La dimension religieuse de la pièce El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina
Publié le 25/09/2010
Extrait du document
L’Eglise catholique espagnole va utiliser la popularité et le succès du théâtre pour mettre en garde ses fidèles et leur rappeler les principes de la foi.
La pièce El Burlador de Sévilla, n'échappe pas à la règle. (d'ailleurs les meilleurs dramaturges de l'époque sont aussi des religieux.)
(En 1971, Serge Maurel étudie L’Univers dramatique de Tirso de Molina en disant : « Ce n’est qu’au sein de ce système du péché qu’il nous sera possible d’entrevoir la signification profonde du personnage et la mission d’édification qui lui est dévolue, le pourquoi en vue duquel il a été créé « car « El Burlador de Sevilla nous conduit, une nouvelle fois, à l’étude de la science dramatique faite pour contraindre le spectateur, le vaincre et le convaincre de se réformer lui-même. «)
I. Un héros baroque.
Tout d‘abord, Tirso de Molina met en scène Don Juan, un héros baroque qui vit dans l'instant et en toute liberté en défiant les lois des hommes. Or ce comportement subversif incarne les remises en question de l'époque et les grands courants de pensée qui commencent à ébranler l'Europe. Notamment, depuis la Renaissance, l'homme se demande de plus en plus s'il est libre ou s'il ne fait que suivre son destin, fixé par la main de Dieu. Ce débat sur la liberté de l’homme et la question de la prédestination est l’un plus fondamental que l’Europe ait connu aux XVI ème et XVII ème siècles. Il ne faut pas oublier que l’Espagne demeure entièrement catholique au XVII ème siècle face à une Europe divisée sur la question religieuse suite aux nouvelles théories d’Erasme et de Luther qui remettent en cause le dogme catholique. Et on peut dire que par ses aventures, son comportement et ses paroles, Don Juan illustre ce débat d’actualité au moment de la création de la pièce de Tirso de Molina.
Or, ces questionnements sont inquiétants pour l'Église qui ne souhaite pas une remise en cause de sa suprématie. L’Espagne va d’ailleurs lutter avec zèle contre le protestantisme. Donc c’est dans cette perspective que Tirso de Molina va donner un avertissement clair aux spectateurs qui viendront voir sa pièce : ceux qui seraient tentés ou séduits par de tels courants de pensée connaîtront le même sort que Don Juan à la fin de la pièce. Car à cette époque, tout individu qui ne redoute pas le pouvoir divin devient forcément un danger pour l'édifice social.
(D’autant que Don Juan semble appliquer les méthodes de Machiavel à la stratégie amoureuse. C’est un calculateur pour qui la fin justifie les moyens : les amis, les promesses, son nom même deviennent des instruments pour abuser. Or, à la même époque (XVIème siècle), il y a aussi en Europe un autre débat : celui sur le machiavélisme et ses conséquences destructrices (Le Prince en 1513), le Burlador prend sa part et Tirso de Molina va démontrer que celui qui ne redoute pas le châtiment divin (« Bien lointaine est votre échéance «) et ne reconnaît d’autre principe que la force (« je donnerai la mort, sans autre forme de procès, à qui, sur mon chemin, voudrait s’interposer «III) remet en cause l’édifice social et doit être éliminé. )
II. Vers l’évidence de la toute puissance divine.
Ainsi, si dans sa pièce Tirso de Molina donne à Don Juan l'illusion de son libre arbitre, il va le conduire vers l'évidence de la toute puissance de Dieu.
En effet, Don Juan cumule les actions répréhensibles, ignorant les rappels à l'ordre et méprisant les mises en garde qu'il reçoit, qu'elles viennent de son valet :
Catalinon :
Vous payerez tout cela à l'heure de votre mort.
Don Juan :
Bien lointaine est mon échéance.
D’une femme :
Tisbea :
Que l'amour te lie à moi, ou que Dieu te punisse !
Don Juan :
Bien lointaine est mon échéance.
ou de son père :
Don Diego :
Prends garde que, si Dieu semble te tolérer, sa punition ne tarde pas et qu'il doit y avoir un châtiment pour ceux qui profanent son nom ! Et Dieu, quand vient la mort, est un juge implacable.
Don Juan :
Quand vient la mort ? Si lointaine est votre échéance. D'ici là, le chemin est long.
Ce refrain (« Tan largo me lo fiais «) montre que Don Juan refuse de prendre en considération la menace de la mort et la nécessité du repentir. Il se plaît à provoquer Dieu mais il remet en cause du coup son jugement dernier. Car si l'homme, dans sa liberté d'action, peut commettre des erreurs, il ne doit finalement son salut qu'à son repentir. Et celui-ci ne peut pas être incessamment reporté ou différé car il arrive un moment où Dieu n'accorde plus sa miséricorde.
De plus, Don Juan se moque des pratiques de confession et de repentir. Or cet élément est fondamental car, pour l'époque, il ne faut pas oublier que mourir sans confession n'est pas “ bien ” mourir, et constitue même une menace pour la survie de l'âme. Don Juan le sait très bien car lui-même tue le Commandeur en duel sans lui laisser le temps de se confesser, comme il le rappelle lorsqu'il provoque la statue (troisième journée) :
Don Juan :
(…) Dis, que veux-tu, ombre ou fantôme ou vision ? Si tu erres en peine, ou tu attends, pour remède, quelque satisfaction, parle, car je te donne ma parole de faire ce que tu demanderas. Jouis-tu du Paradis ? T'ai-je donné la mort en état de péché ?
Aussi devant l’apparition de la statue, Don Juan devrait céder et comprendre qu’il s’agit d’un avertissement de Dieu. Or il n’en ai rien. Dans le monologue qui suit le départ de la statue, il nie l’évidence du miracle et oppose les armes du raisonnement logique :
Don Juan :
Bah! Toutes ces idées sont fruits imaginaires. […] Car, si l’on ne craint pas un corps noble et vivant, avec ses facultés, son âme et sa raison, que va-t-on redouter des corps cadavériques? «(III)
Il oublie que toutes les raisons du monde ne peuvent rendre compte du surnaturel : ce sont deux ordres différents et la vie insufflée à la statue ne peut être que d’essence divine.
Ainsi Don Juan a refusé le pardon offert : il a bravé Dieu qui ne sera plus amour mais justice sans pitié. En conséquence de toutes ces actions, des choix qu’il a fait toujours librement, la punition finale est donc implacable et la vengeance de Dieu est d'autant plus grande que la statue du Commandeur refuse à son tour à Don Juan la confession de dernière minute qu'il réclame.
Lire p. 189
En fait, celle-ci trop tardive ressemble davantage à un marchandage pour obtenir le pardon qu'à une conversion sincère. La référence au Dieu justicier est explicite par la loi du talion et la répétition du verbe « payer «.
Donc Tirso de Molina rappelle à ses spectateurs d’une part que la liberté de choix est illusoire, rien n'égalant la toute puissance divine, et d’autre part que la confession ne peut pas servir à des fins de calcul ou de négociation avec Dieu.
Pour conclure, des deux directions possibles de l’interprétation de cette œuvre (soit un Don Juan trompeur et séducteur, qui accumule les aventures galantes audacieuses « El burlador « ; soit un pécheur qui refuse d’entendre l’enseignement de l’Eglise et se perd par endurcissement et obstination « Tan largo «), c’est la deuxième qui constitue l’originalité de l’œuvre. En effet, que le héros soit séducteur, virtuose de la burla n’est pas une caractéristique propre à Don Juan : le picaro est expert en bernement; le protagoniste du théâtre du Siècle d’Or est constamment violent, séducteur et, dans sa révolte contre les autorités, volontiers anarchisant : le théâtre de Calderon, par exemple, fourmille de révoltés qui bravent Dieu et les hommes, séduisent les femmes souvent avec violence… avant de se repentir et de se tourner vers Dieu. Or Don Juan s’entête : il refuse d’écouter l’enseignement de l’Eglise et, preuve qu’il a tort, Dieu intervient miraculeusement. Donc la démonstration est claire : ne pas obéir à cet enseignement, c’est braver Dieu et se vouer au châtiment éternel. L’accent est mis sur la leçon théologique faite sur un point particulier : le pardon est octroyé à qui sait se repentir, quel que soit le nombre des erreurs passées.
III. Don Juan, fléau de Dieu.
Cependant, si Don Juan apparaît comme un personnage luciférien et purement destructeur qu‘il importe d‘éliminer de manière exemplaire, il est aussi selon certaines interprétations le fléau de Dieu qui sert à dénoncer les hypocrisies et les compromissions sociales. On retrouve dans cette autre interprétation la dialectique entre le destin, la Providence, et le libre-arbitre. Don Juan suit son bon plaisir et est profondément convaincu de sa liberté mais il serait aussi, sans le savoir, l’instrument de Dieu qui le fait servir à des fins qui le dépassent largement.
Du coup Don Juan va être l‘agent chargé de châtier ceux que son parcours personnel désigne comme coupables : au premier rang, les femmes. Tel est le sens de la formule de Catalinon, qui compare son maître à une « sauterelle d’Egypte «, c’est-à-dire à une des plaies envoyées par Dieu pour châtier l’arrogance des Egyptiens et leur refus de libérer Israël. Il faut rappeler qu’aux yeux des contemporains de Tirso, les « victimes « séduites par Don Juan étaient toutes coupables. Aux yeux de l’Eglise, la femme est légère, changeante et il est bon de tromper cette séductrice, née redoutable et fragile à la fois.
« Ah! Pauvre honneur! Pourquoi mettons-nous ton principe dans la femme frivole?… Pourquoi t’abandonner entre les mains de celle qui personnifie l’inconstance? [...] Plus rien ne saurait m’étonner, car la femme la plus constante est toujours femme en vérité «
Mais la fonction d’agent de la justice de Dieu s’étend à l’ensemble de la société. En quelque lieu que pénètre Don Juan, il en montre bientôt la corruption et la culpabilité généralisée. (épisode napolitain, Mota, Octavio…)
En définitive, Don Juan ne fait qu’utiliser les possibilités offertes par une société hypocrite, pour se jouer de coupables authentiques et ainsi servir une morale plus haute. Une fois sa mission accomplie, un principe supérieur le fait tomber dans son propre piège et l’élimine pour cause d’inutilité, après lui avoir présenté, à plusieurs reprises, une possibilité de salut. Tel est le sort de celui qui n’est qu’un instrument de la vengeance divine : si Don Juan est bien un facteur de trouble et une cause de désordre, la Providence veille.
D’ailleurs, dans la scène finale, après la mort de Don Juan, le Roi ne fait que gérer l’héritage en quelque sorte du miracle opéré par la statue. Ce qui signifie que ce n’est ni le roi, ni la loi des Pères qui en définitive, sont responsables de la justice, mais Dieu. L’Homme marqué par le péché originel, est trop faible par lui-même pour établir ou imposer un ordre juste. C’est la providence qui règle l’ordre secret de cette pièce, fait de Don Juan un simple instrument et rétablit la justice, que le pouvoir royal ne peut ou ne veut restaurer. Le roi est spectateur passif d’une Histoire qui le dépasse.
Pour conclure, tous les personnages ont joué dans une pièce dont le spectateur unique est Dieu, selon une image qui hante l’époque : celle du « grand théâtre du monde «. Du point de vue littéraire, le drame se déroule entre les cris initiaux et la note finale d’apaisement : la tragédie n’est possible que parce qu’un homme, Don Juan, a troublé l’ordre sacré du monde.
Liens utiles
- Le texte 1 est un extrait d'El burlador de Sevilla de Tirso de Molina(1630). Le texte 2 est un extrait de don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte(1787). Le texte 3 est le Don Juan, aventures romanesques d'un voyageur enthousiaste d'Ernest Theodore Amadeus Hoffmann(1813). Le texte 4 est le poème Don Juan aux enfers extrait de l'oeuvre Les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire.
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