Le suicide de Pierre Bérégovoy
Publié le 27/02/2008
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1er mai 1993 - Un suicide ne s'explique pas, il s'interprète. C'est d'ailleurs son but: il est le dernier acte relationnel de celui qui s'en va. Son dernier message, sa dernière concession à autrui : comprenne qui pourra.
La quête anxieuse des explications laisse les survivants sans voix ou excessivement pressés de conclure, pour se rassurer, et le plus souvent en cherchant des coupables. Les esprits simples et carrés débusquent le principe unique, la cause singulière, l'élément isolé donnant son sens à l'acte incompréhensible et permettant de clore le dossier des culpabilités potentielles en les focalisant sur un fait, un événement, une corporation.
Quiconque a vécu - et qui ne l'a fait ? - l'onde de choc du suicide d'un proche sait bien que la mort qu'on se donne, on la donne aussi aux autres. Que le fait de se taire de la sorte est une manière d'ouvrir un ultime dialogue avec les vivants, une autre manière de s'adresser à eux, une fois épuisées les voies de recours de la parole routinière et sans écho.
La mort de Pierre Bérégovoy a ouvert le champ des interprétations, et il est licite, légitime, que le pays tout entier s'y soit livré au cours de ce week-end désormais inoubliable 1 mai 1993. Le pays, sollicité de manière inattendue par ce mort, s'est interrogé, en général avec une remarquable dignité, sur les rapports du pouvoir et de la vie, sur ceux de la personne et du personnage, sur ceux de l'image et de l'être. Le dernier acte de Pierre Bérégovoy, acte intime s'il en est, aura d'une certaine manière été son dernier acte politique, et Bernard-Henri Lévy n'eut sans doute pas tort, lors de l'émission " 7 sur 7 ", de considérer que ce qu'il laisserait de plus fort dans la trace historique, ce serait paradoxalement son suicide. L'acte d'un homme retombé de très haut. Retombé de l'ascension sociale, retombé du pouvoir, retombé du socialisme auquel il avait voué sa vie.
Réévaluation collective Un homme entamé par un cocktail d'échecs : une rigueur personnelle écornée par les " affaires ", une politique économique soumise au jeu cruel des " bilans " menaçants, une présence au pouvoir commençant dans l'euphorie des sommets enfin atteints et se concluant par la sanction historique d'une gauche renvoyée pour longtemps à la redéfinition opposante de ses desseins, des amitiés sans doute devenues moins fidèles. Au total, sans doute, une image de soi férocement abîmée dans l'assèchement des convictions recalées par le pays. Dernière protestation d'honnêteté : un forban n'aurait pas eu ce souci-là.
Il n'est pas interdit de penser que le méthodique Pierre Bérégovoy, qui médita l'organisation de son trépas, ait songé à ce que seraient les réactions qu'il provoquerait. Et que se produirait ce qui s'est produit: une réévaluation collective de son action, des éloges, des protestations d'amitié, d'estime, d'affection. Il lui fallait sans doute en passer par là pour que le pays endeuillé, toutes tendances politiques confondues, lui offre l'hommage que, vivant, il n'avait pas eu.
Se délestant, par cet acte définitif, de toute la culpabilité que sans doute il s'attribuait - comme s'il en avait été le principal agent ! - dans la déroute des socialistes, Pierre Bérégovoy a laissé, en attendant peut-être des textes écrits ultérieurement découverts, un message qui n'est pas si confus. Un signal d'alarme. Pierre Mauroy en a appelé à la quête d'une " éthique collective ", tandis que Raymond Barre souhaitait " une démocratie plus mesurée ". Cela ne viserait pas seulement " les juges et les journalistes ", comme le proférait un Michel Charasse vindicatif tandis que le maire de Nevers était encore entre la vie et la mort. Cela s'adresse à l'ensemble de la société.
Message de liberté Le combat politique n'est pas, fondamentalement, différent des autres engagements que requiert la vie en société dès lors que sont en jeu, pour les acteurs des différents champs, la conviction, le travail, la compétition, l'image, le discours et le résultat. La tragédie de Nevers est aussi, comme l'a dit le docteur Grivois lors de " L'heure de vérité ", le message de liberté d'un homme qui, voyant son destin lui échapper, trouve dans le fait d'en finir la seule manière de reprendre les rênes de sa vie, un dernier choix, un acte autonome.
Dans une société qui cherche de manière désordonnée, voire dépressive, une issue à ses diverses crises - économique, sociale, urbaine - et une élaboration de nouvelles valeurs, la mort de Pierre Bérégovoy sanctionne l'urgence du sens. Sens de l'action politique dans la dérive imagière et schématique de la dictature audiovisuelle. Sens du travail journalistique quand ne subsistent que les barrières que l'on s'impose à soi-même.
Sens du pouvoir, qui ne peut se limiter à des alternances d'équipes âpres aux emplois à se disputer. Sens des engagements quand la conviction est présentée par le cynisme ordinaire comme une niaise survivance. Sens d'exister, enfin, dans un décor conçu pour le paraître et dominé par l'avoir.
Rendre aujourd'hui hommage à Pierre Bérégovoy, c'est, aussi, s'assurer que tous les êtres dans l'impasse trouveront sur leur chemin un écho à leur parole de vivant.
Sans attendre que leur mort en révèle, trop tard, la rétrospective nécessité.
BRUNO FRAPPAT Le Monde du 4 mai 1993
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