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La question agraire dans les pays andins

Publié le 22/02/2012

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2 août 1953 - Dans la région d'Ayacucho, au Pérou, où se livra en 1824 une bataille décisive pour l'indépendance de l'Amérique latine, les Indiens chantent encore cette complainte : J'ai été conçu par une nuit de tourmente, La pluie et le vent furent mon berceau, Personne n'a pitié de ma misère... Maudite soit ma naissance! Maudit soit le monde ! Maudit moi-même ! L'Indien est triste. Triste et résigné. C'est le contraire d'un révolutionnaire, car ses conditions de vie sont trop misérables pour qu'il puisse seulement imaginer une amélioration de son sort. Il est apathique. On peut supposer qu'il regrette la rigoureuse sécurité de l'Inca. Quien sabe ? Il ne parle pas espagnol, mais le rugueux dialecte aymara ou bien le quechua aux intonations poétiques. Il est doux et sans véritable curiosité. En Equateur, un gouverneur effectuait récemment une tournée. Avisant un groupe d'Indiens sur une terre, il leur demanda : " Comment s'appelle le président de la République ? " Les Indiens, souriants, le chapeau à la main, répondirent avec ensemble : " Quien sera, patron! " (Qui cela peut bien être, patron!)... Le féodalisme créole Le patron, ce n'est pas seulement le maître du domaine, c'est pour l'Indien tous ceux qui lui paraissent d'une condition supérieure. Parfois pourtant, il se révolte. Depuis l'arrivée des conquistadores l'histoire de l'Amérique indienne est jalonnée de soulèvements désespérés et sanglants, qui ont toujours échoué en raison même de leur caractère anarchique. Mais aucun gouvernement ne peut plus ignorer que le problème de la terre est à l'arrière-plan de toutes les luttes politiques en Amérique latine. C'est un continent de paysans, et de paysans pauvres. Il ne sert à rien d'industrialiser un pays sous-développé si l'écart ne doit cesser de grandir entre une classe ouvrière en formation, privilégiée, et les masses toujours misérables des péones. L'industrialisation, certes indispensable, ne peut aboutir qu'au seul enrichissement d'une nouvelle bourgeoisie industrielle si elle ne s'accompagne pas en même temps de la destruction des vieilles structures féodales à la campagne. Car la plaie de l'Amérique latine-héritage de la conquête-c'est le latifundisme. Le féodalisme créole a simplement remplacé le féodalisme colonial. Estancias argentines, fazendas brésilienne ou fincas colombiennes ont souvent des extensions considérables. A la fin du dix-neuvième siècle, 80 % des terres en Amérique latine appartenaient encore à 10 % de la population. Six cents familles au Chili, deux mille en Argentine, fazendas brésiliennes aussi étendues que l'Angleterre, la situation est partout la même, encore aggravée, dans les Caraïbes par exemple, par l'intervention des compagnies étrangères, qui doivent disposer d'immenses réserves de terres pour l'exploitation des fruits tropicaux. La conséquence du latifundisme est que l'on cultive peu et mal. La mono-production (par exemple le café en Amérique centrale, en Colombie et au Brésil, le pétrole au Venezuela, l'or et l'étain en Bolivie) aboutit à ce paradoxe de pays à l'agriculture potentiellement très riche qui doivent importer des produits alimentaires. Aussi longtemps que l'Amérique latine a été relativement peu peuplée, ces carences n'ont pu provoquer de famines catastrophiques analogues à celles qui ont ravagé et ravagent encore l'Asie surpeuplée. Mais au quinzième siècle, l'Amérique latine est le continent dont le développement démographique est devenu le plus rapide du monde entier. Il arrivera donc un moment-pas nécessairement très lointain-où l'implacable réalité s'imposera aux dirigeants. Cela est pratiquement vrai des trois pays andins : Equateur, Pérou et Bolivie. Dans ces trois pays la condition des travailleurs agricoles est encore aggravée par le système du huasipongo (le mot vient du quechua puncu, la porte. Le huasipongo est l'Indien qui doit dormir derrière la porte du maître pour monter la garde). Avec le huasipongo l'Indien est un véritable serf attaché à la terre du patron, qui travaille en échange d'une infime parcelle, où il a théoriquement le droit de faire ce qu'il veut. Encore faut-il qu'il en ait le temps! Tout dépend évidemment, avec ce système, de la bonne volonté du patron. Le huasipongo est plus développé en Equateur qu'au Pérou (où subsistent de fortes communautés indigènes) et en Bolivie (qui poursuit une expérience de réforme agraire depuis août 1953). Dans les trois pays les dirigeants ont compris la nécessité d'inclure dans le circuit économique des millions d'indigènes vivant pratiquement en autarcie et de poursuivre l'industrialisation. Car les deux objectifs sont devenus inséparables. Prenons le cas de l'Equateur. Jusqu'à l'ouverture du canal de Panama, c'est un pays isolé. Une seule culture principale, le cacao (premier producteur mondial en 1920). 30 millions d'hectares pourraient être cultivés, mais c'est à peine si 5 % de cette surface le sont. La majorité de la population est occupée à des activités primaires. Il faut diversifier l'économie : riz, café, bananes. Ce n'est pas impossible. Les terres du littoral côtier sont extraordinairement fertiles. Mais où est la main-d'oeuvre? Dans la sierra. Il faut l'attirer à la côte. C'est moins facile parce qu'il faut convaincre les Indiens, qui ne descendent pas volontiers du haut plateau dans les terres chaudes et humides. Un nouveau Pérou Un nouveau Pérou est né au début du siècle. L'industrie minière y a pris un essor considérable; boom du pétrole et du caoutchouc dans le Nord, extension des plantations de canne à sucre, de coton et de riz dans le Sud. Parallèlement à l'extension des mines; pétrole (douzième producteur mondial), argent, zinc, (premier producteur en Amérique du Sud), plomb, cuivre, or, fer, l'industrie péruvienne a connu un développement considérable dans les quinze dernières années. On compte déjà six cent mille travailleurs dans l'industrie (textile, alimentaire, pâte à papier, industries chimiques). Malgré cette richesse nouvelle, qui fait du Pérou l'un des pays d'Amérique du Sud aux perspectives économiques les plus brillantes, la question agraire demeure préoccupante pour les mêmes raisons que dans les autres pays andins. Le tiers des terres cultivées se trouve sur la côte. Dans son ensemble, l'agriculture péruvienne demeure une agriculture de subsistance. Et le déséquilibre croissant entre la côte et la sierra (où vit pourtant encore plus de 60 % de la population) préoccupe justement le gouvernement de Lima. L'exemple bolivien Reste la Bolivie. C'est des trois pays andins le seul qui ait officiellement proclamé la réforme agraire. C'est le seul qui ait décidé de redistribuer la terre selon des normes plus rationnelles et plus humaines. Je visitais les mines d'étain de Milluni, en Bolivie, à 4 600 mètres d'altitude. Le chef de chantier, un Bavarois taciturne, m'avait d'abord entraîné dans les galeries où chuintaient des ruisseaux glacés. Un instant on apercevait sous les casques les larges visages bruns des ouvriers. Et chaque fois le même salut : " Adios, companero ! " (Salut camarade !). Où était la servilité des hommes de l'altiplano et leur obséquieux : " Buenos dias, patron! "...? En sortant de l'étroit boyau, le jour parut encore plus cru. Le Bavarois s'était arrêté, arrachant machinalement la boue ocre qui maculait ses bottes. Il regardait les ouvriers : " Actuellement ce sont eux qui commandent, dit-il lentement. Ici il y a cinq cents ouvriers. Cent cinquante d'entre eux au moins ont des mausers et des munitions... Demain, s'ils voulaient! Ces hommes-là ont sauvé la révolution il y a trois ans. Un soir les milices ouvrières ont quitté Milluni. A La Paz les combats de rue faisaient rage. L'issue était incertaine... Leurs intervention a été décisive ". Non, la révolution bolivienne du 9 avril 1952 n'a pas été une révolution comme les autres. Rien d'un pronunciamiento! Elle a été faite véritablement par le peuple. Trois jours de combats et 1 500 morts ! Elle a installé au pouvoir un gouvernement, celui du professeur d'économie politique Paz Estenssoro, qui poursuit depuis trois ans l'une des expériences les plus difficiles et les plus passionnantes de toute l'Amérique du Sud. Car ce qui se passe ici n'intéresse pas seulement la Bolivie, isolée, méconnue, tragiquement adossée aux Andes. Avec la malheureuse guerre du Chaco en 1932, la Bolivie a été un peu plus mutilée, un peu plus repoussée vers les Andes. Au cours de cette guerre, les Indiens de l'Altiplano ont été décimés. Mais de cette épreuve va sortir la " génération du Chaco ", une génération amère, déçue, qui fournit des cadres au Mouvement national révolutionnaire, fondé par Paz Estenssoro en 1942. Le MNR s'empare une première fois du pouvoir en 1943. Comme l'aprisme au Pérou, c'est un parti de la classe moyenne. Comme l'aprisme, c'est un mouvement sans doctrine rigoureuse, essentiellement nationaliste, où l'on retrouve des influences socialisantes et fascisantes. Au début les sympathies du MNR pour l'Allemagne nazie ne sont pas niables. Chassé une première fois du pouvoir en 1946 (Estenssoro s'enfuit en Argentine, ce qui le fera soupçonner plus tard de péronisme), le MNR y revient plus puissant que jamais grâce cette fois à l'action des syndicats ouvriers, qui font leur entrée sur la scène politique bolivienne. La réforme agraire, proclamée le 2 août 1953 par le gouvernement Estenssoro, est un exemple pour toute l'Amérique latine, et tout particulièrement pour les pays andins. Pour les Etats-Unis il s'agit de savoir si le seul pays possédant d'importants gisements d'étain en dehors de l'Asie du Sud-Est pourra définitivement briser les structures féodales du passé sans être menacé par le communisme. Pour l'opposition conservatrice et les seigneurs de l'étain réfugiés à l'étranger, il n'y a pas de doute : la Bolivie est déjà communiste, la propriété privée est en passe de disparaître, la religion est persécutée et des milliers de prisonniers politiques (au moins six mille) sont parqués dans les camps de concentration de l'Altiplano balayé par les vents. Cette opposition, intérieure ou extérieure, a fomenté depuis trois ans quelques coups d'Etat qui ont tous échoué. Mais on s'aperçoit vite sur place que la menace la plus immédiate qui pèse sur la Bolivie est d'abord celle d'une asphyxie économique. Décidée au lendemain de la victoire d'avril 1952, la nationalisation des grandes compagnies d'étain (Patino, Arramayo, Hochschild) n'est proclamée qu'en octobre de la même année, six mois plus tard. Le gouvernement, qui hésite, ne s'y résout qu'en raison de l'agitation croissante des syndicats. Visiblement le MNR (association hétérogène d'une classe moyenne dynamique et de mouvements ouvriers dont les dirigeants les plus actifs ne sont pas communistes, mais trotskistes) a peur de se laisser entraîner dans l'engrenage de revendications populaires trop rapides. " Peones " contre " patrones " En outre, la nationalisation tombe au mauvais moment. Avec la fin de la guerre de Corée les cours de l'étain vont s'effondrer. Une inflation, qui n'est comparable qu'à celle du Chili, s'amorce. En 1955 le dollar US, coté encore à 600 bolivianos un an et demi plus tôt, dépasse la cote 2 000. Enfin une menace encore plus grave est apparue. La production bolivienne d'étain se compose pour une moitié d'un concentré pur, facile à fondre, pour l'autre moitié d'un concentré d'une teneur de 20 % à 30 % d'étain qu'une seule fonderie au monde peut utiliser, celle de Long-Horn, dans le Texas... Mais la fonderie de Long-Horn doit être fermée ou vendue avant la fin de cette année en raison d'un déficit croissant. Cela signifie que la Bolivie risque de se trouver bientôt avec la moitié de sa production d'étain inutilisable. C'est également l'agitation indienne qui a incité le gouvernement à promulguer la réforme agraire. En août 1953 il a décidé que les grandes propriétés inexploitées ou insuffisamment exploitées seront réparties entre les travailleurs agricoles qui y vivaient auparavant sous le système féodal du pongage. Seules les petites et moyennes propriétés ne sont pas touchées par la réforme. Là encore le gouvernement a compris la nécessité de se hâter lentement pour éviter les catastrophes. Bien souvent, pourtant, les peones n'ont pas attendu. Dans les régions de Cochabamba et du lac Titicaca, ils se sont parfois approprié d'autorité les terres des patrones dont quelques-uns étaient exécrés. Estenssoro joue un jeu difficile. Il doit calmer les uns et remanier l'enthousiasme des autres. Par la fenêtre de son bureau il peut apercevoir sur la plaza Murillo le candélabre où Villaroel, héros du MNR, a été pendu en 1946 par des Indiens et des métis surexcités, déçus par les lenteurs du premier gouvernement de Front populaire. Il a deux atouts sérieux : le pétrole et l'aide américaine. Les réserves pétrolifères de la Bolivie sont parmi les plus importantes du monde. Déjà le pays exporte en Argentine et au Brésil. L'aide américaine a été facilitée par la visite à La Paz en 1953 du docteur Milton Eisenhower et ensuite de M. Henry Holland, alors sous-secrétaire aux affaires interaméricaines. 14 millions de dollars ont été accordés par Washington au gouvernement bolivien pendant l'année fiscale qui prenait fin le 30 juin 1954. Une somme de 16 millions de dollars est prévue pour la prochaine année fiscale. Le gouvernement américain a promis en outre de racheter toute la production bolivienne d'étain stockée jusqu'au 30 mars dernier. C'est loin d'être suffisant. Estenssoro est-il prêt à donner d'autres apaisements aux Etats-Unis pour sauver son pays du chaos économique ? C'est toute la question. " A ceux qui réclament la nationalisation de toutes les industries, je réponds que cela reviendrait à nationaliser la misère. Nous faisons une révolution nationaliste et non une révolution communiste ", a-t-il dit. L'allusion est claire. Il n'y a guère plus de trois mille communistes en Bolivie. Mais les trotskistes du POR (parti ouvrier révolutionnaire) sont autrement plus incisifs, plus proches des milieux ouvriers et syndicaux que le minuscule PIR stalinien. Ils sont peut-être les seuls en Bolivie à savoir exactement où ils vont. Après avoir favorisé l'accession du MNR au pouvoir, ils ont adopté une attitude de critique, sinon d'opposition complète. Leur influence a été considérable au cours des derniers congrès syndicaux de La Paz. Pour la première fois en Amérique du Sud une lutte est engagée entre un mouvement nationaliste représentant la classe moyenne (composée en majorité de métis) à peine installée au pouvoir, et un groupe marxiste visant à l'émancipation totale du peuple indien, un groupe qui brandit de nouveau le drapeau presque partout abandonné de la " révolution permanente ". MARCEL NIEDERGANG Le Monde du 19-22 août 1955

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