Kafka, la Métamorphose (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Kafka, la Métamorphose (extrait). Roman de la dévalorisation et de l'échec, la Métamorphose, telle une leçon de psychologie et de phénoménologie humaines, rend compte, à travers l'épreuve intime de Grégoire Samsa transformé en cloporte, de la faculté de l'individu à gérer une situation aussi incongrue que dégradante. Par la transcription d'un univers où l'imaginaire envahit la banalité de l'Histoire et désordonne progressivement le réel, Kafka analyse les effets irrépressibles de l'absurdité et de l'incompréhensible. La Métamorphose de Franz Kafka [...] La soeur se mit à jouer ; le père et la mère suivaient attentivement, chacun de son côté, les mouvements de ses mains. Gregor, attiré par le violon, s'était risqué un peu plus loin en avant, et avait déjà la tête dans la salle. Il était à peine étonné de constater que depuis quelque temps il avait très peu d'égards pour les autres ; avant, il mettait son point d'honneur à être attentionné. Or c'est bien maintenant qu'il aurait vraiment eu des raisons de ne pas se montrer, car avec la poussière qui régnait dans sa chambre et qui volait au moindre mouvement, il était, lui aussi, couvert de saletés ; il entraînait avec lui des bouts de fil, des cheveux, des restes de nourriture, accrochés sur son dos et sur ses flancs ; et son indifférence à tout était par trop grande pour qu'il se mît sur le dos, comme il le faisait avant, plusieurs fois par jour, afin de se nettoyer contre le tapis. Or malgré l'état où il se trouvait, il n'eut pas scrupule à s'avancer quelque peu sur le plancher impeccable de la salle. Au demeurant, personne ne lui prêtait attention. La famille était entièrement requise par le violon ; les locataires en revanche, qui avaient commencé par se poster, les mains dans les poches, derrière le pupitre, beaucoup trop près, à tel point qu'ils auraient tous pu regarder dans la partition, gênant la soeur sans aucun doute, ne tardèrent pas à se retirer vers la fenêtre en chuchotant, la tête penchée de côté ; ils restèrent là, observés avec inquiétude par le père. Selon toutes les apparences en effet, leur espoir d'entendre un beau morceau de violon, ou au moins une pièce divertissante, était déçu ; ils en avaient assez de toute cette séance, et ce n'était plus que par politesse qu'ils acceptaient d'être dérangés. La façon en particulier dont ils rejetaient dans les hauteurs la fumée de leurs cigares, par le nez et par la bouche, trahissait beaucoup d'agacement. Et pourtant la soeur jouait si bien ! Son visage était incliné sur le côté ; ses yeux, vigilants et tristes, suivaient sur la portée. Gregor rampa un peu plus loin encore, gardant la tête au ras du plancher pour pouvoir éventuellement rencontrer son regard. Était-il un animal, alors que la musique le bouleversait tant ? Il avait l'impression que s'ouvrait devant lui un chemin vers la nourriture inconnue à laquelle il aspirait. Il était résolu à progresser jusqu'à la soeur, à tirer un petit coup sur sa jupe pour lui suggérer que si elle voulait bien, elle n'avait qu'à venir avec son violon chez lui, car personne ici n'appréciait sa musique comme il le ferait, lui. Il avait l'intention de ne plus la laisser sortir de sa chambre, du moins tant qu'il serait en vie. Pour la première fois, son aspect effrayant lui servirait à quelque chose : il se voyait gardant en même temps toutes les portes de sa chambre et repoussant les assaillants de son souffle rauque. La soeur, elle, ne devait pas être contrainte, il faudrait qu'elle demeurât chez lui de son plein gré ; il faudrait qu'elle restât sur le canapé assise à côté de lui, qu'elle abaissât son oreille jusqu'à lui, et il lui confierait alors qu'il avait eu la ferme intention de l'envoyer au conservatoire et que, si ce malheur n'était pas arrivé entre-temps, il l'aurait annoncée à tout le monde à Noël dernier -- Noël était passé, c'est bien cela ? --, et ce sans tenir compte d'aucune objection. Après cette explication, la soeur, bouleversée, éclaterait en larmes ; Gregor se hausserait jusqu'à son épaule et embrasserait son cou qui était dégagé, car depuis qu'elle allait au magasin, elle ne portait ni ruban, ni col. « Monsieur Samsa ! « cria au père le monsieur du milieu, en pointant le doigt, sans un mot de plus, vers Gregor qui avançait lentement. Le violon se tut ; le locataire commença par sourire en hochant la tête en direction de ses amis, puis regarda de nouveau vers Gregor. Au lieu de chasser Gregor, le père parut considérer comme plus urgent de rassurer les locataires, bien qu'ils ne fussent pas émus du tout et que Gregor semblât les divertir beaucoup plus que le violon. Il se hâta d'aller vers eux et tenta, bras largement écartés, de les refouler dans leur chambre, en s'interposant pour les empêcher de regarder Gregor. Alors ils commencèrent à se fâcher un peu, sans que l'on pût décider si c'était à cause de l'attitude du père ou s'ils étaient en train de découvrir qu'ils avaient eu, sans le savoir, un voisin de chambre tel que Gregor. Ils exigèrent que le père leur donnât des explications, levèrent à leur tour les bras, tiraillèrent leurs barbes d'un geste nerveux tout en reculant, mais lentement, vers leur chambre. Entre-temps, la soeur avait dominé l'effarement où l'avait plongée cette interruption brutale ; pendant un moment elle avait gardé le violon et l'archet au bout de ses mains, sans ressort, tout en continuant à regarder la partition comme si elle jouait encore ; puis elle s'était ressaisie, avait posé son instrument sur les genoux de la mère, qui était encore assise dans son fauteuil et qui respirait avec peine au prix d'un violent effort de ses poumons ; avait couru dans la chambre voisine dont les locataires se rapprochaient plus vite maintenant, pressés par le père. On vit sous les mains expertes de la soeur les couvertures et les oreillers voltiger sur les lits, pour se poser impeccablement en ordre. Avant même que les messieurs eussent atteint la chambre, elle avait fini de préparer les lits et se glissa dehors. Le père paraissait tellement repris par son entêtement qu'il en oubliait le respect qu'il devait, malgré tout, à ses locataires. Il les pressa durement, sans relâche, jusqu'à ce que le monsieur du milieu, une fois arrivé dans la chambre, frappât du pied en tonnant furieusement, ce qui arrêta net le père. « Je vous déclare céans «, dit-il la main levée, en cherchant la mère et la soeur du regard, « qu'étant donné les conditions révoltantes qui règnent dans cet appartement et dans cette famille « -- à ces mots, il cracha résolument sur le plancher -- « je vous donne sur-le-champ mon congé pour la chambre. Bien entendu, je ne vous paierai rien du tout, même pour les jours où j'ai logé ici, et je me demande si je ne vais pas vous réclamer un dédommagement qui serait très facile à justifier, croyez-le bien ! « Il se tut et regarda droit devant lui, comme s'il attendait quelque chose. De fait, ses deux amis intervinrent aussitôt en disant : « Nous vous signifions, nous aussi, notre congé sur-le-champ ! «. Là-dessus, le monsieur du milieu saisit la poignée et claqua la porte à grand fracas. [...] Source : Kafka (Franz), la Métamorphose, trad. par Brigitte Vierne-Cain et Gérard Rudent, Paris, Livre de Poche, 1989. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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