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Le Corps Souffrant Dans Fin De Partie De Samuel Beckett

Publié le 28/09/2010

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beckett

 

Le corps est une dimension essentielle de la condition humaine, pourtant rarement prise en compte par la littérature. Au théâtre en particulier, c’est le corps de l’acteur qui incarne le personnage, être fait de mots, mais non de chair. Combien de personnages malades ou souffrants au théâtre ? Argan est un malade, certes, mais un « malade imaginaire «. Et pourtant, les personnages de Fin de partie exhibent leur infirmité sur scène, parlent sans pudeur de leurs maux. C’est que, dans l’œuvre de Samuel Beckett, qu’il s’agisse de sa trilogie romanesque ou de son théâtre, le corps souffrant est un motif essentiel. Les infirmités des personnages de Fin de partie atteignent leur capacité à se déplacer et leurs sens, établissant entre eux des relations de dépendance, d’aliénation ; par ailleurs, si l’exhibition des corps traduit une vision assez sombre de l’humanité, elle exerce aussi une fonction théâtrale.

Les infirmités des personnages de Fin de partie atteignent leur capacité à se déplacer et leurs sens. Tous en effet sont infirmes, à des degrés divers. Ainsi Nell et Nagg sont cul-de-jatte depuis un « accident de tandem « qui leur coûta leurs « guibolles « : ils vivent sur leurs « moignons «, dans des poubelles, autrefois remplies de sciure, maintenant de sable, qui n’est plus changé. Leur décrépitude physique les empêche de s’embrasser, de se gratter ; on sait aussi que Nagg a perdu sa dent (la seule qui lui restait ?), qu’ils se voient mal, bien que leurs poubelles soient « l’une contre l’autre «, et que leur ouïe, ou du moins celle de Nell, qui fait répéter son mari, a baissé. Hamm, quant à lui, est paralysé, aveugle : il reste assis dans son fauteuil roulant, poussé par Clov, porte des lunettes noires et dit que ses yeux sont « tout blancs «. Sans doute souffre-t-il d’autres maux puisqu’on le voit au lever de rideau avec « un grand mouchoir taché de sang étalé sur le visage « ; Clov lui demande d’ailleurs s’il a saigné, et Hamm répond : « Moins. «. Hamm prend aussi un « calmant «, qu’il attend pendant une grande partie de la pièce, mais qu’il ne peut pas prendre « trop tôt après [son] remontant «. Clov est le seul valide : il marche, certes, mais sa « démarche [est] raide et vacillante «, il ne peut pas s’asseoir, traîne les pieds au point qu’ « on dirait un régiment de dragons «, ses jambes vont mal. Ses yeux vont mal aussi, il a des visions, sur lesquelles on peut s’interroger, mais qui semblent assez habituelles pour que Hamm lui demande : « Tu as eu tes visions ? «, ce à quoi Clov répond : « Moins. «, comme Hamm à propos de ses saignements. L’impotence le gagne lentement, et la dégradation physique qui l’affecte atteint aussi son intelligence, puisqu’il déclare : « J’ai mal aux jambes, c’est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser. «

Ces infirmités rendent la présence du corps obsédante. En effet, le corps et son langage occupent la première place dans la pièce: les personnages parlent de leur corps, de leur infirmité, et les didascalies qui indiquent ce que font les corps, c’est à dire toute espèce de déplacement ou de tentative de déplacement, comme le mouvement dérisoire de Nagg et Nell qui tentent de s’embrasser, sont omniprésentes. Et de fait, c’est le corps qui impose ses exigences et qui fonde l’aliénation au sein du couple beckettien, et pas seulement dans Fin de partie. Les personnages beckettiens sont des vieillards qui portent inscrits sur leur corps les stigmates de l’existence. Infirmités, souffrances, mutilations, tel est leur triste lot. Si l’on répertorie les troubles dont souffrent ces personnages, on est surpris de constater que ce sont toujours les mêmes. Tous marchent difficilement, ou sont impotents. En outre, certains sont aveugles ou ont de mauvais yeux. Or, on peut remarquer qu’une relation constante met toujours face à face un personnage qui souffre de troubles de la marche et qui est menacé d’impotence, et un personnage qui ne peut pas se déplacer seul. Ainsi Clov ne peut pas s’asseoir, marche difficilement, et Hamm ne peut pas se lever : ils sont complémentaires, et Hamm est pour Clov l’image de l’impotence qui le menace. En outre, une autre infirmité frappe les personnages beckettiens : les troubles de la vue. Dans En attendant Godot, Pozzo, qui porte des lunettes à l’acte I, a perdu la vue entre les deux actes, et la cécité joue un rôle essentiel dans la modification des rapports qui l’unissent aux autres personnages. Cette infirmité crée en effet une aliénation à l’autre puisqu’elle rend sa présence indispensable. Ainsi les yeux de Clov, même s’il voit mal et a besoin d’une lunette, sont indispensables à Hamm qui interroge sans cesse son compagnon sur l’état du monde extérieur. En outre, regarder son partenaire est une forme de contact privilégié, et ne pouvoir le voir préfigure la douleur qui accompagnerait la perte. Ainsi Hamm demande à Clov si le chien le regarde : regarder l’autre, c’est le faire exister. On peut ici citer une réplique de Comédie , en Anglais Play , qui va dans le même sens: « Are you listening to me? Is anyone listening to me? Is anyone looking at me? Is anyone bothering about me at all? « . Enfin, on peut ajouter que le corps impose aussi une aliénation à l’autre du fait de la nécessité de se nourrir. C’est pourquoi Clov, le plus valide, ne peut quitter Hamm, puisque c’est Hamm qui détient la clé du buffet. C’est pourquoi aussi la nourriture occupe une place importante dans la pièce. 

 

Les souffrances physiques et les infirmités rendent donc les personnages dépendants les uns des autres, ce que Roger Blin traduit ainsi : « Ils sont liés, organiquement, par une espèce de tendresse qui s’exprime avec beaucoup de haine. «. Cependant ces souffrances permettent aussi d’entretenir d’autres formes de relation. L’interrogation relative à l’état de santé du corps de l’autre constitue un topos du dialogue beckettien : les souffrances les rapprochent, même si elles ne sont pas les mêmes. Aussi, plusieurs fois Hamm s’inquiète-t-il de la santé de Clov, comme dans l’échange de répliques suivant que l’on trouve deux fois dans la pièce :

Hamm : - Comment vont tes yeux ?

Clov : - Mal.

Hamm : - Comment vont tes jambes ?

Clov : - Mal.

Clov aussi s’inquiète de la santé de Hamm  et de Nell; Nagg et Nell s’interrogent sur leur état de santé respectif. Il est rare cependant que l’un ou l’autre se plaigne : peut-être est-ce Clov, le moins atteint, qui geint le plus, et Nell, qui va mourir la première, répond : « Tant mieux, tant mieux. « en constatant que leur vue a baissé. Il n’y a donc pas, dans ces dialogues, la recherche d’un pathétique, mais plutôt l’expression d’une réalité inéluctable. 

Cette image dégradée des corps, si elle donne une représentation d’une humanité diminuée, amoindrie, correspond aussi à une loi de la nature, traduite par Hamm : lorsque Clov lui dit qu’ « il n’y a plus de nature «, Hamm lui apporte ainsi la contradiction :  « Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdons nos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux ! « Respirer, changer, c’est vivre, mais la vie implique aussi le vieillissement, et le corps est donc une dimension essentielle de la condition humaine. La dégradation du corps correspond aussi à la dégradation du monde extérieur : lorsque Clov « braque la lunette sur le dehors «, tout est « mortibus « ; dans le refuge survivent encore une puce et un rat, mais Clov se hâte de les exterminer. Peut-être dehors y a-t-il un enfant, immobile, mais on n’est pas sûr qu’il existe vraiment. Ces infirmités, cette déliquescence physique des personnages accompagnent le dépérissement du monde et traduisent l’usure du temps. Le caractère inéluctable de cette progression est exprimée par Hamm, dans une tirade où il prédit à Clov : « Un jour tu seras aveugle... «. Et cette progression est déjà engagée, comme le montre le dialogue entre les deux protagonistes :

Hamm : - [...] Comment le saurais-je, si tu étais seulement mort dans ta cuisine ?

Clov : - Eh bien ... je finirais bien par puer.

Hamm : - Tu pues déjà. Toute la maison pue le cadavre. 

Clov : - Tout l’univers.

Ces personnages sont donc les derniers représentants d’une humanité qui va vers sa fin, vers la « fin de partie «. Mais ils sont aussi chaque homme face à l’idée de la mort, comme l’est le roi Bérenger dans la pièce de Ionesco, Le Roi se meurt : un homme comme tous les autres, qui se dégrade, qui a peur, et qui voit son royaume s’effondrer, au sens propre, autour de lui.

Au-delà de ces interprétations, on peut aussi remarquer que l’impossibilité de se mouvoir et de voir permet à Samuel Beckett de traduire une autre dimension de la condition humaine : celle de l’espace. En effet, voir, se déplacer, c’est prendre conscience de ce qui nous entoure, c’est prendre la mesure des choses et des lieux, c’est trouver sa place. D’où l’obsession de Hamm à se trouver au centre ; d’où les mots qu’il prononce dans la tirade prophétique qu’il adresse à Clov : « L’infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. «. Ne pas pouvoir se situer physiquement dans l’espace, par la marche, par les sens, c’est peut-être ne pas même savoir si l’on est vivant. Et c’est en cela aussi que l’infirmité occupe, dans l’oeuvre de Samuel Beckett, une fonction théâtrale : il est sans doute trop simpliste de n’y voir qu’une métaphore de la condition humaine et de son impuissance. Entravés dans leur corps, les personnages n’ont plus que la parole. Leurs corps occupent la scène, le centre pour Hamm, l’avant-scène à gauche pour Nagg et Nell, tandis que Clov parcourt l’ensemble du plateau de sa démarche raide. Entravé, infirme, malade, le corps devient plus visible, présent, la parole est toute puissante. 

 

Fin de partie illustre donc bien la constatation que le corps souffrant est un motif essentiel de l’oeuvre de Beckett, mais, contrairement à ce qu’affirme Marcel Achard, qui s’indigne devant « les femmes-troncs et les habitants de poubelles de Samuel Beckett «, ce motif permet à son auteur de montrer, certes, des relations d’aliénation entre les personnages, mais aussi de mettre en scène certains aspects de la condition humaine. C’est un constat que fait l’auteur, il ne s’agit pas nécessairement de « tragédie du désespoir « ou d’ « horizons bouchés « : les personnages de Beckett ne montrent pas que « la vie [ne] va[ut pas] la peine d’être vécue «, ils montrent ce qu’est la vie.

 

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