La machine est-elle un instrument de libération ?
Publié le 03/01/2014
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La machine est-elle un instrument de libération ? Depuis la période de l'industrialisation, l'homme et la machine ont souvent été mis en relation, que ce soit par un discours consistant à faire l'éloge de ce nouveau rapport, ou par un point de vue plaçant l'homme et la machine en tant que relation conflictuelle, voire malsaine ... Les machines interviennent non seulement dans le cadre de la production, mais d'elles dépendent nos loisirs eux-mêmes. Nous vivons dans un univers technique qui suscite émerveillement et inquiétude. La question est de savoir ce qu'il en est de la technique dans l'existence réelle des hommes. L'acquisition de la puissance chez l'homme est-elle due à la technique ? Cette puissance définit-elle une liberté ou un asservissement face à la machine ? Quel impact le machinisme a-t-il sur l'homme ? En effet, si le travail définit l'homme, ne faut-il pas penser que toute transformation du travail à un impact sur l'homme ? Quel genre de travail les machines sont-elles capables d'effectuer ? Peut-on craindre le travail parcellaire, le travail collectif et anonyme, la disparition de l'initiative du travailleur ? Faut-il craindre la disparition totale de l'artisanat ? Faut-il craindre l'asservissement de l'homme à la machine ? Est-ce une bonne chose que de s'affranchir de la nature et du travail ? La liberté consiste-t-elle à s'affranchir des contraintes naturelles et des contraintes liées au travail ? Premièrement, nous expliquerons en quoi la machine est libératrice de l'Homme, d'abord à partir de mythes, puis en insistant sur la puissance que l'homme a acquiert par la technique, permettant l'affranchissent des contraintes naturelles, ainsi que du travail. Nous verrons par la suite l'ampleur qu'a cette puissance non maîtrisée qui implique l' aliénation de l'homme à la machine, ainsi que la destruction potentielle de notre planète. Les hommes s'émerveillent de leurs prouesses techniques. Ils savent bien qu'en l'absence d'outils, de machines, de savoir faire efficace, ils sont condamnés à subir la dure loi de la matière non domestiquée : famines, maladies, menaces de tout ordres. Le mythe de Prométhée, raconté dans le Protagoras de Platon, permet de soutenir une telle vision libératrice de la technique. En effet, les hommes sont présentés initialement comme une espèce en défaut par rapport aux autres espèces animales. Epiméthée a attribué rapidement l'ensemble des défenses naturelles aux animaux (cornes, poisons, becs, serres...), et Prométhée, ayant pris son temps, n'a pu donner à l'homme qu'un bout de fourrure sur le crâne, son frère ayant distribué à tout va les armes aux autres espèces animales. L'homme est donc présenté comme un être bien proportionné et harmonieux, mais dépourvu de défenses naturelles. Il est en exception dans la nature par son manque ou son défaut vis-à-vis des autres animaux. la technique est présentée dans le mythe comme ce qui arrache l'homme à la nature. La technique est-elle donc liée à la puissance dans ce mythe ? D'une part, la technique est en discontinuité avec la nature : c'est un attribut divin (suprahumain) volé par Prométhée. Elle confère donc à l'homme une place d'exception dans la nature, en le décalant de sa place initiale : l'homme n'est plus un être situé en défaut des autres animaux, mais il est situé en excès sur eux. Cette place supérieure occupée par l'homme intelligent par rapport aux animaux, est aussi une forme d'indépendance face à la nature. Et l'indépendance c'est la liberté. La machine permet-elle alors un affranchissement face à la nature ? La thèse de l'Homo Sapiens comme Homo Faber de Bergson définit que l'homme est un être capable de fabriquer des outils : « A quelle date faisons-nous remonter l'apparition de l'homme sur terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils », L'évolution Créatrice. Les outils, d'abord élémentaires, prolongeraient en quelques sorte hors du corps un de ses organes : « Les homme auraient projeté le bras dans le bâton, le doigts dans le crochet ou l'hameçon, le poing dans le caillou percuteur », Espinas. Ainsi, grâce à la technique, l'homme ne figure plus soumis à la nature. Est-ce donc au contraire la nature qui est soumise à l'homme ? L'homme n'ignore pas que seule la compétence technicienne permet de résoudre les problèmes pratiques et de promouvoir des conditions d'existence moins dure ou l'humanité peut se donner des fins propres à sa nature spirituelle. Il pousse ainsi les limites posés par la nature en inventant et construisant : d'abord dans un problème de survie, puis dans l'objectif d'améliorer son mode de vie. Dans ces conditions, les différentes inventions techniques s'analysent comme autant de tentatives d'échapper à l'espace et au temps : par exemple, l'invention de moyens de transports toujours plus rapides témoigne du désir de la conscience de soi d'être partout à la fois, d'être douée comme Dieu du don d'ubiquité ; semblablement, l'invention du phonographe, de la photographie, du cinéma témoigne du désir de maîtriser le temps, d'être de tout temps. « Couper les licous de l'existence, telle est la mission ontologique dont la technique a été sur-investie ; elle est ce à quoi l'homme a voulu confier le pouvoir extatique de l'arracher au ghetto humain », Les masques du désir, Buchet-Chastel, 1981 La machine permet aussi un affranchissement par rapport au travail. Mais libère t-elle du travail ? Les femmes savent par exemple qu'elles doivent leur libération aux instruments ménagers et les esclaves aux machines ayant rendu leur forces de travail moins rentable. C'est d'ailleurs ce qu'écrit Aristote dans La Politique : « Quand les navettes marcheront toutes seules, nous n'aurons plus besoin d'esclaves . » Aristote montre que l'esclave travaille afin que le maître puisse disposer de temps libre, avoir une existence détachée des préoccupations animales que sont les besoins, et s'y adonner à l'activité politique et contemplative. Parce qu'il est cantonné à une activité animale, l'esclave ne peut être considéré comme humain : il n'a pas le loisir de s'adonner aux activités humaines qui sont celles de l'esprit. La technique permet de produire plus et mieux avec moins d'effort physique. Par la technique l'homme est libéré des tâches répétitives et peut ainsi avoir du temps pour des tâches plus valorisantes et pour des loisirs. Le développement technique est synonyme de progrès. Au XVIIIème siècle, il permet de passer de l'artisanat à l'industrie. En effet, avant les temps modernes, la technique est essentiellement artisanale. Elle est surtout constituée d'outils et d'instruments mis au point de façon empirique, et de savoir faire. Au XVIIème siècle, en revanche, Descartes prend acte de la naissance des sciences expérimentales et conscience des application qu'elles rendent possible. De ce fait, la machine et la technique sont aussi ce par quoi les sciences se constituent et progressent. Ainsi le télescope pour Galilée, les accélérateur de particules (cyclotrons, par exemple) en physique nucléaire ou simplement le thermomètre. Bien que leurs orientations divergent, science et machine sont interdépendantes. La technique permet ainsi d'accroître la puissance des hommes, et c'est cet accroissement de puissance qui définit la liberté. Cette liberté est une double indépendance : indépendance vis-à-vis de la nature, indépendance vis-à-vis du travail. Pourtant, nous pouvons adresser deux objections à cette thèse. Premièrement, est-ce une bonne chose que de s'affranchir de la nature et du travail ? La liberté consiste-t-elle à s'affranchir des contraintes naturelles et des contraintes liées au travail ? Deuxièmement, la technique ne crée-t-elle pas de nouvelles formes de servitude et de dépendance , en particulier dans l'organisation sociale ou dans le rapport nouveau à la nature ? La mécanisation du travail, la substitution de la machine au geste humain et à l'outil a souvent déshumanisé le travail. Faut-il craindre l'asservissement de l'homme à la machine ? La mono-valence de la tâche dépouille le travail de tout intérêt et atrophie les possibilités humaines. Le fordisme et le taylorisme ont systématisé ce type de travail aliénant, en décomposant à l'extrême les gestes sur les chaînes de production. Avec l'invention des machines capables, non seulement de suppléer la force humaine mais aussi le geste humain, avec la mécanisation et la rationalisation du processus de production, l'ouvrier fait l'expérience de l'aliénation. Il se sent dépossédé se son humanité lorsque la machine le prive de son travail ou lorsqu'il est réduit dans l'atelier ou dans l'usine à n'être plus qu'un « appendice de la machine », Marx. Toujours selon Marx, « l'homme est aliéné quand la valeur de ce qu'il produit par son travail est supérieure à la valeur de ce qu'il reçoit sous forme de salaire ». Quant à Charlie Chaplin, dans Les Temps modernes, il met en scène cette déshumanisation progressive des ouvriers. Comme le dit une nouvelle fois Marx, « Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort ; c'est l'assassiner s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple » La technique agit donc en instrument de domination d'un groupe sur un autre. L'homme est-il alors esclave de la technique ? Faut-il craindre la disparition totale de l'artisanat ? Si dans la civilisation artisanale le travailleur était encore l'auteur d'une l'oeuvre qu'il produisait dans des opérations portant la marque de son habilité manuelle et à ce titre épanouissante, ce n'est plus le cas dans la civilisation industrielle. L'ouvrier ne se reconnaît plus dans le produit de son travail. S'il semble ainsi contrôler la machine, l'homme est en fait dominé par elle : tous ses gestes productifs sont soumis à la rationalité de celle-ci. Cette forme nouvelle de la technique fait dépendre le travail humain de son propre développement. Ce sont désormais les conditions mécaniques de la production qui déterminent la nature du travail à accomplir. Plus la machine est complexe, plus la tâche du travailleur se spécialise : ce n'est plus lui qui décide de la manière dont il lui faut travailler. C'est là une autre forme d'aliénation : ce n'est plus la machine qui s'adapte à l'homme mais l'homme qui doit s'adapter à la machine. « La machine, après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l'avilir en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui de manoeuvre." écrit Proudhon. L'homme contemporain a ainsi le sentiment qu'il a perdu le contrôle de la sphère des moyens. Comme il l'avoue : « On n'arrête pas le progrès », mais il lui arrive de douter qu'il s'agisse d'un progrès surtout lorsqu'il observe que ce processus exacerbe l'ingéniosité de certains (ingénieurs, concepteurs) au moment même où il l'altère pour le plus grand nombre. Désormais, les machine agglutinant infiniment plus d'intelligence que ceux qui les manipulent, ceux-si sont dispensés du développement de leurs aptitudes. L'homme contemporain se demande légitimement si le développement technique a encore un sens humaniste. Est-il bien au service des fins supérieures de l'humanité ? N'est-il pas devenu à lui-même sa propre fin avec tous les effets pervers induits par le développement technique en particulier la pollution, la destruction des équilibres naturel ? Pire encore, l'emballement de la science et de la recherche peut-il devenir dangereux ? Dans le cas des machines robotiques, peut-on craindre qu'elles remplacent l'homme?Est-ce la fin des machines classiques, des relations millénaires entre les hommes, du travail envisagé selon les modalités ancestrales, des productions traditionnelles ? Est-ce la fin également d'une forme d'esclavage avant l'apparition d'une autre, peut-être plus dangereuse parce que mondiale ? Avec le triomphe de la technique, l'homo Artifex (L'Homme Artifice) va-t-il détrôner définitivement l'Homo Sapiens ? L'esclavage touché jadis le corps s'apprête-t-il aujourd'hui à emporter les âmes ? Finalement, nous dirons que la technique par elle-même ne libère pas l'homme. En effet, d'une part, on ne peut assimiler puissance et liberté, et d'autre part, on doit souligner les nouveaux asservissements engendrés par la technique. D'un côté, la liberté n'est pas réductible à une liberté d'indifférence, mais doit être qualifiée par une fin bonne. En ce sens, la technique permet une puissance accrue des moyens d'action et d'information de l'humanité (par les outils, les instruments, les machines), mais elle ne peut déterminer quelle fin il faut rechercher. La technique donne l'indépendance mais l'indépendance n'est pas la liberté. D'un autre côté, la technique engendre une nouvelle aliénation dans l'humanité : L'aliénation sociale dénoncée par Marx (extorsion de plus-value et mono-valence du travail), l'aliénation du rapport à la nature. Cette face sombre à toutefois un endroit plus glorieux. La technique permet de produire avec moins d'efforts humains et le monde qu'elle invente fait surgir de nouveaux métiers requérant davantage de compétences de la part de ceux qui doivent manipuler les machines, les concevoir, les entretenir, ou les réparer. Enfin, nous pouvons devenir esclave d'un objet technique si nous le considérons comme une fin et non comme un moyen. Mais ce n'est pas l'objet technique qui nous rend esclave c'est notre démission qui fait de l'objet technique un maître. A nous d'utiliser les objets techniques comme instrument de libération sans jamais renoncer à notre liberté qui fait de nous des maîtres. Un raisonnement vigilant s'impose dans tous les cas.
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