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Jacques Monod (1910-1976) L'ADN, entre hasard et nécessité

Publié le 19/10/2016

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Jacques Monod (1910-1976)

L'ADN, entre hasard et nécessité

Les événements élémentaires initiaux qui ouvrent la voie de l'évolution à ces systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants sont microscopiques, fortuits et sans relation aucune avec les effets qu'ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique.

Mais une fois inscrit dans la structure de l'ADN, l'accident singulier et comme tel essentiellement imprévisible va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c'est-à-dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou milliards d'exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables. Car c'est à l'échelle macroscopique, celle de l'organisme, qu'opère la sélection.

Beaucoup d'esprits distingués, aujourd'hui encore, paraissent ne pas pouvoir accepter ni même comprendre que d'une source de bruit la sélection ait pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère. La sélection opère en effet sur les produits du hasard, et ne peut s'alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d'exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C'est de ces exigences, et non du hasard, que l'évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l'épanouissement ordonné dont elle semble donner l'image.

Certains évolutionnistes post-darwiniens ont eu tendance d'ailleurs à propager de la sélection naturelle une idée appauvrie, naïvement féroce, celle de la pure et simple « lutte pour la vie », expression qui n'est pas de Darwin d'ailleurs, mais de Spencer. Les néo-darwiniens du début de ce siècle en ont proposé au contraire une conception bien plus riche et montré, sur la base de théories quantitatives, que le facteur décisif de la sélection n'est pas la « lutte pour la vie » mais, au sein d'une espèce, le taux différentiel de reproduction.

Les données de la biologie contemporaine permettent d'éclaircir et de préciser encore la notion de sélection. Nous avons, notamment, de la puissance, de la complexité et de la cohérence du réseau cybernétique intracellulaire (même chez les organismes les plus simples) une idée assez claire, autrefois ignorée, qui nous permet, bien mieux qu'auparavant, de comprendre que toute « nouveauté », sous forme d'une altération de la structure d'une protéine, sera avant tout testée pour sa compatibilité avec l'ensemble d'un système déjà lié par d'innombrables asservissements qui commandent l'exécution du projet de l'organisme. Les seules mutations acceptables sont donc celles qui, à tout le moins, ne réduisent pas la cohérence de l'appareil téléonomique, mais plutôt le renforcent encore dans l'orientation déjà adoptée ou, et sans doute bien plus rarement, l'enrichissent de possibilités nouvelles. C'est l'appareil téléonomique, tel qu'il fonctionne lorsque s'exprime pour la première fois une mutation qui définit les conditions initiales essentielles de l'admission, temporaire ou définitive, ou du rejet de la tentative née du hasard. C'est la performance téléonomique, expression globale des propriétés du réseau des interactions constructives et régulatrices, qui est jugée par la sélection, et c'est de ce fait que l'évolution elle-même. paraît accomplir un « projet », celui de prolonger et d'amplifier un « rêve » ancestral.

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