La Fontaine: Livre VII - Fables
Publié le 24/09/2010
Extrait du document
Commentaire composé : La Fontaine : La Cour du Lion (livre VII, fable 6)
Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
5 De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par députés
10 Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
15 Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
20 Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
25 Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
30 En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l'odeur se porta
35 D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur :
Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu ? Dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
La Fontaine : La Cour du Lion (livre VII, fable 6)
Commentaire :
Recueils poétiques de Jean de La Fontaine (1621-1695), Les Fables choisies mises en vers furent publiées à Paris chez Denis Thierry ou chez Claude Barbin de 1668 à 1693. Composées de douze livres, cet ouvrage regroupe plusieurs centaines de textes courts mettant souvent en scène des animaux ; les récits sont, sauf rares exceptions, suivis d’une morale qui indique la portée critique à porter au texte. La fable qui nous occupe se situe dans le septième livre, c'est-à-dire au centre du recueil. En sixième position dans le livre 7, la fable intitulée « La Cour du Lion « met en scène sa majesté des animaux qui, souhaitant connaître l’ensemble de son royaume, organise un grand festin où se retrouvent tous les animaux. La fable de Phèdre (« Leo regnans «, IV, 14) étant incomplète, La Fontaine se serait plutôt inspiré de Jacques Régnier (Apologi Phaedrii, 1ère partie, fable 33, « Le Lion, l’Âne, le Loup et le Renard «, 1643) dont la moralité était la suivante : « Au même titre que le mensonge, il est nuisible de dire la vérité. Il en sait long, celui qui est muet dans ses flatteries. «. C’est la même morale que reprend La Fontaine. Il s’agira de voir comment dans son récit la présentation de la cour de Sa Majesté Lionne introduit une critique nullement voilée de la société versaillaise et notamment de ses courtisans. Nous verrons dans une première partie La quête des origines du roi des Animaux ; puis, dans une seconde partie, le burlesque des fables de La Fontaine ; pour enfin voir, dans une troisième partie, la parabole de la Cour versaillaise dressée dans ce texte.
I La quête des origines du Roi des Animaux
A/ Structure du texte
• Vers 1-14 : premier mouvement du texte qui pose les jalons du récit, le personnage principal (« Sa Majesté Lionne « avec trois majuscules qui indiquent bien que nous avons ici affaire au Roi des Animaux). On y trouve une majorité de vers courts (octosyllabes) : c’est un premier mouvement pour introduire le second. Il introduit en outre l’objet du récit : la « cour plénière « ainsi que le « festin «. Tous les animaux doivent donc s’y rendre. Le vers 14 est un vers bref et lapidaire qui marque le passage vers le second mouvement avec le pronom COD « les « qui va être développé dans les vers suivants
• Vers 15-32 : mouvement de longueur similaire. On peut le subdiviser en trois sous-ensembles correspondant aux trois sujets qui interviennent dans la fable : l’ours, le singe et le renard. Chaque sous-ensemble est également divisible en trois mouvements : présentation du personnage / réaction sur l’odeur du charnier / réaction du Monarque. On note ainsi une extrême structuration dans la fable de La Fontaine qui sert un rythme soutenu et régulier : tout est fait dans les fables de La Fontaine pour déboucher le plus tôt possible sur la morale.
• Vers 33-36 : les quatre vers finaux. Comme dans la très grande majorité des fables de La Fontaine, on trouve à la fin une morale, parfois détachée du corps du récit même si ce n’est pas le cas ici. On note également un décrochage narratif : dans la morale c’est l’auteur qui s’adresse directement au lecteur. Le pronom objet « vous « désigne le lecteur et le présentatif « Ceci « désigne la fable. On note également le changement de temps : temps du passé dans le récit et présent dans la morale.
B/ L’extravagance du Monarque
• Les attributions du Monarque sont nombreuses dans cette fable : « Majesté «, « nations «, « Ciel « (référence à la monarchie de droit divin «, « maître «, « députés «, « vassaux «, « sceau «… De multiples termes imposent la domination du lion comme personnage central.
• La puissance du monarque : celui-ci décide de convoquer l’ensemble de ses sujets à un festin d’un mois ce qui est un temps fort long. Les termes « magnificence « et « puissance « caractérisent bien cette opulence du Roi des Animaux. Ces deux termes par ailleurs à la rime associent bien l’idée de magnificence à celle de puissance : c’est en étalant ses richesses que le Roi assoit son pouvoir.
• La puissance de sa Majesté Lionne resurgit également à travers sa cruauté à l’égard de l’Ours et du Singe : le premier est envoyé chez Pluton (roi des Enfers) et le second devient parent de Caligula (empereur romain qui fit exécuter ses proches après la mort de sa sœur).
=> La quête des origines qui s’annonce comme projet initial au rassemblement de la Cour plénière disparaît en fait bien vite pour faire place à une question nettement plus triviale posée par le Monarque : « Que sens-tu ? «
II Le burlesque des fables de La Fontaine
A/ Les animaux comme stéréotypes traditionnels
• L’Ours est le symbole de la maladresse et de la lourdeur : l’expression « boucha sa narine « ce qui est assimilé à une « grimace «. L’Ours est celui qui ne possède pas les codes de la Cour dans laquelle il se trouve : boucher sa narine est en effet, et même de façon générale, plutôt impoli
• Le Lion est lui symbole d’autorité, de puissance, de tyrannie et de violence. Nous avons déjà vu ce point précédemment. Tous les lions chez La Fontaine ont en outre ces mêmes caractéristiques (cf. Le Lion et le Moucheron par exemple, Le Lion et le Rat, Le Lion s’en allant en guerre…)
• Le Singe est lui représenté par sa flatterie. Il est servile et complaisant à l’égard de son Monarque et figure pleinement l’image du courtisan telle que la dénonce La Fontaine. On retrouve également le Singe dans les attributs dans d’autres fables (Le Singe et le Chat, Le Singe et le Dauphin, Le Singe et le Léopard…)
• Le Renard est conforme à la tradition du Roman de Renart (recueil de récits médiévaux français datant des XII° et XIII° siècles ayant pour héros des animaux agissant comme des humains) en faisant preuve d’intelligence et de dissimulation. Comme souvent, le Renard fait preuve de ruse, de malice et de duplicité.
• Le parallélisme entre le monde animal et le monde humain : les animaux sont personnifiés (narine, mine, grimace, flatteur, rhume, odorat…)
B/ Le rythme enlevé du récit
• La différence métrique est un phénomène constitutif des Fables de La Fontaine. Comme souvent, on trouve des octosyllabes et des alexandrins. Si les deux premiers vers sont des alexandrins, tout le premier mouvement du texte est en octosyllabe, vers plus court et donc plus rythmé. Dans le second mouvement, au contraire, les alexandrins sont nettement plus importants : le fabuliste passe plus du temps à dresser les portraits des animaux et les châtiments qui leur sont infligés. Les trois derniers vers sont également des alexandrins, dont le rythme ample sied bien au caractère moralisateur du propos. Vivacité des vers donc.
• L’irrégularité des rimes est également très fréquente dans les fables de La Fontaine. On trouve en désordre des rimes plates, des rimes croisées ou encore des rimes embrassées. Il n’y a pas réellement de schéma rimique constitutif du texte. En outre, un octosyllabe peut rimer avec un alexandrin (vers 12-13). On trouve également des rimes fantaisistes comme aux vers 20-21 (« sévérité « / « colère « où « colère « rime en fait avec l’adjectif issu de sévérité : « sévère «). Tous ces procédés sont bien sûr absolument à l’encontre des règles classiques édictées par Malherbe et Boileau.
• L’abondance de rejets (vers 6-7 ou 8-9) ainsi que de contre-rejets (vers 18-19) font du vers une mesure bien aléatoire. En effet, dans la poétique de La Fontaine, le vers en tant qu’unité syntaxique et rythmique ne fait pas sens en tant que tel dans la mesure où il déborde bien souvent sur les vers adjacents. Nous sommes loin du vers racinien.
• On trouve enfin différents types de discours : direct (vers 28), indirect (vers 30) ou indirect libre (vers 23 et 24 où l’on entend le discours du Singe derrière le récit)
• Tout est ainsi fait dans la fable pour offrir au lecteur un rythme enjoué et entraînant, où la diversité voire le désordre est de mise.
C/ Le singe comme mauvais Art poétique : c’est un « sot «
• Il est excessif : hyperboles, exagérations…
• Il utilise des références précieuses : l’ambre… Mais on note qu’il ne maîtrise pas du tout le genre précieux vu qu’il évoque l’« ail «, chose que ne se serait jamais permis un écrivain précieux.
• Il utilise de nombreuses métaphores.
• Le discours du Singe est aux antipodes de l’écriture de La Fontaine qui se veut simple, rythmée et incisive.
=> Le rythme endiablé du récit rend celui-ci plaisant pour le lecteur. Mais si le fabuliste s’amuse dans le texte, il n’en dénonce pas moins certains travers de son temps. C’est tout le propre et le génie de La Fontaine que de dresser des satires sociales acerbes tout en composant des récits burlesques et comiques.
III Une parabole de la Cour versaillaise
A/ Le monarque absolu : le double de Louis XIV
• Une monarchie de droit divin. Le terme « Ciel « au vers 2 indique bien la filiation entre Sa Majesté Lionne et le Ciel, et c’est par ce dernier que le Lion est « lieutenant de Dieu sur terre «. L’ambition démesurée du Lion en est un autre signe, ainsi que la nécessité de se rassurer à propos de son emprise sur son royaume. Le Lion doute et n’est pas sûr de sa puissance divine.
• Nombre d’éléments réalistes dans la fable impose le rapprochement entre la Cour plénière du Lion et la Cour versaillaise de Louis XIV. Ainsi la « circulaire écriture «, le « sceau «, les « vassaux «, la « cour plénière « (« Les rois tenaient autrefois leur cour plénière, quand ils mandaient les principaux de leur Etat auprès d’eux « comme l’indique Furetière dans son dictionnaire). Le terme « Louvre « enfin, répété deux fois aux vers 14 et 15 est on ne peut plus explicite : c’était de fait l’une des résidences royales du Roi-Soleil. La mention de Fagotin est également une référence au contexte de l’époque (singe d’un célèbre marionnettiste prénommé Jean Brioché du XVII°s).
• L’absolutisme royal est également présent dans les faits et gestes du Lion. Il a ainsi droit de vie et de mort sur ses sujets, et se montre qui plus est très cruel à l’égard de l’Ours et du Singe pour un fait insignifiant.
B/ Les animaux courtisans
• L’Ours est dans la fable le courtisan honnête : son honnêteté lui vaudra son châtiment. C’est lui qui est désigné dans la morale comme « parleur trop sincère «. On peut y voir l’image de l’esprit libre et indépendant qui refuse de se faire « domestiquer « à la Cour d’un despote, même si en fin de compte il apparaît plutôt bête.
• Le Singe est dans la fable le courtisan obséquieux : le caractère affable et empoté de ses propos lui vaudra son châtiment. C’est lui qui est désigné dans la morale comme « fade adulateur «. C’est là l’image parfaite du courtisan telle qu’on peut la retrouver chez La Bruyère par exemple.
• Le Renard est enfin l’illustration du courtisan avisé : il sait répondre à propos, ou plutôt sait ne pas répondre quand il sait que toute réponse qu’il pourrait fournir lui vaudrait la mort. Il est l’illustration du dernier vers de la fable : « Et tâchez quelquefois de répondre en Normand «. La seule réponse à offrir au despotisme du monarque est donc le silence et l’effacement. C’est là une conclusion plutôt pessimiste
La Fontaine, à travers ses Fables, a marqué le 17ème siècle. Il critique la Cour et surtout Louis XIV. Le monarque absolu de droit divin est représenté par le lion qui symbolise la brutalité. Il tire de ses fables une morale qui est valable aussi bien au 17ème siècle qu’à notre époque. Cette dénonciation n’est pas violente. En revanche au 18ème siècle, les philosophes vont blâmer le système plus violemment. L’utilisation des animaux dans ses œuvres permet à La Fontaine de ne pas être censuré.
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