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La mimèsis didactique chez Diderot

Publié le 03/06/2013

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En France, le XVIIIe siècle est caractérisé par les bouleversements majeurs qui ont lieu dans la société en raison de l’idéologie des Lumières qui gagne le pays. Les philosophes exploitent la littérature afin de véhiculer leurs idées réformistes qui touchent toutes les sphères de l’État : la politique, la religion, la législation et même les arts. Denis Diderot, célèbre penseur des Lumières, est connu entre autres pour son roman Jacques le Fataliste et son maître[1] qui fut publié en 1796 à titre posthume et dans lequel il renverse les conventions du genre romanesque en accordant notamment à la mimèsis, c’est-à-dire au dialogue, une importance bien plus considérable qu’à la narration. Il est important de définir la notion de mimèsis avant d’exposer les fonctions relatives à son abondance dans le récit ainsi qu’à la variation de sa mise en texte. La mimèsis, terme grec traduit par « imitation «, est un concept qui fait son apparition dès la Grèce antique, notamment chez Aristote qui considère que toutes les formes d’art sont des associées à la mimèsis[2]. En narratologie, la mimèsis signifie plus spécifiquement « montrer «. Elle est définie comme le contraire de la diégèse, l’action de raconter. En d’autres termes, la mimèsis est « l’exposition de l’action d’une intrigue qui exclut absolument ou presque le narrateur[3] «. Le théâtre est le genre par excellence de la mimèsis, car les événements présentés sur scène ne sont généralement dépendants d’aucune narration, ils sont exposés tels quels. Dans un récit, la mimèsis se retrouve essentiellement dans le discours direct, car le narrateur se soustrait momentanément à ses fonctions afin de laisser les énoncés des personnages parvenir d’eux-mêmes au narrataire de l’histoire. Jacques le Fataliste et son maître se distingue des romans traditionnels par le fait que la mimèsis y occupe une place bien plus signifiante que la diégèse. Dès les premières pages, le récit est présenté comme constitué exclusivement de dialogues, qu’ils soient entre Jacques et son maître, entre les différents personnages qui racontent des anecdotes ou bien entre le narrateur et son narrataire, associables à Diderot lui-même et au lecteur du roman : « Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. — Et où allaient-ils? — Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu’est-ce que cela vous fait[4]? «. La mimèsis atteint ainsi un degré éminent puisque la narration passe obligatoirement par le discours direct, elle en est dépendante, tout le récit est montré plutôt que narré. Le dialogue possède un important caractère didactique qui est absent de la narration traditionnelle, et ce, principalement lorsqu’elle réunit deux entités antinomiques, comme un maître et son valet : « Déjà Platon dans sa République considère les vertus de la mimèsis pour l’enseignement d’une idéologie [...]. L’argumentation fictive qui découle de l’opposition des locuteurs paraît justifier parfaitement la théorie de l’auteur[5]. « Dans cette optique, Diderot s’inspire de la méthode platonicienne pour instruire son lecteur, pour lui révéler sa thèse à travers leurs échanges ainsi que ceux du maître et de Jacques. Aussi Jacques explique-t-il à son maître les bien-fondés de sa doctrine « fataliste « – aujourd’hui associée plus justement au déterminisme : Jacques : […] Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. […] Le maître : Je rêve à une chose : c’est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu’il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur? Jacques : Tous les deux étaient écrits l’un à côté de l’autre[6].   Jacques tire profit des discussions qu’il a avec son maître pour lui inculquer son idéologie, pour l’éduquer, et par extension enseigner cette doctrine au lecteur, au narrataire du roman. Ainsi, la mimèsis sert une fonction didactique en instruisant sur le contenu du récit, sur l’un des thèmes principaux du roman, soit le déterminisme. L’abondance de la mimèsis éclaire un autre aspect relatif à cette utilité éducative, beaucoup plus implicite toutefois. En accordant une telle importance au discours direct, le narrateur s’efforce de se défaire de la structure romanesque traditionnelle qu’il critique sévèrement : « Diderot est mené par un puissant désir de réformer le roman, désir étroitement lié à sa soif de vraisemblance et au vent de renouveau qui parcoure la France[7] «. Le narrateur de Jacques le Fataliste exprime d’ailleurs cette idée à de nombreuses occasions : « [...] je vois seulement qu’avec un peu de style et d’imagination, rien n’est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai[8] [...] «. La mimèsis, contre-pied des procédés diégétiques conventionnels, est donc un outil de distanciation des normes du roman. La forme accordée au récit est donc une autre leçon de la part de Diderot puisqu’elle dévoile implicitement théorie sur les écrits romanesques en invitant le narrataire à suivre une nouvelle structure qui délaisse la diégèse au profit de la mimèsis. De fait, l’abondance du discours direct dans Jacques le Fataliste et son maître est un moyen pour Diderot de répandre et d’enseigner ses différentes doctrines philosophiques et artistiques. En plus d’occuper une place de choix dans le récit, la mimèsis est dotée d’une mise en texte très particulière. En effet, le discours direct est approché de deux façons dans le roman : une méthode narrative classique, incluant tirets et incises du narrateur, ainsi qu’une forme théâtrale, le nom du locuteur précédant le discours comme dans une pièce dramatique. La présentation varie constamment tout au long du récit, parfois lorsqu’une nouvelle histoire – significative ou non – est amorcée, parfois sans aucune transition au cours d’une anecdote. Tout porte à croire que le partage des deux formes du discours s’est fait aléatoirement, mais il est possible d’y voir l’instauration d’un « certain rythme de lecture, une alternance de vitesses qui donne une nouvelle vitalité au texte [...], un effet de respiration et d’inspiration[9] «. Effectivement, bien qu’à un degré variable selon l’édition du roman, la lecture semble s’accélérer aux passages où les alinéas sont réservés aux noms des personnages et où les propos sont épurés de toute incise. Ainsi, les modifications apportées à la mise en texte de la mimèsis ne sont pas forcément indicateurs de l’importance d’un extrait, mais elles semblent plutôt viser l’équilibre du rythme extradiégétique, c’est-à-dire la vitesse de lecture, et non pas la vitesse de l’action ou de la narration. C’est pourquoi une même présentation du discours direct ne demeure jamais plus de quelques pages même si une partie du roman s’étend longuement, ce qui permet d’aérer le récit et de varier la lecture. De cette façon, le narrateur apparaît comme le maître du roman qui jouit de son pouvoir sur le narrataire, ayant la capacité de contrôler jusqu’à la cadence de sa lecture. Par ailleurs, cette idée est renforcée par une autre conséquence de l’alternance de la présentation de la mimèsis, soit la confusion qu’elle engendre chez le lecteur : « [...] Diderot se permet d’embrouiller les niveaux diégétiques[10] « grâce à l’effet visuel de la mise en texte. Plus d’une fois les récits enchâssés se confondent avec le récit du voyage de Jacques et de son maître en raison de leur aspect similaire : « Le marquis : [...] je ne puis jamais être plus malheureux que je ne le suis. Madame de la Pommeraye : Vous pourriez vous tromper. Jacques : La traîtresse! Le marquis : Voici donc enfin, mon amie[11] [...] «. Au premier coup d’œil, la réplique de Jacques semble faire partie de l’anecdote de l’hôtesse puisque aucun changement dans la forme du dialogue ne permet de différencier les deux niveaux diégétiques présents. La méprise qui en résulte prouve que Diderot s’amuse avec son lecteur, qu’il éprouve du plaisir à raconter son récit et en profite pour se moquer de son narrataire. En outre, cette démonstration de son pouvoir à travers une simple variation dans la mise en texte de la mimèsis évoque à nouveau sa critique genre romanesque, car le destinataire d’un roman se retrouve parfaitement soumis à la volonté du narrateur, l’emprise de Diderot sur le rythme et la perception du lecteur en est la preuve tacite. Tout compte fait, les changements dans la mise en texte de la mimèsis servent également à instruire sur la pensée du narrateur, car l’influence considérable qu’ils ont sur le lecteur en contrôlant sa vitesse de lecture et sa compréhension du récit justifie en partie la critique austère de Diderot sur les conventions du roman. En somme, l’importance marquée de la mimèsis dans Jacques le Fataliste et son maître sert à exposer les différents degrés de l’idéologie du narrateur, c’est-à-dire de Diderot. D’une part, le contenu de la mimèsis exprime son penchant pour le déterminisme. D’autre part, l’adoption de la forme dialogique pour ce récit évoque son jugement sévère à l’égard du genre romanesque traditionnel. Le pouvoir remarquable des variations que subit la mise en texte de la mimèsis suffit à légitimer cette critique qu’il fait des conventions littéraires, car cela prouve qu’un narrateur est capable de tout en ce qui concerne son récit, même d’imposer le rythme de lecture et de confondre le narrataire à son gré. Il apparaît clair que les idées des Lumières ont grandement influé sur la composition de cette œuvre, Diderot désirant, ainsi que les autres grands penseurs du XVIIIe siècle, éduquer son lecteur et le libérer des traditions dans l’espoir de faire progresser la société et les arts.    [1] Denis DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître, Paris, Gallimard, « Folio classique «, 1973, 404 p. [2] Cf. ARISTOTE, Poétique, traduction de Charles Batteux, Paris, Imprimerie d’Auguste Delalain, 1829, p. 5. [3] Erich AUERBACH, Mimésis; la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées «, 1968, p. 29. [4] Denis DIDEROT, op. cit., p. 41. [5] Erich AUERBACH, op. cit., p. 84. [6] Denis DIDEROT, op. cit., p. 44-45. [7] Jacques D’HONDT, Diderot : raison, philosophie et dialectique, Paris, Harmattan, 2012, p. 168. [8] Denis DIDEROT, op. cit., p. 301. [9] Anthony J. WALL, La forme dialogique et la présence de l'allocutaire dans Jacques le fataliste de Denis Diderot, Hamilton, McMaster University Digital Commons, 1980, p. 122-123. [10] Ibid., p. 121. [11] Denis DIDEROT, op. cit., p. 204.
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« racontent des anecdotes ou bien entre le narrateur et son narrataire, associables à Diderot lui-même et au lecteur du roman : « Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin.

— Et où allaient-ils? — Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu'est-ce que cela vous fait[4]? ».

La mimèsis atteint ainsi un degré éminent puisque la narration passe obligatoirement par le discours direct, elle en est dépendante, tout le récit est montré plutôt que narré.

Le dialogue possède un important caractère didactique qui est absent de la narration traditionnelle, et ce, principalement lorsqu'elle réunit deux entités antinomiques, comme un maître et son valet : « Déjà Platon dans sa République considère les vertus de la mimèsis pour l'enseignement d'une idéologie [...].

L'argumentation fictive qui découle de l'opposition des locuteurs paraît justifier parfaitement la théorie de l'auteur[5]. » Dans cette optique, Diderot s'inspire de la méthode platonicienne pour instruire son lecteur, pour lui révéler sa thèse à travers leurs échanges ainsi que ceux du maître et de Jacques.

Aussi Jacques explique-t-il à son maître les bien-fondés de sa doctrine « fataliste » - aujourd'hui associée plus justement au déterminisme : Jacques : [...] Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut.

[...] Le maître : Je rêve à une chose : c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur? Jacques : Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre[6].   Jacques tire profit des discussions qu'il a avec son maître pour lui inculquer son idéologie, pour l'éduquer, et par extension enseigner cette doctrine au lecteur, au narrataire du roman.

Ainsi, la mimèsis sert une fonction didactique en instruisant sur le contenu du récit, sur l'un des thèmes principaux du roman, soit le déterminisme.

L'abondance de la mimèsis éclaire un autre aspect relatif à cette utilité éducative, beaucoup plus implicite toutefois.

En accordant une telle importance au discours direct, le narrateur s'efforce de se défaire de la structure romanesque traditionnelle qu'il critique sévèrement : « Diderot est mené par un puissant désir de réformer le roman, désir étroitement lié à sa soif de vraisemblance et au vent de renouveau qui parcoure la France[7] ».

Le narrateur de Jacques le Fataliste exprime d'ailleurs cette idée à de nombreuses occasions : « [...] je vois seulement qu'avec un peu de style et d'imagination, rien n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai[8] [...] ».

La mimèsis, contre-pied des procédés diégétiques conventionnels, est donc. »

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