Lecture analytique Dom Juan, Acte II, scène 4
Publié le 07/02/2011
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Introduction Au moment où Dom Juan évoque les futurs plaisirs de son mariage avec Charlotte, surgit Mathurine, séduite au début de l'acte. Un enchaînement dramatique subtil puisqu'une seule scène de séduction suffit au spectateur pour comprendre la technique de Dom Juan. L'intérêt de cette scène est de soumettre le séducteur à la complication de ses aventures et de voir le stratège user d'un certain nombre de procédés témoignant de sa maîtrise, non seulement dans l'argumentation mais aussi dans la distribution et la mise en scène de la parole.I. Une scène de virtuosité : le mécanisme de la séduction L'entrée en scène, prévisible, de Mathurine, est une péripétie qui accélère la dynamique d'une action déjà très entraînante.a) la structure de la scène : rigoureuse et symétrique : 1ère étape : D. J. répond à chacune des femmes tour à tour 2ème étape : il s'adresse simultanément aux deux 3ème étape : fin de la structure en miroir et retour à l'alternance des répliques 4ème étape : il sort, tandis que Sganarelle le critique vertement, en reprenant la structure de la 1ère étape puisqu'il affirme avant de se contredire au retour de son maître.b) la dimension comique de la scène (en plus des différents comiques repérables : comique de situation, etc.) repose donc sur un double système de redoublement :1)Mathurine répète Charlotte et Charlotte répète Mathurine2)D.J. répète D.J. : à la fois le D.J. de la scène de séduction dont il redit toujours le même texte et le D.J. de la scène avec Elvire dont il reproduit la fuite.=> la symétrie repose sur le comique de répétition de la même idée sous une tournure différente : « elle s'est mis dans la tête » // « vous ne lui ôterez pas cette fantaisie » ; « je gage qu'elle va vous dire que je lui ai promis de l'épouser » // « gageons qu'elle vous soutiendra que je lui ai donné la parole de la prendre pour femme », etc. c) toute la scène mécanise le processus de séduction et avec lui... le séducteur lui-même. [On peut penser que pour D.J., la séduction, comme la guerre (voir le champ lexical de la guerre lié à celui de l'amour dans sa tirade du cœur amoureux de mille femmes de l'acte I), ne sont que des activités, possédant un rituel strictement défini, destinées au divertissement humain : un « trompe-l'ennui » ; ou encore que la conquête amoureuse remplace la conquête guerrière pour une génération ayant perdu son rôle historique qui est de faire la guerre1] Et si ce n'est pas une scène de farce (absence de coups), nous sommes du moins dans l'instrumentalisation extrême de la parole.II. Dom Juan : un maître de parole1) Extrême virtuosité de D.J. dans l'instrumentalisation du langage. Poussé, par les circonstances, dans ses retranchements, il offre le spectacle éblouissant – et caricatural – de sa nature de maître de parole :a) la parole : marque de sa puissance (éloquence mais aussi rang social : voir le pouvoir de sa parole sur ces deux femmes mais se demander aussi pourquoi elles veulent l'épouser) et de sa faiblesse : la didascalie « embarrasé » introduit son salut dans la fuite et ce même sous un prétexte marquant son prestige nobiliaire aux yeux des deux femmes : « un ordre à donner »1) habileté à jouer le même rôle de futur époux amoureux pour chacune des femmes : « et je lui répondais que j'étais engagé à vous // mais je lui dis que c'est vous que je veux »2) habileté à maîtriser le jeu du dialogue : il empêche les deux femmes de répondre ; Mathurine. Est-ce que... ? // Charlotte. Je voudrais... ») mais aussi de se parler : à l'une : « tout ce que vous lui direz sera inutile », à l'autre : »c'est en vain que vous lui parlerez »3) habileté à se faire dresser les deux femmes l'une contre l'autre : « Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune. // Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse. »=> l'usage de l'impératif (« ne lui dites rien ; laissez-la faire... ») souligne sa volonté de régner en maître sur cet échange en imposant une ligne directrice de conduite à chaque femme.4) et même lorsque les deux femmes arrivent à se mettre d'accord, il parvient encore à leur imposer son interprétation par des questions rhétoriques (« n'ai-je pas deviné ? »), suggérant ainsi qu'il avait raison, que ce qu'il avait prévu est bien arrivé, empêchant ainsi la vérité de se manifester dans la confrontation.=> en même temps, il annule toute garantie d'une vérité de la parole (« est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qu'il en est ? ») et réduit les deux femmes à une seule. Il s'assure donc la maîtrise de la parole dans sa distribution et dans son interprétation. Et même Sganarelle, qui tient le discours de la raison (« Croyez-moi l'une et l'autre : ne vous amusez point à tous les contes qu'on vous fait, et demeurez dans votre village. »), est obligé de se contredire au seul retour de son maître.2) D.J. ou la maîtrise de la mise en scène de la parolea) la mécanique des répliques est étourdissante : multiplication des didascalies « bas, à Charlotte // bas, à Mathurine » + coupures réglées ou répliques très courtes des femmes : on peut supposer que D.J. règle, comme dans un ballet, ses interventions : c'est physiquement qu'il s'interpose entre l'une et l'autre.b) la mise en scène de la parole amoureuse dans tout ce qu'elle a de plus conventionnel : il s'agit bien ici du jeu de l'amour, avec ses répliques connues (« Tous les visages sont laids auprès du vôtre », « je vous adore »), que D.J. présente au spectateur dans une mise en scène réglée, équilibrée : une réplique amoureuse pour chaque femme. c) une mise scène de la parole amoureuse extrêmement riche : si le sens de ses déclarations est le même pour chacune, les termes choisis varient notablement. Là où un simple séducteur se contenterait de la pure répétition, D.J. déploie ici la richesse de son vocabulaire, de façon quasi gratuite puisque chacune est censée ne pas entendre ce qui est dit à l'autre => le champ lexical du mariage, au cœur du débat, est comme décliné par D.J. : « une envie d'être ma femme » « j'étais engagé » « que je l'épousasse » « c'est vous que je veux »...=> une variété lexicale enrichie par une variété syntaxique : jamais deux fois la même tournure : « tout ce que vous lui direz sera inutile » // « c'est en vain que vous lui parlerez » alors que les deux femmes, quand elles se parlent, se répètent quasiment mot pour mot : (70-77).d) le jeu du quiproquo : là encore, virtuosité de D.J. : loin de lever le quiproquo volontairement suscité dans la première partie, il le prolonge, au final, par un discours ambivalent que chacune des deux femmes peut interpréter en sa faveur : utilisation de termes à valeur indéfinie : « chacune... sait », « celle à qui... », « l'autre... » + un « vous » pluriel et non plus galant comme au départ de cette scène.ConclusionUne mécanique de la séduction, faisant de l'amour un simple jeu de scène, parfaitement huilée dans une scène de pure comédie où le tour de force de D.J., véritable et prodigieux maître de la parole, consiste dans la prolongation, jusqu'à la fin de cette scène, d'un quiproquo orchestré pour se tirer d'une situation embarrassante et, au-delà, pour éviter, selon la tactique habituelle du personnage, la confrontation à la vérité.
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