LE PERSONNAGE DE ROMAN Le personnage est un élément essentiel du récit, « le point d'ancrage et l'intérêt majeur » selon un critique Vincent Jouve. Mais, au cours de l'histoire, il a connu des développements variés. Etymologie: « personnage » vient de « persona» signifiant « masque » : il désignait le rôle tenu par l’acteur dans le théâtre antique. Du théâtre, le mot est passé au récit pour désigner une personne fictive. \Des premiers récits (en prose ou en vers) jusqu'aux romans du 17ème siècle Dans les récits mythiques de l’Antiquité (L'Iliade de Homère; VIIIème ou IXème siècle av. J.C.), les contes, sagas (Gilgamesh, 2000 av. J.C.), les poèmes tels Le Roman de la rose, les romans courtois ou arthuriens, les chansons de geste (exploits guerriers: La Chanson de Roland, XIème siècle) ... , le personnage est un être fabuleux doté de multiples qualités, un héros souvent au sens grec: un demi-dieu tel Héraclès. Ce héros épique, Perceval le Gallois, Roland, neveu de Charlemagne … accomplit des exploits qui font de lui une sorte de stéréotype chevaleresque. Ses qualités abstraites visent à un idéal: courage, générosité, force, vertu, foi en Dieu, en l’être aimé ... Les héros des romans précieux du 17ème siècle, davantage marqués par le sentiment, sont aussi des modèles de perfection: Le Grand Cyrus, Le Duc de Nemours, la Princesse de Clèves. Ces personnages sont peu décrits par des traits particuliers: ils correspondent à des stéréotypes soit de la beauté, soit de la force. Ce ne sont pas encore tout-à-fait des individus: ils le deviennent peu à peu. Du 17ème au 18ème siècle Le personnage quitte peu à peu les hautes sphères de la société et devient plus populaire. Le Roman bourgeois (bourgeois = habitant d’un bourg) de Furetière (1666) ou Le Roman comique de Scarron (1657) mettent en scène des personnages des campagnes ou des villages. Le Picaro, personnage né en Espagne (Lazarillo de Tornès - 1554, Don Quichotte de Cervantès en est une parodie) devient à la mode: un vagabond débrouillard, rusé, courageux mais volontiers rebelle à la société. Lesage en fait son héros Gil Blas en 1715, et Jacques Je fataliste de Diderot en est un autre exemple. Le personnage colle davantage à la réalité sociale ou politique; il prend des allures plus réalistes et moins stéréotypées. Il peut s'élever dans la hiérarchie sociale: La Vie de Marianne (1742) et Le Paysan parvenu (1735) de Marivaux. Mais il peut aussi être la victime de la société: Manon Lescaut de l'Abbé Prévost (1731) ou Paul et Virginie (1789) de Bernardin de Saint-Pierre. Le personnage évolue alors: il change au cours du récit et le roman d'apprentissage apparaît. Il n'est plus un être monolithique idéalisé: il se transforme, change au cours de l'existence que le romancier lui invente. Candide, chez Voltaire, fait son apprentissage de la dure existence et acquiert une sagesse en fin de récit: « Il faut cultiver son jardin », vivre heureux avec son entourage et le peu que l'on possède et savoir l'apprécier. Robinson Crusoë, chez Daniel Defoe, tente une utopie pour fuir la société anglaise du 18ème siècle. \t Du 19ème siècle à la première moitié du 20ème siècle Le roman devient roi et les personnages foisonnent. Il est complètement immergé dans la société. Balzac, pour construire ses personnages, veut « faire concurrence à l'état civil» : ses personnages ont tout des êtres réels. Et Balzac va plus loin: d'un roman à l'autre les mêmes personnages reviennent (Rastignac) et surtout, entre deux romans, ils ont vieilli, vécu, comme dans la vie. Le roman est « un miroir que l'on promène avec soi» dira Stendhal. Vêtements, domicile, psychologie, habitudes alimentaires, métier, sexualité ... rien n'échappe à son auteur démiurge ( = dieu) ni au lecteur. Ses descriptions enflent à l'excès comme la galerie de personnages qui commence Le Père Goriot. Autrefois, sa description était inexistante: à qui ou à quoi ressemble Perceval ? Et Enée ? De Madame de La Fayette on ne peut nommer que la grâce, mais sa pointure? Et le lecteur finit parfois par confondre réalité et fiction: lorsque Conan Doyle veut cesser d'écrire les histoires de son héros Sherlock Holmes (1879), c'est un tollé général en Angleterre et le romancier cède: il le fait revivre et son domicile fictif continue d'être visité au 221b Baker street ! Autre exemple: la mort fictive de Werther, héros des Souffrances du jeune Werther, roman de Goethe, aurait déclenché une épidémie de suicides dans l’Allemagne de 1774! L'illusion réaliste est totale. Le personnage évolue alors dans toutes les sphères de la société: aristocratie (Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin de Balzac), bourgeoisie provinciale (Eugénie Grandet de Balzac), ou bien les deux (Julien Sorel dans Le Rouge et le noir de Stendhal), monde ouvrier (Etienne Lantier dans Germinal de Zola), monde paysan (François Le Champi chez George Sand). Chez Zola, il devient un élément d'une vaste famille dans une fresque sociale: les Rougon-Macquart. Dans la première moitié du 20ème siècle, le phénomène s'accélère. Marcel Proust devient le propre personnage d'une quête familiale: La Recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé (sept volumes entre 1913 et 1927). L'histoire du petit Marcel se confond avec celle de Marcel Proust mais reste un roman: Marcel est un personnage qui épouse les méandres de la vraie vie. Des sagas familiales voient le jour: Jean-Christophe (1909) de Romain Rolland, Les Thibauld (1920-1927) de RogerMartin du Gard, Les Hommes de bonne volonté (1932-1946) de Jules Romains. Les années cinquante: contestation du statut « réaliste » du personnage Des romanciers contestent l'existence du personnage et le rôle de démiurge de son créateur (le romancier se prend pour un dieu qui crée des êtres). Le personnage n'est qu'un être de papier, une marionnette manipulée par un romancier qui tire les ficelles, « pousseur d'oies» selon Raymond Queneau. L'idée n'est pas neuve: Diderot le disait déjà dans Jacques le fataliste au 18ème siècle! Jean-Paul Sartre écrit contre François Mauriac, écrivain traditionnel: « Dieu n'est pas romancier, Monsieur Mauriac non plus.» Dans La Nausée, J.P. Sartre veut donner à son personnage Roquentin plus d'autonomie; lui laisser des zones d'ombre. Raymond Queneau imagine, dans Le Vol d'Icare, des romanciers maladroits qui laissent échapper leurs personnages devenus incontrôlables ou soumis à des impératifs: en nommant son héros Icare, le mauvais romancier « pousseur d'oies» n'avait pas prévu qu'il s'envolerait. Gide imagine, dans Les Caves du Vatican, un personnage, Lafcadio, qui commet un meurtre sans raison, il échappe apparemment à toute forme de causalité. Le personnage acquiert plus d'intériorité: il devient souvent le propre narrateur de l'histoire et des zones d'ombre subsistent. Le lecteur est alors déstabilisé. Ce phénomène était esquissé dans le roman du 18ème siècle: La Vie de Marianne de Marivaux ou le roman épistolaire (Les Liaisons dangereuses de Laclos). Mais, au 20ème siècle, cela devient plus systématique sous l'influence du roman américain ou allemand : Ulysse (1922) de Joyce multiplie les monologues intérieurs pour raconter la vie d'une journée de son héros Bloom, le héros du Château (1922) de Kafka (auteur praguois de langue allemande) se réduit à une lettre: K., dans Le Bruit et la fureur (1929), la 1ère partie est racontée par Benjamin, un enfant débile mental ... , Maisie, héroïne de Ce que savait Maisie (1897) de H. James est la narratrice: une fillette perturbée par le divorce de ses parents, Bardamu, héros du Voyage au bout de la nuit de L.F. Céline se lance dans une logorrhée interminable. Dans tous ces romans, le personnage n'est plus qu'une parole qui se dévide au long des pages. Le lecteur ne peut que tenter de reconstituer l'histoire grâce à ce qui lui est dit, mais il n'a pas l'assurance que ces discours soient crédibles! Le thriller moderne joue sur ces changements de point de vue successifs de personnages qui se livrent dans des monologues intérieurs: le personnage victime, le personnage enquêteur, le personnage psychopathe, chacun, à tour de rôle, construit la fiction face à un lecteur dérouté comme dans les romans de S. King ou Higgings Clark. Les années cinquante en France: le Nouveau roman et la remise en cause du roman Les écrivains du nouveau roman contestent plus radicalement le personnage, c'est L'Ere du soupçon (1947-1956) pour Nathalie Sarraute: elle refuse la description, le narrateur omniscient, la psychologie des personnages et le roman devient une ou plusieurs voix qui s'expriment, des mouvements de conscience comme des « sous-conversations » qu’elle nomme « tropismes ». On ne connaît le personnage que par cette voix, ce tropisme. Dans Enfance (1983), son autobiographie (?), Nathalie Sarraute se dédouble pour tenter de se « raconter » : un « je « et un « tu » entrent en conflit permanent, pour un même personnage? Dans La Modification (1957), Michel Butor désigne son personnage par le pronom « vous» : le lecteur finit par se demander si ce n'est pas à lui que le narrateur s'adresse et il devient le personnage de la fiction. Le personnage se borne parfois à n'être qu'une fonction dans le roman: il n'est plus la figure centrale du roman mais un « actant » présent pour accomplir une tâche. Celle du narrateur de La Jalousie (1957) de Robbe-Grillet est d'épier une femme, la surprendre avec son amant. Mais ce narrateur est-il le mari ?, un témoin oculaire?, une voix? Le personnage perd alors toute individualité, toute épaisseur psychologique, il se réduit à un regard qui scrute à travers les jalousies (les persiennes) d’une fenêtre. Dans l'immense production romanesque actuelle, toutes les formes de personnages coexistent, depuis le héros monolithique au service du bien ou du mal (les Mangas, Spiderman ...), à son alter ego plus fragile donc plus humain (Harry Potter), le anti-héros, simple personnage banal de nombreux polars, le personnage réduit à un monologue intérieur qui acquiert une épaisseur psychologique, comme le héros du roman de Virginie Ollagnier, Toutes ces vies qu’on abandonne (2008), Pierre, qui survit dans une sorte de coma et n'est plus qu'une conscience qui émerge peu à peu ... ou tout simplement, le héros qui se confond avec l'existence réelle, forme la plus traditionnelle héritée du 19ème siècle. Ces transformations du personnage constituent peut-être la vitalité d'un genre qui a peiné à se faire reconnaître mais dont le succès ne se dément pas: le roman. Fiche d'analyse du personnage - Le nom et ses dénominations Madame Emma Bovary : femme mariée, bourgeoise + origine paysanne avec connotation péjorative (bov-in)+amour (aima) - Le corps: Quasimodo: à moitié fait - corps repoussant, difforme, inachevé La loupe d’Anthime dans Les Caves du Vatican de Gide, sa claudication - Le vêtement et ses liens avec l’appartenance sociale ou la psychologie du personnage Dans L'Amant de Duras le jeune homme chinois bien vêtu, riche et l’adolescente originale (chapeau d'homme) - Les objets - Les animaux - La biographie, la famille - La psychologie: les réactions, les humeurs, le caractère - Les qualités ou les défauts (la morale) - Les actions - Le langage - La position sociale - L'affectif: les sentiments - L'itinéraire dans le roman: sa transformation Zazie, dans Zazie dans le métro de R. Queneau, dit à la fin du roman: « J'ai vieilli » - en quoi? Ouvrage à consulter: Dictionnaire des personnages ED. Laffont et Bompiani - coll. Bouquins Gérard Besnier Sources: Encyclopaedia Universalis, Bordas Littérature, TDC, mars 2008.