Jeremy BENTHAM (1748-1832) Les animaux peuvent-ils souffrir ?
Publié le 19/10/2016
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Jeremy BENTHAM (1748-1832)
Les animaux peuvent-ils souffrir ?
Quels sont les agents qui, placés dans la sphère d'influence de l'homme sont susceptibles de bonheur ? Ils sont de deux sortes : d'autres êtres humains, autrement dit des personnes, et d'autres animaux, dont d'anciens juristes négligèrent les intérêts par insensibilité, et qui de ce fait ont été rabaissés au rang d'objet. Les religions hindoue et musulmane semblent leur avoir témoigné une certaine attention. Pourquoi n'a-t-on pas tenu compte universellement de leur différence de sensibilité ? Parce que les lois, qui sont le fruit d'une crainte mutuelle, ont tiré parti du sentiment que les animaux sont doués de moins de raison et qu'ils ne disposent pas des mêmes ressources vitales que l'homme. Pour quelles raisons ne les auraient-ils pas ? On ne peut en donner aucune explication. Si le fait de manger était tout, nous aurions un bon motif pour dévorer certains d'entre eux de la manière que nous aimons : nous nous en trouverions mieux et eux pas plus mal, puisqu'ils n'ont pas la capacité d'anticiper comme nous sur les souffrances à venir. La mort qu'ils connaissent en général entre nos mains est par ce moyen toujours plus rapide et moins douloureuse que celle qui les attendrait dans l'ordre fatal de la nature. Si le fait de tuer était tout, nous aurions un bon motif pour détruire ceux qui nous importunent : nous ne nous en sentirions pas plus mal, et ils ne se porteraient pas moins bien d'être morts. Mais y a-t-il une seule raison pour que nous tolérions de les torturer ? Je n'en vois aucune. Y en a-t-il une pour que nous refusions de les maltraiter ? Oui, et plusieurs. Il y eut une époque, et j'avoue avec tristesse qu'en bien des lieux ce temps n'est pas révolu, où la plus grande partie de l'espèce, sous la dénomination d'esclaves, était considérée aux yeux de la loi de la même manière que les animaux des races inférieures sont traités en Angleterre par exemple. Le jour viendra peut-être où le reste du règne animal retrouvera ses droits qui n'auraient jamais pu lui être enlevés autrement que par le bras de la tyrannie. Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n'est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d'un persécuteur. Peut-être finira-t-on un jour par s'apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l'extrémité de l'os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d'abandonner une créature sensible au même sort. Quoi d'autre devrait tracer la ligne de démarcation ? Serait-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté du langage ? Mais un cheval parvenu à maturité ou un chien est, par-delà toute comparaison, un animal plus sociable et plus raisonnable qu'un nouveau-né âgé d'un jour, d'une semaine ou même d'un mois. Mais supposons qu'il en soit autrement, à quoi cela nous servirait-il ? La question n'est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni : peuvent-ils parler ? Mais bien : peuvent-ils souffrir ?
Introduction aux principes de la morale et de la législation, traduction dans Luc Ferry et Claudine Germé, Des animaux et des hommes, Paris, Livre de Poche, 1994, p. 388-389.
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