La Buna, Si c'est un homme, Primo Levi
Publié le 17/05/2015
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LA BUNA L'extrait étudié est issu du roman Si c'est un homme, écrit par Primo Levi en 1947. Ce roman relève de la « littérature concentrationnaire » qui désigne les récits des rescapés des camps nazis et soviétiques. Comme le dit l'auteur dans sa préface, tous les faits qui y sont racontés sont véridiques. Le récit se présente d'abord comme un texte autobiographique : l'auteur y raconte son arrestation, sa déportation, et sa vie au camp de Monowitz (Auschwitz III) à partir de décembre 1943. Cependant, Si c'est un homme est et veut être avant tout un témoignage. Ce n'est pas sa vie personnelle que Primo Levi raconte, c'est celle d'un déporté parmi d'autres déportés. Il est à la fois victime et observateur, et il nous donne une description précise et objective du Lager, des conditions de vie des prisonniers et de leurs relations. Enfin, la particularité du récit de Primo Levi c'est une réflexion sur l'homme en général. L'auteur invite le lecteur à s'interroger sur la souffrance, sur le regard d'autrui, sur l'amitié, et plus largement, sur ce qui fait l'humanité de l'homme. Ce chapitre 7 évoque l'arrivée du printemps, et au c?ur même de ce réchauffement soudain de l'air, des corps et des c?urs, un des personnages principaux du lieu : la Buna, l'usine. Cette bonne journée racontée par Lévi et principalement marquée par l'arrivée du printemps, révèle une nature qui renait sous les yeux des prisonniers. En revanche, la Buna reste la même. Nous verrons à travers cet extrait comment l'auteur nous présente un univers chaotique, puis nous étudierons la « tour de Babel » et enfin, nous analyserons le regard d'espoir du narrateur. UN UNIVERS CHAOTIQUE : LA BUNA La Buna nous apparaît comme le symbole de toute l'horreur de la vie au Lager, comme un corps compact qui détruit lentement la vie depuis son intérieur. Le narrateur descend les prisonniers au rang d'esclaves et à un niveau de vie inférieur aux machines : « Nul brin d'herbe ne pousse à l'intérieur de son enceinte, la terre y est imprégnée des résidus vénéneux du charbon et du pétrole et rien n'y vit en dehors des machines et des esclaves, et les esclaves moins encore que les machines. » Le soleil « vif et clair », le ciel « serein » et les déportés grecs qui dansent et qui chantent, les prés sont « verts » insufflent un espoir dans le passage qui précède notre extrait. Un espoir de changement que distille la douceur de l'air mais qui reste cependant éphémère. En effet, le temps, la saison change mais la Buna, usine de caoutchouc, reste la même « La Buna, elle, n'a pas changé ». C'est elle qui empoisonne la vie de tous, qui symbolise le malheur et l'esclavage. Plantée au c?ur du paysage, en pleine terre d'inhumanité, elle rappelle à chacun et à tous, son malheur, son internement, et l'éternité du cauchemar. Tel un monstre, elle trône, domine le camp de sa taille énorme « La Buna est aussi grande qu'une ville » « Cet interminable enchevêtrement de fer, de ciment, de boue et de fumée ». La comparaison avec la ville illustre combien cet endroit est gigantesque et provoque forcément l'effroi : une ville entière au service de la torture et de la mort. Intestine, elle dévore des hommes qui la font tourner « Rien n'y vit en dehors des machines et des esclaves, et les esclaves moins encore que les machines ». La comparaison glace le sang, et met en valeur le peu de valeur de la vie humaine. D'ailleurs on ne parle pas d'hommes, mais d'esclaves. La Buna ne connait point la liberté. Monstrueuse dans sa laideur comme dans sa taille « interminable » « plus grande qu'une ville », dans sa conception « enchevêtrement » « numéros, lettres, noms inhumains et sinistres ». Le passage étudié offre une description assassine de cet endroit de malheur. Aucune grâce n'est accordée au monstre : on peut donc parler de portrait-charge. La Buna est « grise et opaque » en opposition au soleil vif et clair du passage précédent. L'adverbe « désespérément » montre qu'il n'y a aucun espoir de changement. En dépit du beau temps elle reste austère et meurtrière dans son aspect. Elle ne peut être autrement, comme le confirme l'adverbe « intrinsèquement » : c'est là sa vocation profonde. La mort est inhérente à cette affreuse usine. La Buna s'avère être un lieu de perdition, au sens propre du terme. En effet, elle aspire les hommes dans son antre et finit par déshumaniser tout ce qu'elle touche. Son aspect de fer, de ciment, de boue et de fumée font d'elle un lieu funeste. Elle symbolise la mort, mais une mort lente et douloureuse : produit de l'imagination morbide et marchande des hommes, symbole de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la perversion de l'homme qui utilise son prochain comme main d'?uvre gratuite avant de le mener à la mort. Elle ne peut être que laideur, que « négation » absolue de toute beauté. Sans joie possible, sans couleur « grise et opaque » loin de toute transparence. Son travail de déshumanisation s'étend également à l'anonymat qu'elle propose : ses rues et ses bâtiments ne portent pas de nom « Ses rues et ses bâtiments portent comme nous des numéros ou des lettres, ou des noms inhumains et sinistres ». Les deux derniers adjectifs illustrent comment ce monstre hideux parvient à éliminer toute trace d'humanité. Stérile comme peut l'être un être sec et dénué de tout altruisme et de toute compassion, sa terre est empoisonnée « résidus vénéneux » et mène inexorablement à la mort. Sa taille, qui est tout sauf humaine, avec la foule immense, cosmopolite et bigarrée qui vit alentour, ne fait qu'accentuer l'ampleur de ce processus de déshumanisation dont elle sera le moyen. La Buna symbolise la négation de toute vie : « machines et hommes ». Enfin, comble de l'ignominie, les hommes y travaillent comme des animaux, et trouvent la mort dans d'atroces souffrances pour rien : « les allemands s'acharnèrent pendant quatre ans et dans laquelle une innombrable quantité d'entre nous souffrirent et moururent, il ne sortit jamais un seul kilo de caoutchouc synthétique ». La négation « jamais un seul kilo » et le verbe « s'acharner » portent l'atrocité de à son paroxysme car les souffrances et la mort de ces hommes n'auront servi à rien si ce n'est une fois de plus à les déshumaniser. Les descriptions de la laideur puis de la monstruosité de la Buna révèlent que le narrateur n'est pas neutre et mènent petit à petit en son centre : Babel, point culminant de l'horreur. LA TOUR DE BABEL Immense, la Buna est peuplée de milliers d'hommes aux multiples langages. À Auschwitz, toutes les langues d'Europe sont parlées, mais les maitres du camp ne parlent que l'allemand. C'est donc une question de survie pour les « Häftlinge » (détenus) de comprendre dès l'arrivée la langue parlée par les Allemands. Primo Levi a soin de retranscrire les éventuels dialogues et interjections dans la langue originale : de cette façon, le lecteur se heurte à l'incompréhension, tout comme les détenus. Des hommes esclaves pour la plupart, dirigés par des maitres fous « la grandeur insensé de nos maitres », mécréants (personne qui n'a pas la foi) « leur mépris de Dieu » et inhumains « leur mépris des hommes, de nous autres hommes », et parmi eux, les « esclaves des esclaves » anonymes eux aussi, marqués du sceau du malheur, numérotés, « tatoués », marqués à vie dans leur chair, aussi anonymes et indistincts que les rues de Buna. En effet, la Buna rappelle étrangement la tour de Babel, cette tour de « l'antique légende », ce très haut édifice de la Genèse que les hommes bâtirent pour se rapprocher des cieux et se faire l'égal de Dieu. La référence biblique à la tour de Babel est tout à fait éloquente à deux niveaux : pour exprimer les différences linguistiques « prisonniers de guerre anglais, ukrainiens, travailleurs volontaires français, travailleurs de tous les pays d'Europe, juifs » et aussi pour représenter symboliquement le Lager : dans la Bible (Livre de la Genèse, XI, 1-9), les hommes ont construit une tour pour atteindre le ciel. Dieu, mécontent de constater un tel orgueil de la part des hommes et refusant que l'homme essaie d'égaler son Dieu, il condamne les hommes à parler des langues différentes et ainsi à ne plus se comprendre, et la construction de la tour est interrompue. L'entreprise échoue donc, les races se dispersent et deviennent ennemies. Comme dans le récit biblique, à la Buna chacun est étranger à chacun « prisonniers de guerre anglais, ukrainiens, travailleurs volontaires français, travailleurs de tous les pays d'Europe, juifs ». Ces hommes sont donc dans l'incapacité de se comprendre comme le souligne l'énumération des différents mots pour désigner une brique : « Ziegel, mattoni, tegula, cegli, kamenny, bricks, téglak ». A l'instar du récit biblique on note anarchie, hiérarchie, irrespect de l'autre, méconnaissance de chacun « haine et discorde ». Comme dans la Bible la construction est « cimentée » par la haine de ceux qui ont conçu ce dispositif, la haine de ceux qui le cautionnent et lui donnent vie, et enfin la haine du « rêve de grandeur insensée » des exécutants pour leurs maîtres. Le c?ur même de la Buna (« qui s'élève au centre de la Buna »), cette honteuse tour de Babel nommée la tour de Carbure, s'apparente au « clocher de la haine ». Cette tour maudite dans l'antiquité laisse présager qu'elle le sera aussi à cette époque. En effet, tous le « sentent », le pressentent : malédiction non plus « transcendante et divine » mais « immanente et historique » en cet instant terrible de l'Histoire où l'homme s'est à ce point avili qu'il ravale son semblable au rang de la bête. Dieu punit « l'insolence », « le blasphème allemand » que représente ce monstrueux défi : se servir avec « acharnement » de l'homme avant de le détruire. Pas un seul kilo de caoutchouc, en quatre ans, ne sortira de l'usine, de cette haine organisée. L'adjectif « insolent » souligne l'arrogance et l'impertinence des Allemands, même à l'égard de ce qui est sacré, accentué par la comparaison « comme un défi au ciel ». Si la Buna est monstrueuse, son c?ur l'est plus encore car il est le symbole de leurs souffrances face à la haine, au mépris et à l'avilissement.
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