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LA PHILOSOPHIE DOIT- ELLE ALLER CONTRE LE SENS COMMUN?

Publié le 01/03/2011

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PHILOSOPHIE DOIT- ELLE ALLER CONTRE LE SENS COMMUN?

Le sens commun cultive le préjugé ou l'opinion majoritaire. Nativement réaliste, il est trivialement vrai. On comprend qu'il soit frappé d'interdit philosophique. La philosophie exige analyse et clarification là où le sens commun se complaît dans l'épaisseur des mots et la compacité des opinions. La philosophie en effet dont tous les énoncés sont des objets de pensée veut le concept et l'idée. Elle veut la langue idéale que le sens commun identifie avec un ensorcellement de la raison par le langage de l'intelligence. Le bon sens trivial séjourne dans la vision du monde plus ou moins ferme, plus ou moins étayée par des adhésions immédiates du jugement à la réalité. La philosophie lui apparaît orgueilleuse, indifférente ou méprisante à l'égard de ce qu'elle tient pour la santé du bon sens, consistant en fait dans la croyance à l'expérience ordinaire du fait. On voit immédiatement le conflit entre ces deux ordres hétérogènes. Aussi s'agit-il d'interroger cette distance de la philosophie à l'encontre du sens commun. Est-elle ce mépris indifférent incriminé par l'homme ordinaire ou relève-t-elle d'une distance intellectuelle qui énonce des raisons avant de formuler ses adhésions ?
 
Le sens commun apparaît comme un art d'être persuadé. En effet, connaissance empirique, le sens commun prend racine sur le fond de la croyance individuelle et collective qui veut de bonnes raisons de douter mais sans douter de soi. Pour le philosophe, ces énoncés allant de soi, non fondés objectivement mais subjectivement déterminants, ne sont pas sans passion, sans sentiment, sans illusion, d'où leur faiblesse cognitive devant la complexité des situations. Leur cadre logique reste implicite et non analysé. Leur principe est simpliste : à chacun sa vérité. Leurs explications sont globales et globalisantes, leur langage se complaît dans l'image ou l'hyperbole. Le sens commun se contente de vérités admises, vraies selon la vérité triviale de la vie, d'où son réalisme, son relativisme, son mobilisme.
S'il a un statut de connaissance, cette connaissance reste empirique. Son universalité reste vide ou vague. Vivant de souvenirs privés ou collectifs, son énoncé relève d'une expression simpliste et naïve, plus ou moins probable, plus ou moins lâche. Même éloquent, il séjourne dans la paresse des mots, persiste à son insu dans l'attitude préréflexive qui est immanente au dispositif anatomique et au comportement général humain. Universalité vague et particularité empirique s'y mélangent confusément. Par son bavardage, il importe de la sensation dans le discours ; il fait pâtir le sujet en annulant du même coup l'objet. Dans le sens commun nous ignorons qui parle et de quoi le sens commun parle. Ses affirmations, ses perceptions, ses énoncés s'inscrivent dans l'urgence et visent à l'immédiatement avantageux. Pour le philosophe sa connaissance est un faux semblant de connaissance parce qu'il est passivité et passion, inclination qui ont pour effet le gauchissement de la représentation intellectuelle. En fait sa connaissance est jouissance.
Le sens commun cultive en effet le malentendu, les effets elliptiques, la connotation, en toute méconnaissance, d'où ses inclinations pour le \"c'est comme çà\". Ses représentations sont incomplètes, contradictoires, inconséquentes. Ses bonnes raisons restent sans analyse, ses conclusions sans prémisse. Le sens commun nous apparaît bien être un manque d'esprit. Il est en cela erreur parce que sans démonstration valide, sans argumentation solvable, sans enchaînement conceptuel conscient. Il mobilise d'ailleurs des a posteriori divers et polymorphes. Il est comme une hydre dont les têtes tranchées renaissent sans cesse si on ne les abat pas d'un seul coup.
Mais si le sens commun a ses errances, la conscience intellectuelle n'est pas sans dogmatisme. Elle peut produire des idées fausses dans le cadre de ses raisons. Elle a ses évidences acquises avec leur conclusion forte ou faible. Un cadre logique rigide contraint son argumentation, elle a un dispositif de principes qui oriente autoritairement son développement. Comme toute production de l'esprit, elle a ses conditions d'apparition, ses contraintes, ses exigences et ses obligations. Quand la philosophie disqualifie le sens commun, n'est-ce pas au nom d'un terrorisme ou d'un théoricisme, en fait par arrogance ou par outrecuidance ?
 
C'est que la connaissance n'est pas jouissance. Elle veut saisir les causes et les principes qui président à l'expérience. En effet, dans le sensible surgit de l'intelligible. Par une investigation rationnelle, la philosophie veut la domination du sensible et le pouvoir sur le sens commun qui séjourne, quant à lui, dans le sensible où sont imbriquées les passions vitales de l'agrément et de l'utile. La philosophie veut le désir de la raison et son accomplissement, tandis que le sens commun est vital et naturel. Il s'agit pour la rationalité de la philosophie de voir le réel et non de s'adonner aux fluctuations instables des choses spatio-temporelles. La vérité pour le regard de la philosophie s'impose d'elle-même à tout être de raison par les nécessités logiques de la démonstration. La cause en ce sens est forme et la forme est un acte d'intellection de l'essence qui persiste sous les figures de l'expérience. Cette recherche de la cause se fait sur le mode discursif qui détermine, enchaîne, explicite les propositions pour épanouir en l'homme la rationalité de l'homme de bien.
On voit bien que la philosophie veut le principe comme une condition d'élaboration des concepts. Elle consiste à actualiser l'intelligibilité du réel dans le discours. Elle est connaissance qui a la sagesse pour vocation. La philosophie se veut compréhensive : elle pense tous les cas sous l'universel. Elle est une connaissance la plus éloignée du sensible, d'où son exactitude suprême à propos des propositions les plus simples et les plus abstraites. Elle est autosuffisante et veut l'autonomie dans le changement et la contingence par le choix de la rationalité. Elle relève de la vie théorétique qui transcende l'existence fusant à travers le sens commun et le monde qui, comme la mer, assaillent le moi semblable à une épave. Elle lutte incessamment contre le sens commun, contre sa cécité spirituelle, sa passivité jugée illusoire, errante, empirique ou affairée.
Le sens commun veut en effet la réalité des sens ou de l'utile à quoi tout, selon lui, peut être ramené. Son adhésion à la réalité est immédiate, alors que la philosophie veut l'exigence théorique du vrai, l'élan moral du bien et la figure esthétique du beau, qui sont autant de formes d'émancipation à l'égard du sensible. C'est à cette condition que la réalité n'est plus sentie mais connue.
On peut certes avancer l'idée que la philosophie reste inutile ou impuissante à l'encontre du sens commun. Elle juge en effet de l'intérieur de la raison ce qui lui est extérieur. L'homme du sens commun ne poursuit que son plaisir comme agrément et assentiment au bon sens. La raison du philosophe est, quant à elle, excès. Jugée abstraite, elle en devient incommunicable. Ployée ou pliée au multiple, elle serait cependant vite inconnaissable. Le sens commun comme communauté du bon sens ne serait-il pas un juste milieu fait d'intellectuel et d'affectif, sans être ni l'un ni l'autre, et qui contribuerait à l'excès de raison qui est aussi défaut de raison ?
 
Il y a bien une vertu du sens commun car il est sagesse pratique. Elle est bâtie sur le fond de l'expérience acquise, prudente devant les conjectures et dans les conjonctures, précautionneuse devant la perplexité. La philosophie d'ailleurs dans son appel secret à l'expérience des choses invoque le sens commun comme bon sens. Le sens commun est comme de la raison appréciative. Il n'est ni préjugé ni croyance ni opinion majoritaire. Il n'est ni philosophique ni théologique. Il est réel comme le sont le fond d'expérience de la science ou la langue ordinaire. Il y a ainsi une pluralité des choses existantes ou des entités mentales dont il ne s'agit pas d'ensorceler l'intelligence.
La raison a en effet une autre finalité que la connaissance et le sens commun est même insensible à la connaissance intellectuelle : il relève plutôt d'un état d'esprit ou d'une synthèse sentimentale. Il donne en effet au sentiment l'occasion de s'exprimer. Ce bonheur est un bonheur léger, non recherché, impréparé. C'est celui de l'âme sur place qui ne va vers rien. Le sens commun est heureux sans l'avoir demandé ou conçu. Il est la raison commune dans son sens pratique. L'accord, la polyphonie incertaine dont l'euphorie n'est ni préparable ni mesurable y ont lieu sur le mode de l'unisson subjectif. Le sens commun est toujours communicable : il est fait de sensibilité, d'entendement et de raison qui nous affectent simultanément comme s'il s'agissait d'une sensation. Les Lumières n'ont-elles pas avancé l'idée de \"penser par soi-même\" qui ne relève ni de la cognition ni de la maxime ? Il est en effet de la réflexion toute simple.
L'humanité exige ainsi que les individus soient vus dans leur particularité et dans leur capacité réfléchissante en tant que telle : cette réflexion est en effet un principe invariable de la nature humaine. Si elle n'assure pas toujours la communication des consciences, elle permet la communicabilité des sujets qui jouent et présupposent toujours une présence de la raison dans le temps. Le philosophe a voulu le seul monde possible ou le meilleur des mondes possibles comme raison et idée. Le sens commun ne serait-il pas le plus petit monde possible commun aux hommes ? Il serait ainsi une occasion pour la raison d'être. Disqualifier le sens commun serait pédant, le mépriser totalitaire ; le philosophe, quant à lui, reconnaît le sens commun en l'invitant à délibérer.
 
La philosophie tient son génie de ses refus : le sens commun est une prison. N'est-il pas aussi pensée élargie, en tout cas, un refus de s'identifier à une police de la pensée ? Il s'agit de se mettre à l'écoute de ce qui ne s'entend pas, dans un bon usage du sens commun.



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