Le romancier peut-il exprimer son point de vue sur la société par le récit de la vie amoureuse de personnages fictifs ?
Publié le 30/09/2010
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Les romans d'amour qui sont adaptés au cinéma sont nombreux: ce qui crée un effet produit sur le lecteur ou spectateur, l’ air de déjà-vu favorise la connivence. Il n'est d'ailleurs pas rare que les adaptations changent le contexte de l'intrigue amoureuse comme si celui-ci était secondaire, comme si le romancier ne parlait pas de la société mais mettait en scène des types universels. En imaginant des histoires d'amour, le romancier peut-il exprimer sa vision du monde ou est-il prisonnier d'un genre trop codifier pour une expression individuelle ? Nous verrons d'abord comment les intrigues amoureuses peuvent exprimer un point de vue explicite sur la société, avant de montrer que le romancier peine toutefois à s'exprimer librement dans un genre codé. Enfin, nous analyserons comment, grâce à la contrainte, le romancier peut formuler son discours sur le monde.
On constate tout d'abord que certains romans qui mettent en scène des aventures amoureuses sont l'occasion pour le romancier d'exprimer son point de vue sur la société. Les intrigues amoureuses s'inscrivent dans un contexte particulier. Le romancier situe son histoire dans un lieu, une époque ou un milieu qu'il décrit avec précision. Il fait une description subjective ,qui a rapport au sujet et qui lui permet de dévoiler sa vision de la société. Ainsi, dans La Curée,de Zola, Renée et Maxime ont une liaison quasi incestueuse,ils ont une même origine et des lois communes, le jeune homme étant le fils de Saccard, mari de Renée. Cette liaison s'inscrit dans la peinture de la décadence de l'Empire par Zola. Leur amour s'explique par la dépravation morale c’est-à-dire un pari qui va dégénré et qui« se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert « et toute leur histoire sert à la critique de l'Empire, rendu coupable de cette relation contre nature : « Dans le monde affolé où Renée et Maxime vivaient «.On retrouve, aussi le goût de la dépravation, dans Les Liaisons Dangeureuses de Laclos, avec Valmont et Merteuil qui se lancent des défis d’amours.Ainsi, par le contexte dans lequel évoluent les amoureux inventés par le romancier, ce dernier peut imposer un regard sur la société . De plus, les personnages fictifs sont caractérisés , par des portraits, mais aussi par leurs actions et leurs relations aux autres. Leurs amours contribuent donc à affiner leur portrait. Ainsi, à travers le récit d'aventures amoureuses, le romancier construit un personnage qui peut incarner un point de vue sur la société. Comme, Valmont dans Les Liaisons Dangeureuses représentant les libertins du XVIIIeme siècle .Et, Madame de La Fayette, dans La Princesse de Clèves, fait l'éloge de l'honnête homme, modèle sociologique cher au XVIIe siècle. En effet, la relation amoureuse de Mme de Clèves et de M. de Nemours met en évidence l'honnêteté des deux protagonistes. Ces derniers allient des qualités physiques :« Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris à se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne «, l. 10-13 et spirituelles qui les rapprochent, et une grandeur d'âme qui leur interdit de se laisser aller à la passion et leur permet de rester maîtres d'eux-mêmes. Ainsi, le portrait des personnages qui se construit dans le récit de la relation amoureuse permet de faire l'éloge d'une posture sociale.
Le récit de la vie amoureuse de personnages fictifs permet donc au romancier, grâce au contexte ou au portrait des protagonistes, de donner son point de vue sur la société, en faisant parler ses personnages avec un message indirect. Toutefois, on constate que les romans d'amour obéissent à des schémas très codifiés qui semblent rendre difficile l'expression d'idées personnelles.
Le romancier qui écrit les aventures amoureuses de ses personnages semble contraint d'obéir à un certain nombres de règles. En effet ,la rencontre des deux protagonistes est plus ou moins longue, et cette rencontre est codifié ,réglé,décidé par l‘auteur . Enfin, ils vivent leur amour, dont l'issue peut être heureuse ou malheureuse. Comme on peut le voir dans ce corpus, au début du roman d'amour, on trouve la scène de rencontre. Exemple de La Princesse de Clèves, roman du XVIIème siècle, et Manon Lescaut, roman du siècle suivant, ou encore Le Lys dans la vallée, roman du XIXème siècle .Tous trois commencent par une rencontre codifié, au cours de laquelle les protagonistes vont se voir. Ces trois scènes sont tellement similaires qu'elles débutent par un échange de regard, qui précède le premier échange verbal : Mme de Clèves « se tourna et vit « (l. 8) M. de Nemours, Manon « parut « au chevalier des Grieux « charmante « (l. 8), quant à Félix de Vandenesse, ses « yeux (sont) frappés « (l. 1) par la beauté de Mme de Mortsauf. L'intrigue tend donc à paraître stéréotypée, ce qui rend difficile pour le romancier l'expression d'un point de vue personnel.La seconde règle implicite à laquelle semble obéir le récit des relations amoureuses de personnages fictifs, c'est que les deux héros doivent être des êtres extraordinaires. Accumulation de qualités rend seule crédible l'amour des deux héros. De plus, elle contribue à séduire le lecteur, enclin à s'identifier à un personnage positif. Ainsi les hyperboles et les tournures élogieuses se multiplient pour noter les qualités physiques, comme celles de Mme Arnoux « cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, [...] cette finesse des doigts que la lumière traversait «, l. 17-18, ou morales, comme celles de Mme de Mortsauf « une sainte colère, [...] une tête sublime «, l. 22. Si les personnages sont stéréotypés, ils accumulent sans réalisme des qualités de tout ordre, le romancier peut éprouver des difficultés à énoncer à travers eux sa vision de la société. Le type constituerait un paravent qui dissimulerait l'individu.
Les romans qui mettent en scène des intrigues amoureuses, par conséquent, manquent de réalisme, ce qui rend difficile l'expression d'un point de vue sur la société, et la recherche d'originalité, compromettant ainsi la formulation de tout discours personnel. Pourtant, la prise de position du romancier par rapport à ces contraintes, son insertion dans une longue lignée d'auteurs, peuvent constituer une manière de prendre parti, de développer une opinion personnelle.
On peut en effet considérer que c'est en jouant avec la contrainte du récit amoureux que le romancier peut s'exprimer.Tout d'abord le romancier qui imagine les aventures amoureuses de ses personnages choisit sa place dans l'histoire littéraire. Il peut en effet s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs ou au contraire s'en démarquer. Ainsi, Aragon au début de son roman Aurélien parodie les scènes de rencontre amoureuse. Le champ lexical du regard domine dans le récit de la rencontre d'Aurélien et Bérénice « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice «, l. 1 mais le jeune homme, loin d'être ébloui par la beauté sublime de la jeune femme, la trouve « franchement laide « l. 1-2. Le romancier se moque ainsi des règles qui président à l'écriture des récits amoureux : c'est pour lui une manière de prendre ses distances avec une forme qui lui semble dépassée, inadaptée à la société qu'il décrit, c'est donc une manière d'exprimer son point de vue sur le monde. De plus, le romancier introduit toujours des variantes personnelles par rapport au schéma traditionnel du récit d'aventures amoureuses. Ces variantes, précisément parce qu'elles rompent avec les habitudes du lecteur et son horizon d'attente, sont immédiatement perceptibles. Ce sont ces variations, ces décalages entre le personnage fictif mis en scène et le type élaboré par la tradition littéraire, qui permettent au romancier d'exposer son regard sur la société. Ainsi, Flaubert exprime son pessimisme à travers l'amour de Frédéric pour Mme Arnoux. Leur relation semble identique à celle qu'entretiennent des jeunes premiers en quête de réussite et des femmes d'expérience. Pourtant, elle s'en distingue dès la scène de rencontre. Celle-ci en effet n'a pas lieu sur un bateau qui amènerait le jeune homme à Paris, lieu par excellence de l'ascension sociale, mais sur un bateau qui ramène Frédéric en province. De plus, au cours de cette première rencontre, Frédéric fantasme sur Mme Arnoux, la voyant tantôt comme une Vierge à l'enfant, tantôt comme une aventurière parcourant le monde, mais il ne lui adresse pas un mot, incapable d'entamer avec elle le dialogue. Cette attitude se confirme dans la suite du roman, puisque, contrairement au schéma traditionnel, Frédéric renonce à conquérir la femme qu'il aime et lui préfère des relations insignifiantes. Ce refus d'agir exprime le point de vue désabusé du romancier sur la société. C'est donc parce que les récits de la vie amoureuse de personnages fictifs tendent à se ressembler, que le romancier, par des variations parfois ténues, peut exprimer son regard sur le monde.
Ainsi, le romancier peut s’exprimer explicitement sur la conception de la société dans le cadre du récit ,et de la vie amoureuse de ses personnages fictifs, qui sont inventés. Il est parfois contraint par un genre qui semble conventionnel et peu réaliste car la rencontre amoureuse est codifié. Pourtant, c'est grâce à ces contraintes, par rapport auxquelles il est obligé de se positionner, qu'il peut s’exprimer et dévoiler son point de vue personnel. Ainsi,le but des romans d'amours n'est pas seulement de faire rêver ,mais aussi de faire ouvrir les yeux au lecteur sur la société ,et ne pas lui faire voir le monde a travers un kaléidoscope.
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