvages, violences modernes Là encore, Lipovetsky fait une comparaison entre les comportements violents au cours de l’histoire afin de mettre en perspective les données de la société contemporaine. Ainsi, les violences primitives s’inscrivaient dans un code de l’honneur au sein duquel vengeance et cruauté étaient des valeurs indissociables du holisme. En effet, la solidarité du lignage, ainsi que la place dans la société passaient avant toute considération de l’individu, et donc de sa souffrance. En opposition à la thèse de Norbert Elias selon laquelle l’agressivité serait refoulée grâce aux nouvelles fonctions de la société et au monopole de la force physique, le philosophe voit dans la baisse de la cruauté un refus de l’individu de se soumettre à toute autre loi que celles garantissant sa survie et son intérêt propre. L’honneur et la vengeance sont de ce fait bannis des comportements, le rapport à l’autre s’inscrivant désormais dans une logique d’indifférence dans laquelle il faut éviter tout risque de violence. D’après les études sur lesquelles Lipovetsky s’appui, celui-ci constate d’ailleurs que les violences sont plus fréquentes dans les milieux où le rapport ne s’institue pas sur la base de l’indifférence (famille et proches). En outre, la société de l’égalité renforce le sentiment d’empathie, et toute souffrance de l’homme ou de l’animal devient insupportable.
L’accueil de l’ouvrage
Lipovetsky lui-même va revenir sur certains points à propos de son ouvrage en tenant compte des évolutions de la société postérieures à sa publication. Ainsi, l’auteur constate dans une postface ajoutée en 1993 que l’individualisme libéral semble s’engager dans la voie de la responsabilisation « Après l’individualisme transgressif, voici l’heure de l’individualisme ‘ bien tempéré ‘, réfractaire aux anathèmes contre le désir mais soucieux d’un espace public «. « A l’hédonisme débridé a succédé un individualisme prudent «.
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Cette démobilisation de masse, contrairement à la thèse de Nietzsche, n'est pas due à un désespoir généralisé.
Au contraire, elleest le fruit d'une indifférence totale, qui a pour conséquence une dépolitisation, plus rien n'étonne, plus rien ne choque, plus rien nemotive.« Dieu est mort, les grandes finalités s'éteignent, mais tout le monde s'en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite dudiagnostic de Nietzsche à l'endroit de l'assombrissement européen »Certes, on peut observer un semblant de retour des valeurs, mais force est de constater que celles-ci changent tous les six mois,comme si il ne s'agissait que de simples phénomènes de mode (environnement, religion, travail).
Chapitre3 : Narcisse ou la stratégie du videPour de nombreux chercheurs américains, Narcisse symbolise notre époque.
Nous serions passés d'un capitalisme autoritaire àun capitalisme hédoniste et permissif, un nouvel âge de l'individualisme.« Seule la sphère privée semble sortir victorieuse de ce raz-de-marée apathique ».« Vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible »L'individu ne se sent encombré d'aucun héritage du passé, ne voit pas plus loin que le présent immédiat, ainsi la sphère privéel'emporte sur l'intérêt général, aucune action n'a de signification à long terme.
Il résulte de ces faits que la politique n'intéresse plus,les grands problèmes (environnementaux, économiques) n'inquiètent pas outre mesure, ceux-ci n'ayant pas d'impact à courtterme.
Ainsi, Nous assistons à un phénomène de concentration sur les loisirs, dans une société dépourvue de tout idéaltranscendant, comme l'auteur l'a souligné dans le chapitre précédent.
Encore une fois, Lipovetsky insiste sur le fait que ce viden'est pas tragique, mais indifférent.Ce repli narcissique se traduit par ailleurs par ce que Nietzsche appelle « la volonté faible », c'est-à-dire une anarchie desimpulsions qui ne sont pas coordonnées entre elles, phénomène qui prend la forme de la pornographie ou encore de la violenceextrême.Narcisse est aussi passionné par son corps, qu'il identifie désormais à sa personne, et prend donc soin de lui en conséquence.
Ildit tout de lui, l'ère du narcissisme étant celle de la biographie, l'autobiographie ( nous pourrions rajouter, 26 ans plus tard, lesblogs dans lesquels la vie est dévoilée au grand jour, où rien n'est gardé pour soi).L'auteur conteste la thèse Lash, en ce que ce dernier considère que nous serions passé de la guerre des classes à la guerre detous contre tous, les rapports entres les hommes étant devenus conflictuels, dans lesquels se trouve une volonté d'être envié et dedominer.
Au contraire, pour Lipovetsky, le narcissisme pousserait l'individu à se désintéresser des luttes, ayant pour seule volontéla tranquillité et étant dépourvu de toute ambition.
Chapitre4 : modernisme et postmodernismeLipovetsky explique ici les thèses de D.Bell (sociologue américain).
Ce dernier fait ici une comparaison entre le modernise, quiatteint son apogée dans la première moitié du XXème siècle, et le postmodernisme qui fait son apparition dans les années 30.Tandis que le premier se traduit par une volonté de rupture avec la tradition, avec l'ancien, le conformisme, et s'inscrit dans unelogique d'invention perpétuelle, le deuxième, à l'inverse, marque la fin de toute innovation artistique dans une époque où les avantsgardes sont à bout de souffle.
L'auteur illustre son propos en faisant référence à l'art, que ce soit dans le domaine de la peinture,la sculpture, la musique ; la nouveauté semble céder le pas au plagiat des œuvres anciennes.Cette société postmoderne se caractérise par une consommation de masse.
Cette dernière, qui a démocratisé l'hédonisme en lemettant à la disposition de tous par la diffusion de produits et de besoins entraine une responsabilisation de l'individu.
Sur cepoint, Lipovetsky s'oppose à Bell en contestant le fait que la consommation à outrance entraine une apathie générale.
Aucontraire, le consommateur ne serait pas passif mais doit choisir et changer son mode de vie.
De plus, cette société verraitapparaître un paradoxe : si les comportements tendent vers une uniformisation, les singularités vont en s'accentuant.« L'effacement progressif des grandes entités et identités sociales au profit non pas de l'homogénéité des êtres mais d'unediversification atomistique incomparable »Il faut tout de même noter que pour Lipovetsky, cet essor de l'individualisme ne met pas en danger la démocratie.
En effet, il suitici la citation de Tocqueville, pour lequel « on attribue trop d'importance aux lois, trop peu aux mœurs ».
Ainsi l'attachement à ladémocratie resterait profond, le maintien de ce régime reposant sur la volonté croissante d'expression d'un pluralisme etd'oppositions.
Chapitre5 : La société humoristiqueAu-delà de la dramatisation de tous les aspects de la société par les médias, un humour reste omniprésent.
Après un rappel del'évolution des formes du rire au cours de l'histoire, l'auteur constate qu'un humour banalisé a pris place au sein des relationssociales, un humour qui n'a plus pour objet la raillerie et le rabaissement de l'autre, mais qui permet l'instauration d'une.
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