Lecture Analytique, Au Lecteur Baudelaire
Publié le 10/10/2010
Extrait du document

Lecture analytique: Au Lecteur, Les Fleurs du Mal, de Baudelaire
Texte:
La sottise, l'erreur, le péche, la lésine,Occupent nos esprits et travaillent nos corps,Et nous alimentons nos aimables remords,Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches;Nous nous faisons payer grassement nos aveux,Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan TrismégisteQui berce longuement notre esprit enchanté,Et le riche métal de notre volontéEst tout vaporisé par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent.Aux objets répugnants nous trouvons des appas;Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mangeLe sein martyrisé d'une antique catin,Nous volons au passage un plaisir clandestinQue nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant comme un million d'helminthes,Dans nos cerveaux ribote un peuple de démons,Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumonsDescend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessinsLe canevas banal de nos piteux destins,C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris,Il ferait volontiers de la terre un débrisEt dans un bâillement avalerait le monde.
C'est l'Ennui!- L'oeil chargé d'un pleur involontaire,Il rêve d'échafauds en fumant son houka.Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère!
Charles Baudelaire
Introduction:
Il s'agit du premier poème des Fleurs du Mal,; « Au Lecteur « est placé hors numérotation dès la première édition eet st toujours resté la première pièce du recueil. La Progression du poème est la suivante: les deux premiers quatrains montrent l’homme en proie au péché, les 5 suivants l’influence de Satan et les 3 derniers,l’Ennui. Nous nous demanderons quel est le rôle de ce poème dans l’architecture du recueil ? En effet, entre titre et texte le poème « Au lecteur « remplit un rôle de préface.
I – Une vision pessimiste de l’homme ou l’éclairage du titre : Les Fleurs du Mal
Une peinture de la faiblesse humaine
Une illustration du titre : Les Fleurs du Mal. Il s’agit de parler du Mal. La thématique du recueil nous est donnée. Après les Parnassiens partisans de « l’art pour l’art « ( l’art ne peut avoir d’autre objectif que la beauté de l’objet produit) Baudelaire assigne à la poésie un autre rôle : celui de chanter le Mal, le spleen ( < de rate en anglais) qui marque l’homme de ses humeurs noires. La poésie naît de ce terreau infâme qu’est le Mal du poète, le Mal de l’homme. Véritable prologue ou préface ce texte donne tout d’abord le sujet de l’œuvre
Baudelaire présente une vision très pascalienne de l’homme : ce philosophe du XVIIème disait « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure «
La faiblesse de l’esprit :Un constat des faiblesses décrit par une accumulation dès le premier vers.
L’homme vit dans l’illusion : « erreur « (v.1), « croyant par de vils pleurs «(v.8)
L’homme manque de volonté : V.12 et 13 décrivent la dissolution de la volonté. L’homme est présenté comme la marionnette du Diable (v.13)
L’homme semble même se complaire dans le Mal : oxymore « aimable remords «(v.3), « nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux «(v.7)
La faiblesse du corps :Evocation de la débauche : le quatrain 5 évoque une « antique catin «(v.18) mots qui riment avec « plaisir clandestin «(v.19)
L’esthétique satanique de Baudelaire
Le sentiment de culpabilité de l’homme naît de la religion. Le texte est parcouru par un champ lexical religieux : « péché «(v.1), « Enfer «(v.15), « martyrisé «(v.18).
Le recueil est d’emblée marqué d’un sceau satanique : les avatars du Mal sont nombreux « Satan «(v.9), « Diable «(v.13), « Démons «(v.22). Baudelaire annonce d’ores et déjà une esthétique satanique, une esthétique de la révolte présente dans les poèmes blasphématoires de la section « Révolte «. Il est à l’opposé d’un poète romantique comme Hugo où la figure centrale était Dieu.
La place du Spleen
Tout le poème est construit selon une progression qui conduit au dernier quatrain de façon dramatique. Les trois derniers quatrains sont constitués de deux phrases qui préparent l’arrivée, presque la mise en scène, de l’Ennui.
On observe la tension croissante ménagée par les accumulations : de la strophe 8. On a tout d’abord l’accumulation des animaux monstrueux, bestiaire menaçant (v.29-30) puis l’accumulation des quatre adjectifs (v.31).Enfin on observe la répétition du superlatif « plus « qui contribue à l’effet crescendo de ces derniers vers.
L’Ennui est présenté après un présentatif (C’est l’Ennui !) et est fortement accentué en début de vers. La ponctuation est forte ( point d’exclamation et tiret) La description est séparée par un tiret ( ponctuation forte) et vient comme de façon annexe. L’allégorie en fait un personnage oriental cruel et indolent : « rêve «, « fumant «. Il y a donc dans ces derniers vers un paroxysme savamment ménagé par le poète.
II – Un poème liminaire en forme de préface : le ton est donné1) Un pacte avec le lecteur
La préface doit remplir plusieurs fonctions
donner l’appartenance générique du texte
définir une poétique ( quel ton, quels principes d’écriture ?)
Etablir un protocole de lecture ( comment lire ce texte ? pourquoi ?)
Ce texte n’est pas une confession lyrique.
Baudelaire comprend une humanité large comme semble le montrer l’emploi récurrent du « nous « au début du texte (v.2, v.13). Ce pronom réserve d’ailleurs une surprise. Il semblerait que l’on puisse l’interpréter dans un premier temps comme « moi et eux « mais le passage au pronom de la deuxième personne « TU « crée un choc : nous est plutôt moi et toi.
D’autre part le tutoiement est brutal. Il rejoint la phrase d’Hugo dans la préface des Contemplations : « Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! «
Le rapport au lecteur est extrêmement moderne. Il ne s’agit pas de plaire. Ton de la provocation dans les derniers vers : le mot lecteur est à la coupe de l’hémistiche, créant ainsi une rime interne qui martèle le mot. La ponctuation des derniers vers est forte. Les tirets ménagent des pauses mettant en valeur la gradation qui s’effectue.
Le lecteur est traité d’« hypocrite « car il préfère se voiler la face( vient du grec « acteur «). En ce sens la poésie constitue un exercice de lucidité mené par le poète ( un « voyant « comme dira Rimbaud). Après avoir évoqué tous les maux des hommes cette apostrophe finale constitue une sorte de provocation. Le lecteur voudrait rester lecteur mais Baudelaire en fait tout à coup un personnage de l’œuvre établissant une relation de plus en plus proche : « semblable «, « frère « ( lien de sang, frère d’humanité, fraternité dans le Mal donc) Que l’on songe aussi à la relation sororale de « l’Invitation au voyage «.
2) Le ton du recueil : la violence poétique modernité de Baudelaire
goût pour les images crues : les vers peuplent ce poème comme « Une Charogne «. La dégradation par la pourriture corrode le texte comme le montre le champ lexical : « vermine «(v.4), « helminthes «(v.21), « puent «(v.16), « mange/ le sein … «(v.17-18)
emploi d’un vocabulaire courant « une vieille orange « à côté de termes plus soutenus ou anciens « catin « ou savants « helminthes «, « trismégistes « : la modernité de Baudelaire réside dans ce mélange inhabituel des mots.
Violence des oxymores : « aimables remords « (v.3), « monstre délicat «(v.39) : la poésie sera le lieu d’un déchirement et d’une réconciliation.
Baudelaire est le poète de la modernité. Il introduira la ville dans sa poésie dans la section « tableaux parisiens « en particulier.
Le déploiement des images
Le poème est parcouru par une multitude de métaphores et de comparaisons qui illustrent le style de Baudelaire. Chaque vers s’enrichit d’une image : exemple v.24 la Mort, déjà présentée sous forme d’Allégorie révélée par ses « sourdes plaintes «(v.24), est aussi rapprochée métaphoriquement d’un « fleuve invisible «.
Les métaphores sont parfois filées comme dans la strophe 3 où le mal est associé à un oreiller ( confortable donc) sur lequel Satan nous « berce «.
Ces images sont censées jouer leur rôle de révélation. Ce poème doit nous faire entrer de plain-pied dans le monde tel qu’il est, révélé par le poète supérieur dans l’expérience de la souffrance. Les présentatifs nombreux jouent aussi ce rôle de révélation. « C’est Satan «(v.9), « C’est la Diable «(v.13), « C’est l’Ennui ! « (v.37), autant de coups de théâtre cherchant à rendre compte, à côté des images, de l’expérience du Spleen.
Liens utiles
- Baudelaire, Au lecteur, lecture analytique
- lecture analytique baudelaire
- lecture analytique l'albatros baudelaire
- Lecture analytique "Quand le ciel bas et lourd", Charles Baudelaire
- Lecture analytique On peut établir des rapprochements avec le sonnet de Baudelaire « Correspondances ».