La fonction du tombeau du Soldat Inconnu dans les pièces de Paul Raynal et François de Curel
Publié le 24/09/2010
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La Première Guerre mondiale fut la première guerre à avoir eu un impact important sur
l’ensemble des pays qui y ont participé, et tout particulièrement sur la France, car c’est sur le sol français qu’elle s’est déroulée. En chamboulant l’ordre établit, la guerre remet tout en question ; elle ébranle la structure de la société et, de ce fait, questionne les autorités qui la détermine. Le théâtre est un instrument littéraire qui permet au lecteur et au spectateur de s’approprier le texte de la pièce et d’en décider du sens, de le réécrire ou de le rejouer pour lui‐ même, et de ce fait s’avère un excellent moyen de commémoration. Par conséquent, aborder des sujets complexes tels que les tensions sociales qui apparaissent après la guerre à travers le théâtre permet de saisir toutes leurs complexités. Le problème de fond de ces œuvres est le phénomène de rupture avec la structure bien établie de la société d’avant‐guerre. Afin de créer une réflexion autour de ce phénomène, ces pièces font référence à la tombe du Soldat Inconnu qui se trouve sous l’Arc de Triomphe à Paris, et qui se veut représentante des nombreux morts de la guerre. Ce devoir se penche sur deux de ces pièces de théâtre qui ont été écrites quelques années après la guerre : l’une, Le Tombeau sous l’Arc de Triomphe de Raynal, a été écrite en 1930 et a suscité de violentes réactions de la part du public lors de ses représentations à cause du sujet sensible qu’elle abordait (celui des embusqués, de ceux qui n’ont pas fait la guerre, et qui se trouvaient dans le public). Elle met en scène un soldat qui revient chez son père pour
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quelques heures à peine, en permission, sachant que lors de son retour au front il ne pourra échapper à une bataille qui le tuera. L’autre pièce, La Viveuse et le moribond de Curel a été publiée dans la revue La Petite Illustration en 1926. Le sujet principal de la pièce est un ancien soldat qui, n’ayant su donner sens à sa vie après la guerre, quitte Paris où il menait une vie de débauche pour retourner chez lui, en province, et se donner la mort. Au centre des nombreuses tensions qui apparaissent dans les deux pièces se trouve le tombeau du Soldat Inconnu, et le but de ce devoir est de déterminer la fonction de ce tombeau dans les pièces de Raynal et Curel. Autour de lui gravite la question centrale de l’autorité : comment le centre de la structure sociale a‐t‐il été déplacé par la guerre et comment ces deux pièces mettent‐elles ce déplacement en lumière ? Le devoir se divise en trois parties. Dans une première partie, quelques exemples des tensions qui apparaissent dans les pièces, et qui se rapportent à la question d’autorité, seront donnés, principalement axés sur Le Tombeau sous l’Arc de Triomphe de Raynal. Le problème du rapport au temps sera notamment abordé, car c’est l’un des facteurs qui bouleverse la structure traditionnelle des pratiques sociales telles que le mariage. La seconde partie du devoir, assez brève, fera office de transition entre l’analyse de la pièce de Curel et celle de Raynal : elle montrera comment le mouvement de décentralisation de l’autorité donne naissance à une sorte d’instauration d’un mythe qui sera le point d’ancrage de toute une réflexion, notamment dans la pièce de Curel. La troisième et dernière partie sera donc consacrée à l’analyse de la pièce de Curel, La Viveuse et le moribond, dans laquelle le rôle de la tombe du Soldat Inconnu prend tout son sens.
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Les deux pièces Le Tombeau sous l’Arc de Triomphe et La Viveuse et le moribond opposent l’autorité (le passé) et l’absolu. Chez Curel, c’est la sœur Marthe, religieuse, qui représente l’autorité (l’autorité religieuse est un pilier de la société) : le métier de sœur est amoindri (les sœurs soignent des moins‐que‐riens, des ivrognes). Dans la pièce de Raynal, un fils rentre chez son père et sait qu’il est condamné à mort, qu’il voit sa fiancée pour la dernière fois (Aude). Son père représente l’autorité paternelle mais aussi l’autorité de la tradition, c’est‐à‐ dire des pratiques sociales qui ont été instituées par les générations précédentes. Le temps est compté au jeune soldat, il n’a que quelques heures avant de retourner au front. L’opposition entre tradition et absolu apparaît donc très clairement dans cette pièce. Lors du retour du soldat, les fiancés décident de consommer leur mariage avant qu’il n’ait lieu. Aude, la fiancée, a en effet annulé la cérémonie du mariage car cela aurait empêché les deux amants de se retrouver seul à seul avant que le soldat reparte pour le front. Dans l’urgence, le mariage doit être supprimé : il n’y a pas le temps pour respecter les traditions, comme le dit le soldat : « Toutes les conventions sont dépassées, toutes les lois et tous les rites « (p. 110) ; « il n’y a que le présent « (p. 120) et Aude dit même que ses émotions sont construites sur une forme du temps qui est le présent uniquement : « tout dans mes émotions se passe comme si le présent devait s’éterniser « (p. 161). Le Vieux (le père du soldat), qui ne comprend pas cette vie dans l’absolu, demande à son fils : « Le présent, qu’est‐ce que c’est ? « et le fils répond : « Bien peu de choses « (p.216‐217), peu désireux d’entrer dans des explications qu’il sait que son père ne comprendra pas. Un décalage entre les générations apparaît donc : il y a celui qui ne vit pas dans le temps de la guerre, et celui qui y vit. Le père, en accusant le fils de ne pas avoir respecté la tradition du mariage avant de le consommer, dit : « Ne me l’explique pas… La guerre,
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évidemment ?... Il n’y a qu’elle. Elle justifie tout. Voilà tes horribles excuses. « (p. 226). Ceci est un premier exemple du conflit qui oppose les générations lors de la première guerre mondiale. La question du temps est omniprésente chez Raynal ; cependant elle n’est pas (ou peu) évoquée chez Curel. Les deux pièces traitent de l’autorité de façons différentes mais qui finissent par se rejoindre : par exemple, le concept de mariage apparaît dans les deux pièces et l’institution même du mariage est bouleversée : chez Curel, le mariage (futur) de Philippe et de la jeune femme qui se vouait à une carrière de religieuse est l’élément qui sauve l’ancien soldat du suicide et lui permet de commencer une nouvelle vie. C’est la rencontre avec une femme qui a connu la guerre (en tant qu’infirmière) qui sauve Philippe et c’est en la demandant en mariage que l’équilibre mental de l’ancien soldat est retrouvé. Chez Raynal, la jeune Aude n’a pas l’expérience de la guerre mais elle la comprend, et c’est en la comprenant qu’elle libère, ou soulage, le soldat qui s’apprête à retourner au front, et à n’en jamais revenir. Leur union est sacrée par cette compréhension mutuelle qu’ils ont de la guerre, comme le dit le soldat à sa fiancée lorsqu’elle lui accorde son premier baiser : « Vous me demandiez ce qu’est la guerre ? Vous prouvez que vous l’avez compris. « (p. 110). Elle se donne à lui parce qu’elle a compris ce qu’est la guerre, et il l’accepte comme épouse parce qu’elle le comprend. C’est l’acte sexuel rendu possible par cette compréhension mutuelle qui fait office de mariage ; « mon mari !« (p. 111) l’appelle désormais la jeune femme, bien qu’il n’y ai pas eu de cérémonie officielle. Dans les deux pièces, l’autorité qui est remise en cause par ceux qui ont l’expérience de
la guerre peut être considérée comme celle d’un auteur. L’autorité, c’est ce qui impose les décisions, comme l’auteur impose le sens de son texte. Ainsi, les « vieux « et les religieux qui représentent la tradition sont les auteurs: ils ont de l’expérience, ils sont sages. Leur vision du
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temps est linéaire : il y a un passé, un présent, un futur dans leur vision du monde et de la vie. Ils sont donc de parfaits auteurs dans le sens traditionnel du terme (l’auteur vit avant son texte, le produit, puis continue à vivre ensuite : le texte est donc lié à lui, à qui il est – d’après Barthes dans La Mort de l’Auteur). Dans la pièce de Raynal, le père ne conçoit pas que la guerre puisse s’éterniser et ne comprend pas que son fils va mourir. Pour lui, son fils est parti faire son devoir, puis il va revenir, et continuer sa vie comme si la guerre n’avait été qu’une formalité. Il dit en effet « A présent que la guerre est finie… […] Je n’aurais tout de même pas cru que ça finirait si vite… […] Elle comptera, cette victoire de Champagne « (p. 210). Le Vieux anticipe la victoire ; en gros, il « vend la peau de l’ours avant de l’avoir tué «. Puisque, dans sa tête, la guerre s’achève prochainement, il continue à vivre comme si elle avait à peine eu lieu : il laisse les comptes de l’année sur le bureau de son fils et lui reproche presque de s’en désintéresser : « LE VIEUX ‐ Tu t’en désintéresse ? LUI‐ Non… LE VIEUX – Ne seras‐tu pas bien aise, à ton retour, de trouver… ? LUI‐ D’ici à mon retour !... LE VIEUX – Trois mois, voyons ! « (p. 213). On voit dans cet échange que le rapport au temps que les deux personnages ont est différent : le fils est plus réaliste que le père, car il sait qu’il ne reviendra pas de la guerre : il est conscient de ce qui est en train de se passer pour les gens de sa génération. Le père, en revanche, vit déjà dans le futur et anticipe le retour du fils. Un peu plus loin dans la pièce, le fils dénonce cette
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attitude du père en s’appropriant les étiquettes que l’on colle d’habitude aux personnes âgées et renverse les rôles : « Tu as un paquet d’années à traîner sur la terre, et moi il ne me reste… peut‐être pas une semaine […] Tu n’as pas vécu. Tu n’as jamais reçu, sur l’univers ni sur toi‐ même, les seuls enseignements qui comptent, ceux de la douleur et ceux du danger. Tu as mollement subsisté deux tiers de siècle, mangeant et dormant, comme un enfant au sein. […] Tu m’as transmis un jour, sans y penser, la vie. Chaque jour je préserve la tienne. Que parles tu de ta paternité encore ! Les rôles sont intervertis. Tu n’as rien qui vienne de moi. C’est moi qui suis ton père. « (p. 231). Le problème principal apparaît ici : les « Vieux « ne comprennent pas l’absolu. Cependant, puisque ce sont eux qui vont continuer à vivre, ce sont eux qui vont avoir l’autorité de décider du futur, et qui vont donc se poser en auteurs de l’histoire. Mais ils se placent en auteur traditionaux, et c’est là le problème : l’avenir ne peut plus être considéré de la même façon que celle dont il avait été jusqu’alors, car après la guerre, c’est une nouvelle ère qui commence. D’où le problème d’autorité : comment construire l’avenir s’il ne peut plus être appréhendé d’une façon traditionnelle ? L’auteur va devoir se repositionner pour écrire l’histoire, s’adapter à la modernité. Barthes définie le « modern scriptor « de la façon suivante : « The modern scriptor is born at the same time as his text. […] There is no other time than that of the speech act, and every text is written eternally here and now. This is because (or it follows that) writing can no longer designate an operation of recording, or observation, of “painting” (as the Classics used to say), but instead what the linguists […] call a performative, a rare verb form (exclusively found in the first person and in the present) in which the speech‐act has no other content […] than the act by which it is uttered: something like the I declare of kings and the I
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sing of the earliest poets.” 1 . Il faut donc redéfinir l’auteur, le moderniser : il faut qu’il écrive dans le présen, ici et maintenant. Il semblerait donc que la forme littéraire la plus proche de ce que Barthes décrit soit le théâtre : le théâtre donne la parole au je et au présent. Dans la pièce de Raynal, le soldat a souvent des attitudes qui se comparent au « I declare « des rois (par exemple, lorsqu’il ordonne à Aude de « ne jamais accepter l’un de ces vieillard qui ne s’est pas battu « et qu’il lui dit « d’être heureuse « ‐ on pourrait ajouter une « Je déclare que tu ne dois jamais accepter l’un de ces vieillards… «). Le texte de la pièce de théâtre se veut aussi éternel : il peut être joué à n’importe quelle époque, le soldat dira toujours « je « et parlera toujours au présent. L’auteur traditionnel en revanche emploiera le passé pour parler de la guerre. L’autorité est l’élément central de toute structure : le centre, c’est le point de repère,
c’est autorité à laquelle tout élément d’une structure se rapporte. Or, si le centre est déplacé, ou détruit, l’autorité en est également affectée. Le soldat, en remettant en cause l’autorité du Vieux, révèle que le centre n’est plus le centre. Le centre de la structure de la société a été déplacé par le phénomène de guerre. Il a été constaté dans les exemples donnés ci‐dessus qu’il y a une remise en cause de l’autorité ; l’apothéose de cette remise en cause est l’exemple du fils qui redéfinie la notion de paternité et qui interverti les rôles jusqu’alors établis par la société : « C’est moi qui suis ton père « dit‐il, sans se soucier de l’ordre chronologique naturel qui fait que le fils ne peut être plus vieux que son père. La guerre transcende toutes ces
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Barthes, The Death of the Author, p. 123.
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structures sur lesquelles la société est basée, et ici plus particulièrement, elle transcende une structure qui repose sur un temps linéaire, qui n’est pas le temps de la guerre (qui est l’absolu). Cette absence de centre qui est révélée par le discours des personnages tels que le
soldat dans la pièce de Raynal ou que Philippe dans la pièce de Curel (Philippe est justement un ancien soldat qui n’a plus de point de repère) souligne une absence de l’auteur. En effet, les soldats étant soit morts (donc absents) soit survivants (mais sans repères), le problème de l’après‐guerre se pose ainsi : comment continuer à vivre pour les survivants qui sortent d’une expérience traumatisante, et comment commémorer cette expérience ? A quoi peuvent‐il se raccrocher ? Comment commémorer l’absence dans une société dont le centre de l’autorité est renié par ceux‐là même qui doivent être commémorés ? Dans son essai Structure, sign and play in the discourse of the human sciences, Derrida déclare que « The absence of a center is here the absence of a subject and the absence of an author « (p. 117). De la même façon, dans les pièces de Curel et Raynal, le sujet est absent (il va mourir donc il parle comme s’il était déjà mort, en tant qu’absent, ou bien il est perdu et absent du monde d’un point de vue psychologique). Le tombeau sous l’Arc de Triomphe commémore ces soldats disparus par une absence : les restes d’un soldat inconnu reposent sous un monument qui symbolise la victoire. C’est un mort, donc une absence, puisque le soldat n’est plus, qui est choisi pour commémorer les millions de soldats qui ont fait la première guerre. De cette façon, le soldat devient un mythe : il n’y a que sa tombe, sans rien dedans, sans que l’on sache qui y était puisque les restes du soldat sont anonymes. Comme le dit Lévi‐Strauss, « Les mythes sont anonymes 2 «.
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Derrida, Structure, sign and play in the discourse of the human sciences, p. 117.
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Dans le dictionnaire de l’Académie française, on trouve la définition suivante pour le mot
« mythe « : « Représentation qu'un ensemble d'individus, en fonction de ses croyances, de ses valeurs, se fait d'une période, d'un fait, d'une idée, d'un personnage. « Si l’on se base sur cette définition, les deux pièces prennent tout leur sens. Elles mettent en scène des soldats et des jeunes femmes qui cherchent à redéfinir la société ; le Soldat Inconnu est donc le mythe qui les représente. Il représente la période historique de la guerre, leurs idées, leurs nouvelles valeurs, leurs nouvelles croyances. Il n’est donc pas surprenant que le Tombeau sous l’Arc de Triomphe soit un élément central de ces deux pièces qui questionnent le centre de l’autorité de la société et qui mettent en scène des personnages qui cherchent à construire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs : le Tombeau, c’est le mythe de cette nouvelle société. C’est son centre, à cette génération qui a été ébranlée par la guerre. C’est le mythe qui explique l’origine de son monde. Dans son essai Anthropologie structurale 3 , Lévi‐Strauss déclare: "Un mythe se rapporte toujours à des événements passés avant la création du monde [...] ou [...] pendant les premiers âges [...] en tout cas [...] il y a longtemps [...]. Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle‐ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur." De la même façon, le mythe formé par le Tombeau du Soldat Inconnu forme la structure permanente des survivants de la guerre. Cette dimension mythique du Soldat Inconnu est explorée dans la pièce de Curel, La Viveuse et le Moribond, qui va maintenant être analysée.
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Lévi‐Strauss, Anthropologie structurale (1958/74 ‐ 231).
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Philippe, l'ancien combattant qui veut se donner la mort pour se punir d'une faute grave,
explique qu'il s'est rendu, dès sa décision prise d’en finir, sur la tombe du Soldat Inconnu en ces termes: « Dans un emportement fiévreux, il se dirige du côté de l'Arc de Triomphe, décidé à mourir sur la tombe du Soldat. Pourquoi là plutôt qu'ailleurs? Ma foi, je n'en sais rien. Ses souvenirs l'entraînaient probablement vers l'endroit où il trouverait un compagnon égal au rude combattant qu'il avait été. « Le choix narratif de ce passage présente plusieurs éléments marquants: d'abord, Philippe parle de lui‐même à la troisième personne, comme s'il parlait de quelqu'un d'autre (ce qui est précisément ce qu'il essaie de faire puisqu'il cherche à cacher à ses auditeurs qu'il est la personne qui veut se suicider). Mais ce détail est d'autant plus frappant que le « il « de son récit se révèle être un sujet passif: ce sont « ses souvenirs « qui « l'entraînent «, sans qu'il soit capable d'expliquer la raison de son déplacement jusque sur la tombe du Soldat. La voie passive est utilisée pour rapporter ce fait; et que l'auteur de l'action et du récit ne puissent donner d'explication pour cet acte suggère qu'une force supérieure, surhumaine, donc au‐delà de ce qui est compréhensible, s'est exercée sur le sujet. A priori, ce serait la force des souvenirs de guerre. Cependant, un autre souvenir s'offre « à l'esprit de ce condamné à mort « un peu plus
loin dans le récit: « Mais, soudain, à l'esprit de ce condamné à mort s'offre le souvenir de Jésus devant le tombeau de Lazare, criant d'une voix forte: « Lazare, sors! « Et Lazare apparaît... «. On assiste donc à un mélange des souvenirs de guerre et des souvenirs de la Bible, des souvenirs saints. L'homme semble être possédé par la vision du souvenir, que les spectateurs, comme les autres personnages de la pièce, visionnent en même temps que lui – c'est du moins ce à quoi s'attend sans doute l'auteur en indiquant que ce discours est suivi d'un « long silence « dans les
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didascalies. C'est un silence qui laisse place à l'agitation de l'imagination. Puis, peu à peu, on revient à la réalité, ou plutôt on quitte le monde des souvenirs pour revenir au calme présent: « Lorsque mon camarade revient à lui, la flamme tremblote toujours à ses pieds, mais elle ne l'appelle plus... il s'en va... «. Ici, il suggère que c'est la flamme qui avait appelé l'ancien soldat à venir sur la tombe, et non le Soldat Inconnu; ou bien les deux ne sont qu'un. Est‐ce la flamme de l'enfer qui poussait ce croyant à agir en mauvais catholique? La flamme de l'Enfer qu'ont vécu les soldats au front? La pièce de Curel est un théâtre d'idées qui est très tourné vers le thème de la religion et
de la foi. Cet épisode sur la tombe du Soldat, placé au centre de la pièce est sans doute le passage, sinon le plus important, du moins le plus saisissant, et est lourd de significations. La tombe du Soldat n'est pas vraiment un monument en soit, c'est une tombe surmontée d'une flamme symbolique pour les milliers de soldats morts pour la France. Mais elle est placée sous l'Arc de Triomphe qui l'abrite, et qui n'est autre qu'une œuvre d'art qui commémore une victoire de Napoléon. Walker Benjamin, dans son essai The Work of Art distingue deux types d'œuvres d'art au sens large du terme (peinture, sculpture, architecture, etc.). Le premier type est celui qui concerne les œuvres à valeur de culte (cult value) et le second est celui des œuvres faites pour être exposées (exhibition value). Benjamin explique que certaines œuvres d'art, et surtout les monuments et statues, sont produites en premier lieu en tant qu'objet de culte, et donc que ce qui importait était leur existence, non leur exposition. Benjamin ajoute que « today the cult value would seem to demand that the work of art remains hidden. « C'est ce qui se passe avec l'Arc de Triomphe, placé au cœur de Paris pour être vu, admiré, photographié, filmé, etc. et la tombe du Soldat, placée au même endroit, mais pourtant cachée, simple, surmontée
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d'une flamme qui « tremblote «. Le contraste est saisissant; et l'on ne peut s'empêcher d’y voir le contraste que trace Benjamin entre le monument qui est là pour être vu, et le monument qui est là pour être là, a valeur de culte. Benjamin déclare que « It is easier to exhibit a portrait bust that can be sent here and there than to exhibit the statue of a divinity that has its fixed place in the interior of a temple. « (p. 39) Ainsi, l'Arc de Triomphe est exposé à tous, et, à l'intérieur de ce monument – de ce « temple « – la tombe du Soldat est fixée, cachée, car elle est là pour le culte: ce qui compte, c'est qu'elle soit là, qu'on la voit ou pas. La plupart des français, après la Première Guerre Mondiale, n'ont sans doute jamais vu la tombe du Soldat Inconnu, mais ils savent qu'elle existe, et ce qui compte, après tout, c'est qu'elle existe, qu'on la voit ou pas. Cette valeur de culte, de divin qui est donc donnée à la tombe du Soldat pourrait
expliquer en partie pourquoi c'est à cet endroit de culte, dans le Temple que représente l'Arc de Triomphe, que l'homme désespéré qui veut se suicider reçoit une vision divine sous forme de souvenir. Lorsqu'il revient à lui (se réveille? Sort de son état de transe?) il n'est plus le même homme, comme s'il était, lui, sorti de la tombe, et rentré chez lui pour recommencer une nouvelle vie, pour ressusciter, comme Lazare. Observons la continuation de cette vision divine dans la pièce, un peu plus loin, dans un dialogue entre Philippe et Odile, qui le prie de demander d'elle ce qu'il voudra pourvut que cela le sauve: « Odile ‐ [...] Ce ne sont plus de banales gentillesses que je vous offre... demandez‐moi ce que vous voudrez... oui... ce que vous voudrez... Philippe – Si j'acceptais, je serais le dernier des misérables. Odile – Vous demandiez autrefois...
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Philippe – Quand j'étais un autre homme... Je ne suis plus celui que vous avez connu... Odile – Si, puisqu'il y a un instant, vous m'aimiez encore!... Philippe, hors de lui, les yeux hagards – J'oubliais! J'oubliais! Odile – Oh! Dans vos yeux passe une horrible vision! Que voyez‐vous?... (Philippe va parler) Non! Non!... Ne le dites pas!... J'ai peur!... Philippe!... mon cher Philippe!... c'est moi!... bien moi! Philippe, revenant au calme. ‐ Pardon, je... Il y a un sujet, voyez‐vous, qu'il ne faut plus aborder... Jamais!... Jamais! Odile – Je n'en ai plus envie... gardez votre secret... « (p. 11) Dans cet extrait, Philippe dit explicitement qu'il n'est plus « celui que [Odile a] connu. « Il
était un « autre homme « à Paris, en revenant de la guerre. Il est maintenant rentré chez lui après avoir été sur la tombe du Soldat Inconnu et après avoir eu ce souvenir de Jésus qui parle à la tombe de Lazare – après avoir obtenu la deuxième vie qu'il recherchait. Il est intéressant de voir que Philippe, après la guerre, n'est pas retourné chez lui, mais est resté à Paris pour mener une vie d'excès et de débauche. Lorsqu'il reçoit la « résurrection «, elle n'est pas apparente immédiatement: il s'en va « achever la nuit en faisant la fête à Montmartre « mais, peu de temps après, il rentre chez lui, ce qui est le premier pas vers sa nouvelle vie sans qu'il le sache (car il pense toujours à se donner la mort, il ne sait pas que c'est chez lui qu'il va rencontrer sa future épouse, alors en visite en tant que religieuse). Dans sa discussion présentée ci‐dessus avec Odile, Philippe semble avoir à nouveau une vision, qui effraie sa compagne. Il est « hors de
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lui, les yeux hagards « et Odile lui parle comme s'il ne la reconnaissait pas. Il emploie les mots « j'oubliais! J'oubliais! «, qui ramènent à nouveau au thème du souvenir, thème majeur bien évidemment dans ces pièces de théâtre qui traitent de la guerre, et sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Une fois que Philippe s’est rendu sur la tombe du Soldat et eut le souvenir de Jésus, non
pas la vision comme la sœur Marthe l'interprète (« sauvé par une vision céleste «), il commence sans s'en rendre compte à se diriger vers une nouvelle vie, une vie de l'après‐guerre. Avant cela, avant la capacité de se souvenir, il menait une vie qui avait fini par le mener au désespoir, et donc au suicide. C'est en visitant ce lieu du mythe qui est le nouveau centre de la structure sociale dont les anciens combattants ont besoin afin de reconstruire leur vie, que la vie reprend pour Philippe, petit à petit. Philippe a pris conscience à travers le souvenir reçu sur la tombe qu'il oubliait – ce qui le terrorise lorsqu'Odile lui dit qu'il est toujours le même homme qu'elle a connu: « Il y a un instant, vous m'aimiez encore!.. « Philippe réagit comme un possédé, hors de lui, les yeux hagards: « J'oubliais! J'oubliais! « ‐ il oubliait en effet lorsqu'il aimait Odile il y a encore un instant, et en oubliant il redevenait celui qu'il avait été après la guerre, lorsqu'il vivait à Paris. Ce qu'il oubliait est ouvert à l'interprétation, mais il semble évident qu'il oubliait ses compagnons morts au combat, représentés par la tombe du Soldat. L'action de la pièce s'accélère lorsque Philippe rentre chez lui: Alice, qui était muette, commence à prendre un rôle de plus en plus important, à parler de plus en plus souvent ; les personnages vont et viennent dans la maison du « futur suicidé « (Lebleu, son ami prêtre et compagnon de guerre, son jardinier, compagnon de guerre aussi, Odile sort de sa cachette...) mais c'est surtout le personnage d'Alice qui évolue le plus et qui passe d'un rôle quasi inexistant
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au rôle presque le plus important – c'est finalement avec elle que Philippe décide de se marier. Tout se passe très vite lorsqu'il rentre chez lui – en l'espace de deux jours, Philippe revoit ses compagnons de guerre et demande une jeune fille, par ailleurs ancienne infirmière de guerre, en mariage. Dans le cas de cette pièce, la visite du personnage principal à la tombe du Soldat Inconnu est donc primordiale à l'action de la pièce, car c'est sur la tombe qu'il « reçoit « le « don de souvenir « qui lui permet de continuer à vivre. Cela enclenche tout ce qui se produit ensuite dans la pièce. Il faut noter que la peur de l'oubli, bien que peu explicite, est une chose qui terrorise Philippe, et est un thème majeur de la pièce, car sans cette tension entre l'oubli et le souvenir, il n'y aurait sans doute pas de pièce du tout, puisque ce sont les forces majeures qui déterminent le comportement de Philippe (bien qu'il n'arrive jamais à mettre les mots sur ce qu'il ressent). C'est lors de sa visite sur la tombe que ces deux forces se rencontrent et produisent l'effet de transe décrit dans la pièce comme « une vision céleste « par la religieuse (ce qui démontre par ailleurs son incapacité à se détacher de la tradition religieuse pour concevoir une autre réalité, peut‐être une autre religion). La religion est un thème récurrent chez Raynal et Curel. Elle fini toujours par être
écartée, non pas reniée, mais dépassée par la nouvelle structure de la société nécessitée par la guerre. Elle est elle aussi redéfinie : l’institution du mariage, discutée plus haut, se passe des rites religieux. Ce sont les morts qui sacrent le mariage, et non plus le prêtre : « ELLE – Je boierai à notre bonheur ! A notre bonheur, autorisé par eux ! LUI – Applaudi par eux ! ELLE – Consacré par eux !
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LUI – Partagé par eux ! ELLE – Et béni par eux ! « (p. 115) Ce sont ici les morts qui bénissent l’union sacrée des fiancés. Dans la pièce de Curel, la jeune femme, ancienne infirmière, est en train de faire une initiation pour devenir bonne sœur ; cependant, elle décide après avoir rencontré Philippe de faire faux‐bon à la sœur Marthe qu’elle accompagnait. C’est l’ami de Philippe, le prêtre Lebleu, qui pousse les deux jeunes gens à se marier et donc pousse l’apprentie « sœur de charité « à ne pas suivre les ordres religieux. C’est même lui qui déclare que les sentiments de devoir religieux cachent des pulsions sexuelles : « Ce que très sincèrement vous nommez satisfaction du devoir accompli n’était que le plaisir physique d’être en contact avec de jeunes hommes. La preuve, c’est que, lorsque vous soignez de macabres vieillards, ce généreux sentiment se transforme en dégoût « (p. 23). L’homme d’église ne produit pas ici le discours que l’on s’attend à entendre de la part d’un prêtre. La religion étant un rouage essentiel à la société de l’époque, elle se trouve donc elle aussi questionnée dans les pièces de théâtre. Le Tombeau sous l’Arc de Triomphe de Raynal est une pièce qui se déroule pendant la
guerre ; le tombeau n’existe donc pas à l’époque où les personnages discutent dans la pièce. Cela suggère qu’il s’agirait des restes de ce soldat‐là (le fils) sous le tombeau ; d’une façon symbolique, ce sont tous les problèmes soulevés par cette pièce qui se retrouvent enfermés dans le tombeau. Le théâtre permet donc de commémorer bien plus que l’acte de sacrifice ultime qu’ont fait les millions de morts : il permet de commémorer des tensions sociales qui ont
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existées à l’époque, et que, sans lui, on oublierait. En effet, les monuments ne peuvent communiquer ces tensions sociales : face à un monument, chacun a une réaction différente selon ses connaissances de l’époque commémorée dans la pierre. Au théâtre en revanche, des idées plus subtiles peuvent être mises en scène et le spectateur peut revivre, l’espace de la représentation, ce que les gens de l’époque ont vécus. De cette façon, le spectateur se sent plus proche et prend part au conflit ; il comprend mieux les tensions sociales que soulève la guerre et, lorsqu’il se rend sur un monument aux morts, le monument prend alors tout son sens. Le monument de pierre est érigé par les autorités politiques (ce qui est critiqué dans nombre de pièces et autres œuvres littéraires qui traitent de la première guerre mondiale) ; la pièce de théâtre en revanche met en scène tout ce qu’elle veut, toute une société miniature. Elle commémore à la fois les morts et les survivants – ce que le monument ne fait pas (il ne commémore que les morts). Elle commémore aussi les lâches, les embusqués, ceux qui ne méritent pas d’entrer dans l’histoire mais dont le comportement doit être dénoncé (il s’agit souvent de la figure du père, chez Raynal mais aussi dans Les Marchands de gloire de Pagnol par exemple). En conclusion, les deux pièces de théâtre étudiées dans ce devoir s’approprient le
monument qu’est la tombe du Soldat Inconnu et s’érigent elles aussi en monument en rapportant des comportements et problèmes sociaux qui ne doivent pas être oubliés ; en quelque sorte, elles « brodent « autour du monument qu’est le Tombeau. Tandis que le monument en tant que tel est offert à l’interprétation du spectateur, le théâtre, lui, offre son interprétation, fait réfléchir et influence le spectateur. Il permet de pousser la commémoration plus loin et d’inclure ce qu’on a tendance à oublier une fois la guerre finie. L’acte de rejouer,
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éternellement, des scènes de la vie de ceux qui sont morts pour la patrie donne la parole aux disparus, et c’est peut être la plus belle façon de les commémorer.
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Curel, François. La Viveuse et le moribond. La Petite Illustration, Paris, 1926. Raynal, Paul. Le Tombeau sous l'Arc de Triomphe. Librairie Stock. Delamain et Boutelleau. Paris. 1930. Benjamin, Walker, The Work of Art in the age of mechanical reproduction, 1936. Derrida, Structure, sign and play in the discourse of the human sciences. 1978. Lévi‐Strauss, Anthropologie Structurale. 1958. Barthes, The Death of the Author. 1968.
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Liens utiles
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