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Le langage et les sentiments

Publié le 12/03/2015

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LE LANGAGE : Une annexe à la seconde partie du cours LE LANGAGE ET LES SENTIMENTS Deux positions opposées : Bergson et Sartre. Point de départ de l'analyse : nous éprouvons tous des sentiments, mais souffrons parfois de ne pas pouvoir les exprimer, comme si le langage était limité, insuffisant, trop pauvre. Remarque : cette annexe examine l'expression des sentiments, et non celle de la pensée. Premier moment de l'analyse. Texte n°1 BERGSON « Chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflète sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivant individualité. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent. La pensée demeure incommensurable avec le langage. » Essai sur les données immédiates de la conscience, 1888 Quel est donc, d'après Bergson, l'effet de l'expression d'un état d'âme par le langage ? Bergson pense que le langage est un mauvais instrument d'expression des sentiments . Il existe une différence de nature entre les deux domaines, le langage ne pouvant qu'être infidèle aux sentiments. Un sentiment, par exemple l'amour, est particulier, individuel, original, il a une « coloration » unique (puisque c'est notre sentiment) ; en revanche le langage est de l'ordre de l'universel, du commun, les mots sont impersonnels, banals, gris, ternes, rigides. Le langage est du côté de l'abstraction, alors que le sentiment est une réalité concrète. Voilà pourquoi Bergson écrit : « Le mot aux contours bien arrêté, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun, et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle ». Le langage appauvrit le sentiment, lui fait perdre son originalité. Texte n°2 BERGSON « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s 'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (...) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. » « Les mots, écrit Bergson, désignent des genres » : qu'est-ce qu'un genre ? « Terme désignant une catégorie de réalités ou d'idées que leurs caractères communs essentiels autorisent à regrouper sous une même dénomination générale » (dictionnaire philosophique Philosophie de A à Z). Les mots retiennent ce que Benveniste appelle « une structure caractéristique », sans tenir compte des différences particulières, accidentelles. Ainsi, le mot « amour » retient exclusivement d'un grand nombre de sentiments « ce qui leur est commun », en négligeant les petites variations individuelles alors que pour la conscience, ces variations sont LE sentiment lui-même). Certes, le langage est intéressant et utile pour décrire le monde des objets, car il « conceptualise » (voir encore Benveniste), opération indispensable pour qui veut communiquer - mais en ce qui concerne les sentiments il est impuissant. Second moment de l'analyse : une analyse critique de la position de Bergson. 1) Y a-t-il un sentiment avant son expression ? Y a-t-il quelque chose qui serait « mon sentiment » (amour ou autre) avant même que les mots donnent l'occasion d'en prendre conscience ? Par exemple : puis-je avoir conscience « d'être amoureux » avant de me dire « je l'aime » ? 2) Bergson admet que l'expression banalise le sentiment. Mais peut-on affirmer avec une telle certitude qu'un sentiment vécu l'est toujours de façon originale ? N'y a-t-il pas une certaine banalité des sentiments vécus ? L'amour vécu est-il forcément « original », « unique » ? Ce que je ressens dans l'amour est-il si différent de ce que les autres ressentent lorsqu'ils éprouvent le même sentiment ? Ce n'est pas évident... Il serait peut-être présomptueux d'affirmer : «ce que je ressens (dans l'amour, dans la joie, dans la tristesse...) personne d'autre ne le ressent, personne d'autre ne peut le ressentir ». Ne gagnerions-nous pas finalement à admettre une certaine banalité des sentiments vécus ? Si c'était le cas, nous ne pourrions plus incriminer aussi facilement « les insuffisances du langage ». 3) Envisageons même l'hypothèse d'une correspondance étroite entre le sentiment et son expression : si l'expression de mon sentiment est pauvre, maladroite, fruste, banale, n'est-ce pas parce que le sentiment lui-même l'est ? Y a-t-il une raison solide de croire que notre sentiment (par exemple l'amour) est plus riche, plus beau, plus original que son expression ? Il est peut-être illusoire de croire que la richesse d'un sentiment intérieur est masquée par la pauvreté des mots... Il se pourrait donc qu'il y ait, contrairement à ce que suppose Bergson, une correspondance entre l'exprimé et le senti. Troisième moment de l'analyse. Une réponse de Sartre à Bergson. Texte n°3 SARTRE « Il se peut que je m'agace, aujourd'hui, parce que le mot « amour » ou tel autre ne rend pas compte de tel sentiment. Mais qu'est-ce que cela signifie ? (...) A la fois que rien n'existe qui n'exige un nom, ne puisse en recevoir un et ne soit, même, négativement nommé par la carence du langage. Et, à la fois, que la nomination dans son principe même est un art : rien n'est donné sinon cette exigence ; « on ne nous a rien promis », dit Alain. Pas même que nous trouverions les phrases adéquates. Le sentiment parle : il dit qu'il existe, qu'on l'a faussement nommé, qu'il se développe mal et de travers, qu'il réclame un autre signe ou à défaut un symbole qu'il puisse s'incorporer et qui corrigera sa déviation intérieure ; il faut chercher : le langage dit seulement qu'on peut tout inventer en lui, que l'expres sion est toujours possible, fût-elle indirecte, parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au nombre fini des mots qu'on trouve dans le dictionnaire, se compose des différenciations infinies -entre eux, en chacun d'eux- qui, seules, les actualisent. Cela veut dire que l'invention caractérise la parole : on inventera si les conditions sont favorables ; sinon l'on vivra mal des expériences mal nommées. Non, rien n'est promis, mais on peut dire en tout cas qu'il ne peut y avoir a priori d'inadéquation radicale du langage à son objet par cette raison que le sentiment est discours et le discours sentiment. » « La nomination (...) est un art ». Bergson pensait que seuls les poètes expriment adéquatement leurs sentiments ; Sartre pense plutôt que nous sommes tous « artistes », tous créateurs de notre propre expression. Sartre reprocherait à Bergson d'adopter une position « paresseuse », de capituler devant les « insuffisances » du langage (« je ne peux pas dire mon sentiment - et cela m'agace !). Pour Sartre, nous pouvons toujours chercher à dire, à mieux dire (si la nomination est un art, c'est parce qu'il ouvre sur deux possibilités, comme toujours dans l'art : trouver ou ne pas trouver). Bergson dirait : « quoi qu'il en soit, on ne peut pas trouver » - à quoi Sartre répond qu'il est toujours possible, en principe, de trouver la juste expression du sentiment, en usant de toutes les ressources du langage (voir la partie du cours : « la double articulation »). Avec « un nombre fini de mots », nous pouvons tout dire, nommer « par jeu de différenciations » des sentiments que l'on croyait difficiles à nommer, et en cela « nommer » est bien un « art », ou une création. Remarquons que Sartre lie la nomination du sentiment à son vécu : un sentiment mal nommé sera « mal vécu », comme si le sentiment n'avait pas d'existence indépendante du langage, comme si le fait de n'avoir pas appris à « bien exprimer » conduisait à « vivre » difficilement le sentiment lui-même.

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