La Cloche Fêlée, Baudelaire
Publié le 23/09/2010
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Imposé par une longue tradition, le sonnet est devenu la forme fixe « naturelle « de la langue française. Forme fixe parce que le sonnet, au même titre que le rondeau, le virelai ou la ballade obéit à des règles d'organisation tant sur le plan de ses rimes que sur celui de sa disposition typographique. Il reste la forme poétique la plus pratiquée durant toute la première moitié du 17ème siècle que ce soit par les baroques tels que Sponde ou par le premier des poètes classiques qu'est Malherbe. Le sonnet était à sa naissance un canevas imposé à ceux qui voulaient y recourir, il permettait de discipliner la création poétique. Mais loin d'être une forme que l'on pourrait considérée comme « limitée « par son carcan formel, la contrainte est stimulante et c'est d'ailleurs, selon Baudelaire, l'adaptation à cette contrainte formelle qui permet le jaillissement de la merveille car « l'infini est plus profond quand il est resserré «. L'esthétique de Baudelaire n'a rien d'une foi en un idéal fixé par des modèles passés et ce que Rimbaud appelait une forme « mesquine « permet au contraire au poète de donner à sa pensée une plus grande intensité, celle-ci est fondée sur la tension entre les vertus d'un idéal et l'expression d'un tempérament et d'une imagination dont seule compte l'originalité.
Si les quatrains obéissent le plus souvent à une organisation rimique classique en (abab) ou en (abba), les tercets présentent une organisation plus problématique, il est même difficile dans certains cas de parler de « tercets « car ils ne fonctionnent pas toujours par paires. Même s'il serait laborieux de proposer une typologie des sonnets des Fleurs du Mal selon leurs rimes, car chacun demande à être interprété à la lueur de l'interprétation du lecteur, il est toutefois possible d'affirmer que les quatrains et les tercets sont indépendants, d'abord rimiquement mais aussi par l'impression qu'ils dégagent. « La cloche fêlée « marque cette opposition entre deux sentiments antagonistes,
La cloche fêlée
II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,Les souvenirs lointains lentement s'éleverAu bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureuxQui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,Jette fidèlement son cri religieux,Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuisElle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,II arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublieAu bord d'un lac de sang, sous un grand tas de mortsEt qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts
Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Le premier quatrain présente un parti-pris de poéticité dans son acception la plus formelle, en effet le lecteur y retrouve des éléments poétiques traditionnels. La qualification du feu mise en évidence par le césure du vers, puisque ce fragment de six syllabes coupe le vers en deux parties inégales, fait référence à des lieux communs que le lecteur partage. L'évocation de la brume est aussi un motif traditionnel propre au romantisme que nous pouvons retrouver dans les tableaux représentatifs de ce mouvement culturel, notamment dans les toiles de Friedrich qui sont plongées dans ce brouillard évoquant le caractère infini de la pensée. Pourtant une lecture attentive met en évidence une incohérence rimique, la rime croisée entre « hiver « et « s'élever « au premier et au troisième vers ne sont associée que par leur graphie et une lecture à voix haute fait surgir le problème. Cette surprise a pour ambition d'attirer l'attention sur le terme « s'élever « qui rappelle la postulation vers le bien menée par le poète, sa quête d'idéal. Ainsi ce premier quatrain nous amènerait à penser que le poème s'inscrit dans l'évocation d'un sentiment de sérénité, cette idée est d'ailleurs appuyée par les assonances nasales qui miment le mouvement de la rêverie induit par le son des carillons. Néanmoins, le lecteur doit rester attentif aux images véhiculées dans cette première strophe et ne pas conclure trop rapidement qu'il s'agit d'une évocation de l'idéal, en effet le poète écoute le mouvement de ses souvenirs et la puissance suggestive de cette image appelle le lecteur à « écouter « les sonorités du poème: le dernier vers est majoritairement porté par une allitération en [r] ( « Au b[r]uit des ca[r]illons qui chantent dans la b[r]ume « ) qui, associée aux nasales, rappelle la coexistence de deux aspirations opposées évoquées dans le premier vers: « Il est amer et doux «. Le poète évoque ici sa volonté de s'élever sans pouvoir s'abstraire du temps qui passe évoqué par « les souvenirs lointains « et qui le fait échouer dans sa quête d'idéal.
Le second quatrain introduit le comparant du poème, la cloche est personnifiée par l'évocation de son « gosier «, terme surprenant et suggestif puisqu'il nous amène à penser que le comparé sera un être vivant. De plus le terme « Bienheureux « est généralement utilisé pour évoquer les saints du paradis et la diérèse attire l'attention sur le terme « religieux « ce qui nous amène à penser qu'une régénération de l'être n'est possible que grâce à une foi sans appel comme cela est évoqué au travers du terme « fidèlement «. Seule l'élévation vers Dieu permet de traverser la vie indemne, à la manière du « vieux soldat qui veille sous la tente «.
Mais les tercets démentent le sentiment évoqué dans les quatrains car la structure du sonnet ne se contente pas d'évoquer les deux membres de la comparaison, elle exprime également l'opposition entre la quête d'idéal et la profonde déréliction du poète abandonné par Dieu. Ce sentiment est appuyé par l'évocation de « l'air froid des nuits «, nous pouvons noter l'absence du feu réconfortant du premier quatrain. Ainsi la postulation vers le bien a échoué, ceci est confirmé par la déconstruction rigoureuse des tercets qui présentent des rimes suivies mimant la précipitation du destin funeste vers lequel se dirige le poète. Toutefois les mots à l'hémistiche des vers de tercets semblent leur redonner la structure attendue et la suite des termes « fêlée «, « blessé «, « sans bouger « attire l'attention sur la perspective statique du poète qui se trouve dans l'impossibilité de « s'élever « comme cela était évoqué dans le premier quatrain. Au dernier vers du poème, l'âme fêlée du poète s'éteint mais ne s'élève pas.
Les tercets peuvent être considérés comme la partie fondamentale de l'interprétation car ils en détiennent la clé, la résolution harmonique finale de la mélodie générée par le poème. La cohérence du poème résulte étrangement de la fragmentation de la forme mais elle ne peut surgir qu'au prix d'une recherche à laquelle le lecteur participe. Le sonnet baudelairien propose une nouvelle façon de lire la poésie et sa petitesse encourage une lecture attentive qui permettra de faire ressortir le caractère particulier de chaque vers et de chaque vocable.
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