« La raison du plus fort est toujours la meilleure »
Publié le 05/12/2010
Extrait du document
Introduction
« La raison du plus fort est toujours la meilleure «
La Fontaine choisit de mettre en relief cette affirmation proverbiale en la plaçant au début de son apologue Le Loup et l’Agneau. Cette fable, « objet parfait « selon André Gide, met en scène un dialogue entre le « fort «, le loup, et le « faible «, l’agneau. L’issue de leur rencontre ne fait pas de doute : l’agneau est dévoré par le loup après avoir inutilement avancé des arguments logiques.
La raison renvoie au mode de penser de l'homme et définit ainsi la faculté de raisonner, de combiner des concepts et des jugements. L'idée de raison appelle aussi celle de cause, d'explication, mais aussi d'argument destiné à légitimer un jugement ou un acte, pour se donner raison, c'est-à-dire se donner l'avantage moral sur son adversaire. Seul un être doué de raison, peut avancer des raisons pour se justifier.
Quant au terme « fort «, il insiste sur la notion de puissance, de force, d’assurance et de manifestation d’autorité, d’ascendant sur autrui, de rigueur et de violence.
La meilleure raison (soulignée par le superlatif dans la proposition) est donc celle qui va l'emporter sur les autres, mais non pas forcément par son caractère moral et qui n’admet pas d’exceptions.
Dire que la raison du plus fort est toujours la meilleure (sans exception), c'est dire que le plus fort a raison de (c'est-à-dire domine) son adversaire quelles que soient ses raisons. Mais cela lui donne-t-il raison pour autant ? La meilleure raison l’est-elle par rapport au simplement utile dans l'instant ou au vraiment utile, à ce qui importe ?
1. Il nous faut par conséquent commencer par redéfinir les critères de « la raison «, afin de saisir toutes ses implications.
2. A la lumière de ces définitions, nous pourrons affirmer que ces raisons, pour toutes bonnes qu’elles sont, ont besoin de la force pour s’imposer et pour assurer leur efficacité.
3. Enfin, nous terminerons en ré-envisageant le terme de « fort « et nous verrons que « la raison du plus fort « ne peut jamais être la meilleure. le « plus fort « a conscience de sa faiblesse et s’incline devant le « plus faible «
I. Qu’est-ce que la Raison ?
Dans l'affirmation proverbiale "la raison du plus fort est toujours la meilleure", le mot raison aurait pu se mettre au pluriel : les raisons. Ce sont les arguments, les justifications invoquées pour se donner raison, c'est-à-dire se donner l'avantage moral sur son adversaire. Il ne s'agit pas ici de la raison comme faculté, comme dans la définition " l'être humain est un être doué de Raison ". Cependant, seul un être doué de Raison (la faculté) peut avancer des raisons (produites par la Raison) pour se justifier.
Les raisons que l'on se donne d'agir de telle ou telle façon peuvent être bonnes ou mauvaises. La meilleure raison (superlatif) est celle qui l'emporte sur toutes les autres.
Mais qu'est-ce que la raison ? Il y a plusieurs interprétations possibles :
1. Une raison que l'on ne peut pas rationnellement rejeter parce qu'elle est vraie dans l'ordre de la connaissance (raison théorique) Une raison qui suffit à donner l'avantage à celui qui l'invoque. L'homme est un animal raisonnable : il raisonne. Les actions humaines n'ont pas seulement des causes naturelles, elles ont aussi des motifs rationnels. Justifier une action par des raisons, c'est montrer que tout être raisonnable capable de comprendre ces raisons aurait agi de la même façon. Les raisons, si elles sont bonnes, c'est-à-dire vraies ou justes, entraînent l'adhésion, l'accord des volontés.
2. Ou une raison que l'on ne peut pas raisonnablement rejeter parce qu'elle est juste dans l'ordre de la morale (raison pratique).
Si une morale est considérée comme universelle, c’est-à-dire comme ayant des critères moraux universellement partagés, la raison sera universellement partagée. Mais le terme « meilleure « apparaît dans ce cas comme subjectif et ne peut pas faire l’objet d’un accord universel. La raison invoquée par les nazis pour justifier l’holocauste n’est pas acceptable sur le plan moral et pourtant elle s’est imposée dans un pays et est encore utilisée par certains groupuscules d’extrême-droite.
Cette définition de la « meilleure raison « n’est donc pas complète et n’est pas valable dans la réalité.
En effet, si l’on reprend l’exemple de la fable de Jean de la Fontaine, "le loup et l'agneau", le loup se justifie par de fausses raisons auprès de l'agneau : même les raisons les moins bonnes peuvent permettre de justifier une action ; la force permet, par un recours à la contrainte, d'imposer et de faire respecter un pouvoir illégitime. Il convient donc de réévaluer la citation et de prendre son sens le plus évident : le plus fort a toujours raison des autres, il les domine.
II. Rapport entre force et raison, la raison du plus fort est la meilleure car la plus efficace.
a) Si l’on se réfère à la réalité, la raison du plus fort a une domination incontestable.
Si l’on se conforme à la réalité, il n’existe que des rapports de force.
Devant l’impuissance actuelle des institutions internationales à faire respecter les principes et
les valeurs votés par les Nations-Unies et péniblement mis en place depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, devant les violations répétées de l’instance juridique par les forces économiques de la globalisation, et en dehors des « Casques Bleus « qui pour le moment ne semblent destinés qu’à jouer les gardiens du statu quo, la force semble dominer
Dans le monde animal, seuls les plus “forts” , c’est-à-dire les mieux adaptés , survivent en dominant et en éliminant les autres ( y compris à l’intérieur des espèces )
Ainsi, dans l’état de nature, l'on peut retrouver cette idée qui mène d'ailleurs à celle de
« guerre de chacun contre chacun « en raison de la précarité et de l'injustice qui caractérisent cet état qui n'est que rapports de forces ; dans l'Etat de nature, c'est en effet à la loi du plus fort que l'on obéit et à qui l'on donne systématiquement raison.
Le plus fort parvient cependant à imposer ses idées par la violence et finit par les ériger en pouvoir, auquel le temps et donc l’habitude finissent par donner une sorte de légitimité.
La raison et la force semblent donc être liées par une efficacité, une « usurpation raisonnable « qui assure la paix sociale aux populations et qui garantit un certain équilibre.
Et on peut dire, à la suite de Hobbes que "Les conventions sans le glaive ne sont que des paroles."
b) La raison du plus fort est la meilleure car la plus rapide
Le plus fort est toujours un petit nombre d’individus à même de prendre rapidement des décisions. La raison du plus fort est donc toujours la meilleure car la plus rapide.
Cela a pu se remarquer notamment lors du conflit en 1991 en ex-Yougoslavie, l’Organisation des Nations Unies a été impuissante à régler le conflit par des décrets et des résolutions et c’est l’intervention militaire des Etats-Unis qui a permis de rétablie le calme.
c) La raison du plus fort, un renversement des valeurs morales.
La raison du plus faible n'est alors jamais assez bonne puisqu'elle ne suffit pas pour s'imposer. Le plus fort, au contraire, quelles que soient ses raisons, n'a-t-il pas toujours raison de son adversaire ? En ce sens, il a toujours raison : il gagne toujours. On assiste alors à une course effrénée pour devenir le plus fort et réussir à dominer les autres : « Puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort «, au détriment parfois de la vérité, de la logique ou de la morale. Athènes, par exemple, dès lors que respecter les idéaux dont elle se réclamait était un obstacle à sa volonté de puissance, n’a pas hésité à les trahir. La raison ne résiste ainsi pas à la force.
Cependant, cette vision est par trop réductrice.
La force aveugle et brutale ne peut pas permettre une domination sans exception et la raison du plus fort ne peut pas être la meilleure car elle déroge à la définition de la moralité.
III. La raison du plus fort n’est pas la meilleure
a) la force n’est pas une raison, c’est une simple cause.
Peut-on dire alors persister de dire que c'est la raison du plus fort qui est la meilleure ? La force n'est pas une raison, c'est une simple cause. Donc la raison du plus fort n'est jamais la meilleure parce que ce n'est pas une raison. Ainsi, dit Rousseau : "Si on obéit par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir". La soumission obtenue par la force est fondée sur la peur et non sur la raison. Je n’adhère ainsi pas volontairement et de plein gré à l’idée formulée, qui ne peut ainsi pas être considérée comme meilleure car elle souffre des objections.
b) la force physique peut être « balayée « par la force morale ; problème de la temporalité de la force
La notion de « raison du plus fort « apparaît comme contradictoire car le plus fort ne l’est jamais assez pour ne pas être un jour victime de ce qu’il préconise. La raison du plus fort est ainsi temporelle et change au gré des alliances, des ruses et des conjonctures.
La force, en elle-même, a aussi sa fragilité : elle peut être à tout moment renversée par une autre force. Car dans la force, il n'y a pas de paix. Ainsi remarque Rousseau, "sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement ; et, puisque le plus fort à toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort." L'apparence de justice n'ajoute donc rien à la force. Si la force règne, elle n'a que faire de la justice.
La force, quant à elle, a l'avantage d'être "très reconnaissable et sans dispute" immédiatement ou quasi immédiatement. Mais cette reconnaissance est plus ou moins éphémère. Un fort gaillard deviendra un vieillard indigent ; un pays peut perdre sa suprématie militaire ou économique, par accident, par régression démographique, par une catastrophe économique…
La domination physique est ainsi de courte durée et laisse souvent le place à la Raison du plus fort, c’est-à-dire du plus raisonnable et intelligent.
Dans l’histoire des sciences, des chercheurs ont souvent commencé par avoir raison « seuls contre tous «, comme Pasteur ou Galilée. De même, Gandhi en Inde a triomphé de l’Empire britannique sans avoir recours à la force physique.
c) Le plus fort reconnaît sa faiblesse vis-à-vis du faible
Si l’on reprend la fable de La Fontaine, le loup veut avoir le droit de manger l’agneau et devant l’échec de son argumentation, a recours à la force physique.
Mais c’est finalement l’agneau qui a raison car la véritable force est morale. La défense du plus faible fait ressortir la faiblesse du plus fort vu qu’il n’arrive pas à renier les valeurs morales et les arguments logiques de sa victime, qu’il rejette dans son discours.
La victoire de l’agneau est marquée par la fuite du loup « au fond des bois «, la honte l'empêchant de le dévorer au grand jour.
De même, le fait que le loup cherche des arguments pour justifier qu'il dévore l'agneau est déjà un progrès par rapport à la violence brute de celui qui engloutirait sa victime sans dire un mot. Ce besoin de justifier son agressivité et de la présenter comme une riposte légitime révèle que le loup est conscient que la violence pure est inacceptable car les conduites entre individus doivent être guidées par la raison.
d) Le fort cède au faible dans son propre intérêt
La Raison conduit le plus fort à reconnaître son droit au plus faible, quand bien même celui-ci ne disposerait d’aucune force pour le faire valoir car il est de l’intérêt du plus fort que les lois, ou les raisons, soient justes, dès lors qu’il peut se retrouver un jour dans la position du plus faible.
Certains dirigeants profitent de leur pouvoir pour établir des lois d’impunité, en prévision de leur sortie de la scène politique et pour éviter un procès.
e) La raison du plus fort ne peut pas être la meilleure car elle ne repose sur rien
La force peut simuler la raison, mais jamais la remplacer, car le masque finit toujours par tomber, le plus difficile étant de déceler le masque ou d'apprendre à le déceler par soi-même: « sortir de la minorité, apprendre à penser par soi-même et devenir majeur «, pour reprendre les termes de Kant. Si forte que soit l'oppression et si soumis que soient les opprimés, Kant dit que, dans la masse oppressée acceptant passivement, en "mineur", sa tutelle, il y en aura toujours quelques-uns pour sortir de leur minorité intellectuelle dans laquelle les enferment leurs tuteurs (les dictateurs), et pour exercer leur liberté de penser et renverser la domination.
La force l'emporterait donc à court terme et la raison à long terme.
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