Italie : le dottore Fini et le fascisme
Publié le 22/02/2012
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27-28 mars 1994 - Pendant plus de quarante ans, derrière sa ligne Maginot idéologique cimentée par la Démocratie-chrétienne, l'Italie s'est méfiée des tentations du " facteur K ", " K " pour communiste. A présent, la voilà, à nouveau, à l'affût. Et avec elle, plus encore, ses voisins européens occupés à de préoccupantes comparaisons entre la droite italienne et leurs droites nationales. Car, cette fois, il s'agit d'épier les ravages éventuels du " facteur F " : " F " comme " fasciste ", à l'heure où ses héritiers - ce qui était jusqu'à maintenant inconcevable - vont prendre part au gouvernement.
Pourquoi ? L'explication tient en deux dates et quelques chiffres : à sa création en 1946, le Mouvement social italien (MSI), héritier direct donc, d'un parti fasciste dont la reconstitution était interdite, vivait pratiquement dans les catacombes de la politique : folklore paramilitaire, rancoeurs de défaite et nostalgies.
Aujourd'hui, au printemps de 1994, le MSI, " étoffé " par l'apport, en novembre 1993, de quelques personnalités de droite au sein de l'Alliance nationale, a remporté un succès inespéré aux élections législatives des 27 et 28 mars : plus d'une centaine de députés et une cinquantaine de sénateurs qui s'ajoutent aux cinquante-quatre maires déjà élus sous les couleurs de la flamme tricolore.
Avec 13 % des suffrages et près de 300 000 adhérents, le MSI-Alliance nationale est devenu le troisième parti du pays, le premier de Rome, qui, en novembre dernier, a failli élire son secrétaire, Gianfranco Fini, à la mairie avec 46,9 % des voix. Est-ce à dire que près d'un Romain sur deux serait devenu fasciste ? Evidemment non.
Sa percée, le MSI la doit à plusieurs facteurs : à son jeune chef, Gianfranco Fini, mais aussi aux coups de boutoir de l'enquête contre la corruption " Mani pulite " ( " Mains propres " ), qui, en déstabilisant le système précédent, a libéré des pans entiers de l'électorat de droite et du centre droit. Enfin et surtout, il doit un " coup de pouce " décisif à M. Berlusconi, qui l'a soutenu aux municipales et " réhabilité " en en faisant son plus sûr allié.
Le chef d'abord : Gianfranco Fini, quarante-deux ans, discret, efficace, journaliste avant d'être député, catholique et bien marié. Mais aussi un physique de centralien ou de séminariste sportif (il adore le football). Enfin, un fascisme de jeunesse - et presque de réaction - qui lui est venu dans sa ville natale de Bologne, au coeur de l'Emilie " rouge ", où son père tient une pompe à essence dans le quartier de Monteverde. " Rouges " et " noirs " y font à l'occasion le coup de poing.
De l'influence des " Bérets verts " C'est d'ailleurs, il le raconte lui-même, en essayant d'aller voir John Wayne dans les Bérets verts (film sur le Vietnam) qu'il se déterminera, face aux " gauchistes " qui, pour protester, interdisent l'entrée au public. Jusque-là, le jeune Gianfranco n'avait connu que l'immobilisme et le conformisme démocrates-chrétiens auxquels adhèrent vaguement ses parents.
Mouvements de jeunesse néo-fasciste, salut, bras levé : il franchit tous les échelons, arrive à Rome dans les années 70. Pas un excité - il se tient à l'écart de ceux qui flirtent avec le terrorisme - , plutôt un appliqué.
Giorgio Almirante, le chef historique, le remarque, il en fera son poulain. Et Gianfranco Fini est à bonne école avec Almirante, qui, le premier, écartant au maximum l'appareil militariste hérité du Duce, fait du MSI un parti in borghese ( " en civil " ). Le complet-gilet-cravate après la chemise noire.
Le parti ne décolle pas pour autant, avec au mieux 3 ou 4 %. Et puis, après la mort de Giorgio Almirante en 1987 et le bref passage à la tête du mouvement de l'aile radicale de Pino Rauti, c'est au tour de Gianfranco Fini de prendre les rênes. Nouveau changement, cette fois on passe, comme l'a écrit un hebdomadaire, de " la chemise noire à la chemise Oxford ". Aidé par Giuseppe Tatarella, influent avocat de Bari (Pouilles), l'un de ceux qui devraient se retrouver au gouvernement de M. Berlusconi, soutenu - du moins à l'époque, même lorsqu'elle n'était pas complètement d'accord - par la veuve Almirante, " Donna Assunta " toujours influente, Gianfranco Fini opère le dernier lifting du parti, visant à former une droite crédible.
Entrepreneurs, commerçants, salons de l'aristocratie " noire " (celle du pape), coulisses du Vatican, voire cités-dortoirs abandonnées à la périphérie de Rome : partout, le MSI devient de plus en plus visible. Et si M. Fini déclare encore que Mussolini est " le plus grand homme d'Etat que l'Italie ait connu ", il ajoute : " Le fascisme est mort avec lui. Nous ne sommes ni fascistes ni néo-fascistes mais post-fascistes. " Plus de rassemblement dans la capitale, place de Venise sous l'ancien balcon du Duce, comme à l'automne 1992 lorsque, célébrant l'anniversaire de la marche sur Rome (1), des centaines de jeunes ont défilé bras levé derrière Alessandra, la petite-fille de Mussolini, elle-même député une sourdine mise aux éclats des vieux camerati ( " camarades " ) et surtout de ces jeunes " têtes rasées " pourfendeurs occasionnels d'immigrés. C'est le prix à payer pour assurer " respectabilité " et " responsabilité ", les nouveaux mots d'ordre. En d'autres termes, il s'agit de mordre sur l'électorat démocrate-chrétien de droite, de rallier des centristes désemparés et tous ceux que la politique corrompue de ces dernières années a déçus.
Une vague de " justicialisme " Et c'est là qu'intervient l'effet " Mani pulite ". " Quand, en 1989, le mur de Berlin est tombé et qu'il n'y a plus eu le danger communiste, la facture de ces quarante dernières années est arrivée, explique Mario Pirani, éditorialiste de la Repubblica et observateur éclairé de la scène politique, il y a eu, au-delà de l'enquête " Mani pulite " , une vague de " justicialisme " , chevauchée d'ailleurs par la gauche, qui croyait ainsi se laisser porter au pouvoir. Mais le " justicialisme " , en fait, est une notion qui profite toujours à la droite : il n'y avait plus de valeurs politiques, et les vieux partis étaient devenus synonymes de corruption. Qui a ramassé la mise ? La Ligue, le seul parti " neuf " , Berlusconi, qui était - même si c'est un paradoxe _ " neuf " en politique, et le MSI, vieux parti mais toujours tenu à l'écart, ce qui lui donnait une certaine virginité. " Ensuite, il ne manquait plus qu'à ajouter " l'effet Berlusconi " : " Le seul, explique encore Mario Pirani, qui a vraiment compris comment pouvait fonctionner la nouvelle géométrie des élections et mis en pratique ce théorème de l'union des droites. Sans lui, ni la Ligue ni le MSI-Alliance nationale ne seraient au pouvoir. " Soit. Mais faut-il vraiment avoir peur de ce MSI qui se dit post-fasciste - mais dont les racines n'ont jamais été clairement tranchées - , qui joue en permanence sur le double tableau de la nostalgie et de la modernité ? Après tout, d'un côté, il y a Gianfranco Fini, qui tire comme un fou vers le centre et s'est rendu aux Fosses ardéatines, où furent massacrés, en 1944, trois cent trente-cinq otages italiens par les Allemands. M. Fini, qui rêve d'une droite de gouvernement, en osant imaginer parfois - paraît-il - de dissoudre le MSI, qui se plaint de son image à l'étranger et envisage une tournée d' " explications " dans les capitales étrangères, et même en Israël " pour dire qu'il n'est pas antisémite ".
De l'autre côté, mais avec lui tout de même, il y a les purs et durs : Teodoro Buontempo dit " Er Pecora " ( " La Brebis " ), avec sa moustache de danseur de tango, sa truculence envahissante et sa revendication du passé ( " Dissoudre le MSI ? Les électeurs ne nous ont rien demandé " ). " Er Pecora " qui fait rire mais qui, à Rome, a été le conseiller municipal le plus plébiscité. " Er Pecora " encore qui, la semaine derrière, en est venu aux mains au Capitole avec les conseillers de la gauche.
On pourrait citer, aussi, Mirko Tremiglia, qui a repris l'idée d'aller revendiquer l'Istrie et une bonne partie de la Dalmatie, et pourquoi ne pas parler de Carlo Tassi, député de Piacenza en Emilie-Romagne, amateur de chemises noires ? Ou de Giulio Caradonna, volontaire à seize ans dans les forces de la République fasciste de Salo, ou même de ces centaines de fervents admirateurs qui vont fleurir la tombe du Duce à Predappio ?
Clichés ? Imagerie d'Epinal trop forcée ? Sans aucun doute. Mais il n'en existe pas moins une base, fût-elle minoritaire, à laquelle M. Fini doit aussi donner des gages : ne serait-ce qu'admettre la candidature aux européennes d'un Pino Rauti, ce qui n'est pas rien. " Cette base, dit Piero Fassino, député du PDS dont il est le secrétaire pour les questions internationales, je la connais, elle est vraiment néo-fasciste ".
L'idéologie " kitsch " de Forza Italia Pourtant, avoir peur ? La réponse elle-même est compliquée. Cette semaine, l'hebdomadaire Panorama s'est justement posé la question : il ressort d'un intéressant sondage que 59,5 % des personnes interrogées estiment que l'entrée des hommes de M. Fini au gouvernement ne constitue pas un danger pour la démocratie 62,8 % estiment que le fascisme ne peut pas revenir, et seulement 14,7 % pensent que Gianfranco Fini est un " fasciste déguisé ".
A ces chiffres fait écho une étude du Censis, le plus important Centre d'études sociales italien, selon laquelle " seuls 1 % des Italiens se disent fascistes ". D'où les commentaires de Giuseppe De Rita, son secrétaire général, pour qui " il est impensable de continuer à propager les alarmes actuelles ". " Fini, ajoute-t-il, est jeune, intelligent, habile politique, son problème sera de tirer la droite vers le centre, de rendre cette droite " constitutionnelle " dans un pays où la base même de la Constitution est l'antifascisme... " " Fini est né après la fin du fascisme, il n'a pas connu tous ces gens, seulement au cinéma - explique l'essayiste Lucio Colletti, qui fut un compagnon de route de la gauche et est aujourd'hui professeur de philosophie théorique à l'université la Sapienza de Rome - cette jeune génération n'a pas l'intention de mourir en montant la garde autour du catafalque du fascisme, elle est destinée à se libérer des vieux irréductibles de la République sociale de Salo. Sans leur donner de chèque en blanc, faisons leur un peu confiance pour former une vraie droite, il y a longtemps qu'ils jouent le jeu parlementaire. Les Italiens l'ont bien fait avec Achille Occhetto, secrétaire d'un parti renouvelé mais qui a connu Brejnev, Andropov et les autres... " Et Piero Fassino d'ajouter : " Bien sûr que personne ne pense vraiment que nous sommes à la veille d'un retour du fascisme, mais ce qui se passe en Italie constitue un précédent pour les autres pays d'Europe et risque de renforcer Le Pen chez vous, la droite extrémiste en Allemagne, etc. " A moins que, plus encore que l'étoile montante de Gianfranco Fini - après tout le seul vrai professionnel de la politique du trio des droites - , le plus inquiétant ne soit Silvio Berlusconi lui-même et son fragile édifice gouvernemental ? " M. Berlusconi n'a pas de vraie culture de la représentation politique, note Mario Pirani, mais une espèce d'idéologie " kitsch " de marketing transposé sur le plan politique, et c'est dangereux ".
MARIE-CLAUDE DECAMPS
Le Monde du 11 mai 1994
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